Le dimanche 4 septembre 2022, le projet d’une nouvelle Constitution, progressiste, féministe, écologique et sociale, a été rejeté par 62% des votes. Ce sont près de 7 millions de votes « non » qui ont décidé du destin des 18 millions d’habitant·e·s du pays. Le Chili manque alors un tournant démocratique majeur. L’affranchissement de la Constitution issue de la dictature de Pinochet est pourtant une urgence absolue. Mais est-ce que cette nouvelle Constitution aurait réellement permis de bousculer les intérêts des grands groupes capitalistes ? Nous vous proposons un état des lieux du pays, en nous appuyant notamment sur les travaux de Mathilde Allain, chercheuse en science politique et analyste Amérique du Sud, et des chercheur·se·s en études urbaines, Xenia Fuster-Farfán et Fernando Toro.

Le Chili, pionnier du libéralisme économique

Pour introduire notre analyse d’un pays bouleversé par les révoltes sociales d’octobre 2019, mais dont les événements sont apparus comme logiques et inévitables, l’émission d’Arte du Dessous des cartes nous gratifie d’un résumé concis mais complet de la situation géographique et géopolitique du longiligne pays d’Amérique du Sud (4300 km de long pour seulement 175 km de large). 

 

Gâté en termes de ressources naturelles (cuivre et lithium notamment) dans le Nord du pays, le Chili est un des pays les plus riches d’Amérique latine grâce à son abondante exploitation minière. Mais le pays est surtout en proie aux fortes inégalités sociales qui ne datent pas d’hier.

Au XIXème siècle, le Chili mène une politique économique ambitieuse d’exportation de blé, de cuivre et de nitrate ; profits réalisés par quelques familles leur permettant de contrôler étroitement le pays. En 1970, une rupture semble voir le jour avec l’arrivée au pouvoir du socialiste Salvador Allende et son projet de réformes sociales et de nationalisations dont celle du cuivre, « le salaire du Chili ». Mais quelques années plus tard, le coup d’Etat du général Pinochet le 11 septembre 1973 plongera le pays sous dictature pour 17 années, soutenu par les Etats-Unis qui craignaient de partager le continent américain avec un Cuba « bis ». Une dictature conjuguée à un projet néolibéral extrême, les Chilien·ne·s s’apprêtent à vivre un interminable cauchemar d’inégalités sociales pour les 50 années à venir.

Le régime Pinochet met en place d’importantes réformes économiques grâce aux « Chicago Boys », disciples de l’Américain Milton Friedman (influent économiste américain), faisant du Chili le premier laboratoire mondial du néolibéralisme. Une vague de privatisations est lancée, le contrôle des prix est aboli et les barrières douanières détruites.

Photo d’Augusto Pinochet Ugarte. Crédit : Biblioteca del Congreso Nacional de Chile.

Le retour à la démocratie en 1990 ne signifie pas la fin du projet néolibéral, mais plutôt sa continuité par les gouvernements de la Concertación (coalition des partis du centre et de gauche), de manière « corrigée » voire « avancée ». L’OCDE classe même le Chili comme le troisième pays le plus inégalitaire du monde derrière l’Afrique du Sud et le Costa Rica (OCDE, 2022), puisqu’un petit pourcent des Chilien·ne·s détiennent plus d’un quart du PIB national (CEPAL).

Le Dessous des cartes nous informe que le Chili n’est pas en reste sur les dégâts environnementaux (comme dans tous projets néolibéraux me direz vous) de ses exploitations minières, qui « polluent les eaux et assèchent les nappes phréatiques », alors que « la viticulture et la culture des avocats privent d’eau les petits agriculteurs et les habitants des petites villes ». Enfin, « la sylviculture uniformise les paysages, détruisant les lieux de vie des indien·ne·s Mapuches ». 

La crise sociale chilienne produite spatialement ?

Xenia Fuster-Farfán et Fernando Toro dans la revue Géographie et cultures, nous éclairent sur les mécanismes de la crise sociale chilienne, intrinsèquement liée avec la gestion urbaine du logement et de l’habitat. En effet, iels s’appuient sur le constat du philosophe Henri Lefebvre pour affirmer que « l’espace est un produit social et politique ; il est le résultat des relations sociales et de pouvoir ». En effet, le recul que nous avons sur le système capitaliste nous permet aisément de constater que ce dernier subit des crises de manière cyclique. Pour y pallier, il doit recourir à certaines formes de survie, à savoir l’investissement dans le bâtiment dans le cas du Chili. Or, dans un modèle néolibéral, cette stratégie permet une accumulation de capital entre les mains d’une minorité. Elle divise surtout socialement et spatialement les « riches » et les « pauvres » dans une forme de ségrégation imposée.

