Traducteur de deux livres dans le domaine de la physique, Jean Paul Devos examine le déclin des civilisations par le prisme de la thermodynamique et de l’économie. Un déclin dû en partie à la problématique récurrente d’une gestion destructrice des énergies humaines au profit de la finance. Une des solutions ? Pourquoi pas la démocratisation d’une économie scientifique et « à équilibre dynamique » pour éviter la chute. C’est complexe ? Il nous explique.
Mr Mondialisation : Quel a été votre travail dans le domaine de la physique ?
Jean Paul Devos : J’ai travaillé en tant qu’ingénieur-chercheur en aéro et hydroacoustique à la division R&D d’EDF. J’étais aussi spécialiste en thermodynamique [étudie le comportement thermique des corps, ou mouvements de chaleur] et ai effectué des recherches dans le domaine de la sûreté des centrales nucléaires. Mon activité consistait en l’étude de problématiques d’instabilités d’écoulement dans les tuyauteries d’eau et de vapeur. Je suis à présent à la retraite depuis 2011.
Mr M : Comment en êtes-vous arrivé à traduire des livres en thermodynamique ?
JPD : C’est à l’époque du début que ma retraite que des circonstances m’ont amené à me poser des questions au sujet du système bancaire puis, plus largement, du fonctionnement du système macroéconomique. Mes connaissances en thermodynamique m’ont conduit à faire un rapprochement entre la physique et l’économie, entre un système thermodynamique et un système économique.
J’ai alors recherché si d’autres physiciens n’avaient pas déjà traité ce sujet. Je suis ainsi tombé sur deux livres jamais encore traduits en français auparavant. La lecture de leur contenu et ma spécialité de thermodynamicien ont fait naître en moi l’envie de les traduire et de les faire publier afin de vulgariser les thèmes abordés.
Ainsi, je me suis lancé dans la traduction du premier livre : Richesse, richesse virtuelle et dette, la solution du paradoxe économique, publié en 1926 par Frederick Soddy, physicien anglais prix Nobel de chimie en 1921. La lecture du livre est complexe car écrit dans un anglais de 1926 caractérisé par des phrases interminables et de nombreuses références à des faits d’actualité qui constituaient assurément l’acquis collectif du grand public anglais de 1926, mais pas du public français d’aujourd’hui. J’ai donc du faire des recherches et ajouter de nombreuses notes de bas de page. La traduction s’est étalée sur 6 mois. J’ai procédé en trois étapes : d’abord la traduction en français du sens profond ; ensuite un remaniement en me mettant dans la peau du lecteur pour rendre le propos le plus aisément compréhensible et enfin la nécessaire relecture en se concentrant sur la recherche des dernières coquilles.
J’ai ensuite décidé de traduire un deuxième livre, du physicien américain Thomas Wallace, au nom de Richesse, énergie et valeurs humaines, la dynamique du déclin des civilisations depuis la Grèce antique jusqu’à l’Amérique, en continuité du premier.
Associer la thermodynamique à un paradigme économique est peu traité. C’est cette rareté qui m’a poussé à vouloir traduire ces deux livres. Je ne m’étais jamais posé de question de fond sur le fonctionnement du système économique : je faisais partie du monde des chercheurs qui, tel que l’évoque Frederick Soddy dans son ouvrage, ont leurs pensées focalisées sur les problèmes complexes qu’ils traitent et ne se préoccupent pas des retombées de leurs recherches dans la société. C’est après s’être rendu compte que les avancées de la science et de la technologie étaient mal, voire pas du tout, intégrées dans l’économie que Frederick Soddy en est arrivé à sortir de ses sentiers battus de physicien pour s’y intéresser.
Mr M : Quel sont les propos de ces livres ?
JPD : Dans le premier livre (Richesse, richesse virtuelle et dette), Frederick Soddy pose les principes de l’économie scientifique en parlant de flux réversibles de monnaie et de flux irréversibles d’énergie. C’est là où intervient la thermodynamique qui est la science physique qui traite des changements de forme de l’énergie.
Le second livre : Richesse, énergie et valeurs humaines, la dynamique du déclin des civilisations depuis la Grèce antique jusqu’à l’Amérique, est un ouvrage plus récent, publié en 2009. Son auteur, le physicien Thomas Wallace, s’intéressait aux modèles d’évolution des civilisations et constata qu’aucun de ces modèles ne parvenait à expliquer pourquoi toutes les civilisations de l’histoire humaine avaient fini par décliner.
Il m’a rapporté que, comme moi, il était tombé un peu par hasard sur l’ouvrage assez méconnu de Frederick Soddy. Sa lecture lui fit réaliser que si les modèles antérieurs développés par les spécialistes en évolution des civilisations étaient défaillants c’est parce qu’il manquait des paramètres : les paramètres physiques d’énergie de l’économie scientifique. C’est ainsi qu’en intégrant ces paramètres aux modèles antérieurs, Thomas Wallace a proposé dans son ouvrage un modèle unifié.
un modèle qui explique l’inévitable destin des civilisations humaines : le déclin.
Je précise que si, contrairement aux publications relatives à ses travaux en physique, l’ouvrage de Frederick Soddy est resté assez méconnu, il semble bien que ce soit dû au fait que cela dérangeait d’une part les convictions – on peut même parler de croyances – des économistes orthodoxes, et d’autre part le milieu de la haute finance dont les principes édictés par l’économie scientifique ne font pas du tout les affaires. Frederick Soddy en était déjà bien conscient en 1926. Les deux dernières sections de son livre s’intitulent respectivement « Y a-t-il une conspiration financière ? » et « La vraie conspiration ». Concernant le premier de ces titres, il conclut ne pas être en mesure d’avoir une conviction sur la réponse à donner. Quant au second titre, il introduit son sentiment qu’il y a une vraie conspiration dès que l’on aborde le sujet de la circulation de la monnaie : la conspiration du silence.
Mr M : Comment les deux physiciens parviennent-ils concrètement à allier le domaine de la thermodynamique et celui des finances ?
JPD : Le lien est plus exactement entre un système thermodynamique et un système économique.
La thermodynamique permet une modélisation à grande échelle des phénomènes physiques moléculaires. Pour exemple, la pression d’un fluide représente, à notre échelle, l’effet statistique de l’énergie cinétique d’impact d’un nombre incommensurable de molécules individuelles. De même la température mesure l’effet, à notre échelle, du mouvement chaotique (mouvement brownien) des molécules individuelles.
Pareillement, un système économique peut se modéliser macroscopiquement par des lois simples. Sans oublier le système financier marqué aujourd’hui par l’infinité d’opérations boursières conduites, chaque milliseconde, par des programmes informatiques (trading haute fréquence).
Il y a toutefois une différence fondamentale entre un système macroéconomique et un système thermodynamique. Un système thermodynamique est une représentation statistique d’un très grand nombre de molécules dont le comportement est identique : déterminé par les lois de la physique moléculaire.
En revanche un système macroéconomique est une représentation statistique d’individus dont le comportement est variable, fonction de la psychologie humaine. Après avoir défini la richesse en fonction de l’énergie véhiculée (richesse-énergie), et étudié l’origine et le rôle fondamental de la monnaie, Frederick Soddy développe les relations liant le taux de production de richesse, la quantité de monnaie en circulation (la richesse virtuelle) et la psychologie humaine.
Mr M : Ces deux livres dénoncent le système bancaire moderne, pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
JPD : Dans le livre Richesse, richesse virtuelle et dette de Frederick Soddy, on apprend quel doit être le vrai rôle de la monnaie qui est une variable imaginaire.
Les dettes sont des constructions de l’esprit humain, la vraie richesse, c’est l’énergie que l’on déploie pour produire ces richesses (énergie utilisable) !
Tout est question d’énergie. Frederick Soddy y différencie deux sortes de richesses : les richesses périssables, dont l’énergie est libérée au moment de la consommation (nourriture, carburants) et les richesses durables dont l’énergie est consommée au moment de leur fabrication (un outil, une machine, un bâtiment…). Le rôle fondamental de la monnaie est de véhiculer, de la production vers la consommation, à chaque cycle de circulation, une quantité de richesse-énergie correspondant au pouvoir d’achat de la monnaie du moment.
Contrairement à ce que matraquent les économistes orthodoxes, la monnaie n’est pas une vraie richesse, c’est une richesse virtuelle, imaginaire.