Lorsque nous parlons d’investissement dans le bâtiment, nous ne parlons pas que de l’habitat, mais aussi des « quatre piliers » sociaux du Chili que sont les retraites, l’éducation, la santé et le logement, tous imbriqués dans des logiques de spéculations immobilières plutôt que dans des valeurs d’usage au service des citoyen·ne·s.

« Le modèle – depuis les quatre piliers de la société – a systématiquement instrumentalisé l’espace pour accumuler du capital et obtenir toujours plus de richesses. Nous définissons ce modèle comme un néolibéralisme extrême et agressif car, d’un côté, les systèmes qui doivent garantir les droits sociaux sont vidés de leur objectif et de leur sens à savoir, celui de fournir à la population une meilleure qualité de vie. Ils se transforment ainsi en canaux dont le seul but est de fournir de la richesse à un groupe minoritaire. D’un autre côté, c’est un modèle qui prive tou·t·e·s les travailleur·se·s de dignité, en exigeant plus d’économies, plus d’heures de travail, de se lever plus tôt, passer moins de temps avec ses proches, payer davantage pour les transports, parcourir plus de distance quotidienne, ou encore partir à la retraite plus tard », Xenia Fuster-Farfán et Fernando Toro dans la revue Géographie et cultures.

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En somme, cela fait depuis bien longtemps que le peuple chilien n’a pas accès à « l’abondance », hormis pour cette frange minoritaire de la population, qui accumule du capital sur le dos des travailleur·se·s et des services publics, faisant du Chili l’un des pays les plus inégalitaires au monde (OCDE 2022, op. cit.).

La casse des services publics chiliens

Dans le cas de la sécurité sociale, un système privé de retraite a été créé en 1982 : les AFP (Administration des Fonds de Pension), qui a généré des bénéfices de 370 millions d’euros rien que sur l’année 2017, des sommes vertigineuses bien évidemment non redistribuées à la population, ne faisant qu’appauvrir les personnes âgées et faisant du Chili « le pays de l’OCDE ayant les retraites les plus basses » : 8 retraités sur 10 perçoivent un montant inférieur au salaire minimum. Le marché immobilier tire une grande partie de ses profits des AFP selon X. Fuster-Farfán et F. Toro ; par exemple, 4 caisses de retraites contribuent à 50% du Fonds d’Independencia Rentas, principale société administratrice des fonds immobiliers du Chili (ACAFI, 2016).

« No más AFP » (Fin des AFP), manifestation contre le système actuel des retraites, à Concepción au Chili. Crédit : Esteban Ignacio (Flickr)

La privatisation a également touché le secteur de la santé avec la création d’assurances privées (ISAPRES) « offrant une meilleure couverture aux personnes qui ont les moyens de payer davantage » selon X. Fuster-Farfán et F. Toro, alors que 80% de la population bénéficie du système d’assurance public (FONASA) qui s’est largement détérioré : « temps d’attente très longs […], l’accès aux médicaments est plus cher et inéquitable […], les pharmacies populaires ou communales n’arrivent pas à concurrencer les stocks et la couverture du système privé. Tout cela a eu comme conséquence une population malade non seulement mal soignée, mais également endettée ». 

Les chercheur·se·s en tiennent pour preuve la déclaration lunaire de l’ex-directeur de l’Association des ISAPRES : le système « ne peut se permettre le luxe d’accueillir des personnes malades ». Ces quelques mots révèlent toute l’inhumanité du système néolibéral, où le système de santé ne sert même plus à soigner, dans un monde où tout est monnayable, y compris (voire en premier lieu) la santé des gens.