Elle représente la contrepartie de l’activité humaine déjà effectuée pour la production de biens et de services qui n’a pas encore été compensée en vraie richesse. Ainsi la monnaie représente une reconnaissance de dette en vraie richesse de la communauté monétaire envers le possesseur de la monnaie.
Cette quantité de monnaie représentant la contrepartie d’une activité réalisée pour la communauté est appelée par Frederick Soddy de la monnaie authentique. Pourquoi authentique ? Parce que depuis l’instauration du système bancaire, selon une évolution que Frederick Soddy détaille dans son ouvrage, les banques se sont mises à prêter de plus en plus de monnaie dont la contrepartie n’existe pas dans leurs actifs (compte à terme de clients, fonds propres). De nos jours, le total des prêts consentis par des banques peut atteindre 40 fois le total de leur actifs. En jargon financier cela s’appelle le « leverage » (effet de levier).
Les banques prêtent de la monnaie dite scripturale, créée ex-nihilo (c’est-à-dire sortie du chapeau) par l’action des doigts d’un banquier sur un clavier d’ordinateur.
À l’époque du livre de Frederick Soddy les ordinateurs n’existaient bien sûr pas encore, mais Frederick Soddy parlait déjà de banques créant de la monnaie « à la manière d’un faux-monnayeur, sauf que dans le cas des banques, c’est légal ».
De nos jours toute la monnaie en circulation a pour origine un prêt bancaire. À noter que la monnaie que vous pouvez retirer à un DAB d’agence bancaire n’est qu’un changement de forme de la monnaie. La somme que vous retirez en billets (monnaie fiduciaire) est débitée pour le même montant sur votre compte bancaire (monnaie scripturale). Dans l’UE, depuis le traité de Maastricht de 1992, même les États ont obligation de faire financer la dette publique par les banques privées. Ainsi toute la monnaie en circulation a pour origine un prêt bancaire et le total de la monnaie en circulation représente ainsi le total du capital restant dû des prêts bancaires. La monnaie pour payer les intérêts de ces prêts n’existe donc pas encore. Elle devra être mise en circulation comme monnaie authentique représentant la contrepartie de créations futures de vraies richesses.
C’est ainsi que nous en arrivons à un système où tous les États sont de plus en plus endettés, où les dettes deviennent manifestement irremboursables. La crise sanitaire mondiale en cours du Covid-19 va assurément enfoncer encore un peu plus le clou d’un coup de marteau magistral. On a une dette mondiale (dettes publiques + entreprises + particuliers) qui est évaluée fin 2019 à 250 000 milliards de dollars, soit 320 % du PIB mondial (*).
Autrement dit, pour la rembourser, il faudrait que toute l’humanité travaille plus de 3 ans sans aucune rémunération, sans coût d’entretien des moyens de production, sans investir dans de nouveaux moyens de production, sans avoir besoin de matières premières, en se passant des services sociaux, sans rien dépenser de tout ce qui constitue le PIB. On touche ainsi bien du doigt de quoi on parle quand on évoque une dette manifestement irremboursable.
D’ailleurs, le PIB est un standard trompeur qui ne caractérise nullement la santé d’un système économique. Il ne prend en compte que les actes économiques associés à un flux de monnaie.
Et, surtout, il considère comme de la croissance des choses telles que la réparation de dégâts d’accidents, de catastrophes naturelles, de faits de guerre et il ignore l’épuisement des stocks de matières premières et de ressources non renouvelables ainsi que les dommages causés à notre écosystème par la pollution.
Faisant suite aux principes de l’économie scientifique de Frederick Soddy, l’auteur de Richesse, énergie et valeurs humaines, la dynamique du déclin des civilisations depuis la Grèce antique jusqu’à l’Amérique, présente une alternative au PIB : le retour sur investissement en énergie (RIE). C’est le rapport de l’énergie dépensée pour créer de la richesse future sur le contenu de la richesse-énergie créée.
Mais donnons un exemple concret avec le pétrole. Il constitue une richesse utilisable quand il est sous forme de carburant dans le réservoir d’un moteur (de véhicule, de machine). Pour en arriver là, il a fallu opérer des prospections pour localiser des gisements ; il a fallu ensuite procéder aux forages pour extraire le pétrole du sol ; il a fallu encore réaliser le processus de raffinage permettant d’obtenir le produit fini et il a fallu enfin acheminer le carburant jusqu’aux points de distribution. Frederick Soddy a défini la vraie richesse ou richesse-énergie, répondant aux lois de la physique, comme étant « les nécessités physiques qui fournissent aux êtres humains les moyens de vivre, d’aimer, de penser, de rechercher la moralité, la beauté et la vérité ».
Contrairement à ce que l’élite politico-financière s’acharne à nous rabâcher, la monnaie n’est pas une vraie richesse, c’est de la richesse virtuelle, une dette de la communauté monétaire qui reconnaît le droit aux détenteurs de monnaie d’acquérir, sur demande, de la vraie richesse déjà produite, en cours de production, ou qui n’existe pas encore. La monnaie est une dette authentique, sans intérêts.
Un haut niveau d’épargne dans une communauté ne contribue pas à augmenter la vraie richesse de cette communauté, c’est au contraire le signe que cette communauté devra beaucoup produire pour rembourser cette dette monétaire.
Quant aux opérations purement financières – c’est-à-dire spéculatives (par exemple le trading haute fréquence), ce sont par définition des opérations qui ne sont associées à aucun flux de vraie richesse. Ce sont des combines par lesquelles de la monnaie passe de poches dans d’autres sans que ce flux ne soit assorti d’une quelconque activité de création de biens ou de services et sans que ceux qui sont dépossédés ne soient consentants, ni même en général conscients d’avoir été volés.
Du point de vue de l’économie scientifique la spéculation est donc un vol par filouterie, mais un vol légal, dans notre société.
Et cela va encore plus loin. En créant de la monnaie à partir de rien, le système bancaire crée de la dette fictive qui asservit les générations présentes et futures.
Le « jeu » de l’élite financière n’est pas seulement de déposséder les populations, de les appauvrir, mais de les asservir dans une dette fictive et expansive, puisque nous avons vu que le système de création monétaire exclusivement à partir de prêts bancaires s’apparente à un système de Ponzi. Notre système bancaire travaille beaucoup dans le spéculatif ce qui fait que notre système économique est instable et dangereux car basé sur du fictif.
Mr M : Qu’est ce qui vous a le plus frappé dans ces deux livres ?
JPD : Ce qui m’a frappé lors de ces traductions est la façon dont est abordée, tout d’abord par Frederick Soddy, la thématique du système bancaire et la compréhension de ses évolutions. On remarque aussi sa description : du développement de la machine à vapeur pendant la révolution industrielle et du boost économique au cours de cette période ; de l’histoire de la monnaie et du système bancaire. Le cadre est posé dans la deuxième section du premier chapitre « Le Glasgow de James Watt et Adam Smith ».
Soddy relate que cette ville, qui comptait 28 000 habitants dans les années 1770, hébergeait simultanément James Watt qui y perfectionnait la machine à vapeur et Adam Smith qui était en train d’y développer son système théorique de l’économie. Globalement, plus mes analyses ont avancé dans ma compréhension du fonctionnement de notre système macroéconomique, plus j’ai été effaré et plus s’effondraient mes croyances : celles d’un système fonctionnant pour le bien commun, avec des inégalités, certes, mais ne résultant pas d’une action de prédation concertée d’une large part de la population par une petite classe d’ultra riches mais simplement de la réussite personnelle des individus.
Quant à ma seconde traduction, je dirais que ce qui m’a le plus frappé c’est le nombre impressionnant de références différentes qui y sont citées : 58 livres auxquels se rajoutent 136 articles de revues scientifiques, de presse ou rapports (ainsi que 2 références de page web). Ça dénote le travail colossal qu’a dû réaliser son auteur, Thomas Wallace, pour rédiger l’ouvrage.
Richesse, richesse virtuelle et dette est disponible ici. Et Richesse, Energie, Valeurs humaines ici, tous deux aux éditions Persée.
La théorie de du système d’économie via le système thermodynamique a également été schématisée ici, par Stéphane Hairy.
– Propos recueillis par Audrey Poussines
Crédit photo de couverture « Effondrement » @Marlene Serluppus/Flickr