Les ISAPRES sont elles aussi liées au marché de l’immobilier puisque les plus grands groupes économiques possèdent à la fois les ISAPRES, les fonds et les entreprises immobilières administrant leurs cliniques et leurs centres médicaux. Même constat dans l’éducation : l’éducation de qualité est réservée aux écoles privées, alors que les universités sont elles aussi dépendantes des logiques spéculatives des entreprises immobilières. Les étudiant·e·s qui sont descendu·e·s dans la rue en 2011 pour demander une éducation gratuite et de qualité, n’auront pas suffit à mettre fin aux profits dans le secteur de l’éducation.

Mobilisation étudiante de 2011 au Chili, marche du 30 juin 2011. Crédit : simenon (Flickr)

Enfin, la politique des logements sociaux s’est révélée « inégale et ségrégative » selon X. Fuster-Farfán et F. Toro, avec pour conséquence pour les populations les plus pauvres, un manque d’accès aux biens et services urbains ou encore au marché de l’emploi et à l’éducation. Aucun doute donc pour Fuster-Farfán & Toro, la justice sociale ne peut être pensée que dans un nouveau contexte constitutionnel.

« Ce problème ne peut être abordé que par un changement de paradigme ainsi que de la transforma­tion radicale des structures actuelles. Si on considère que le néolibéralisme a été une véritable révolution capitaliste (Gárate, 2016), les changements que le Chili nécessite aujourd’hui doivent être tout aussi révolutionnaires. C’est pourquoi n’importe quelle mesure mise en place à partir de la Constitution actuelle – dont le contenu donne des garanties à l’élite – et sous les structures politiques dominantes ne constitue qu’un analgésique avec de graves contre-indications à court terme », Xenia Fuster-Farfán et Fernando Toro dans la revue Géographie et cultures.

Crise sociale et environnementale 

La chercheuse Mathilde Allain a publié en février 2020 dans Noria Research (organisme de recherche indépendant à but non lucratif) un papier consacré aux injustices sociales et environnementales vécues par certaines populations chiliennes, en particulier celle de la commune de Til Til, située dans la région métropolitaine de Santiago, capitale politique et économique du pays. 

Le territoire de la commune Til Til est particulièrement vulnérable écologiquement et sanitairement parlant étant donné les maintes activités industrielles qui s’y développent : entreprises d’enfouissement des déchets domestiques et industriels, dont le stockage de déchets miniers (mines extérieures à la commune), industries agro-industrielles (dont des entreprises de production intensive de porcs), ou encore centres de recyclage des eaux usées.

Ses habitant·e·s s’inquiètent donc des risques que peuvent engendrer ces diverses activités industrielles, selon l’enquête de M. Allain. Celle-ci rapporte les constats de fissures sur les murs de béton censés retenir les résidus toxiques issus de l’exploitation minière, de la possibilité que des métaux lourds s’infiltrent dans les sols et nappes phréatiques utiles à leur production potagère, de la pollution de l’air dû à l’important trafic de trains et camions qui soulèvent beaucoup de poussières et génèrent d’importantes nuisances sonores et odeurs nauséabondes, ou encore des sécheresses et du manque d’eau alors que les industries ne sont pas limitées dans leur usage de l’eau.

A Til Til, crédit : Germán Saavedra Rojas (Flickr). Selon Mathilde Allain, les trains traversant les villages de la commune de Til Til ne servent plus « qu’acheminer des déchets vers les entreprises de traitement de la commune ».

Malgré cette forte exposition aux risques sanitaires, les entreprises affirment respecter les normes environnementales, alors que les structures de santé et les études sur les risques encourues par les habitant·e·s de la commune manquent cruellement.

Le fait que « le nombre de troubles respiratoires est proportionnellement plus important à Til Til que dans le reste du pays » ne permet pas, d’un point de vue du droit, de démontrer la responsabilité des industries dans cette anomalie sanitaire.

Les habitant·e·s cumulent par ailleurs les injustices, puisque la commune de Til Til est l’une des plus pauvres de la région métropolitaine. M. Allain parle même d’« angoisse » pour qualifier leurs inquiétudes.

Impuissance juridique ou force mobilisatrice ?

La chercheuse française évoque également la situation d’un autre territoire du centre du Chili, celui du bassin industriel de Puchuncavi-Quintero où les habitant·e·s (notamment des enfants) ont été intoxiqués à deux reprises, en 2011 puis en 2018. Si la mobilisation des habitant·e·s de ces communes ont « obligé » l’Etat chilien à prendre des mesures pour faire la lumière sur cette crise environnementale et sanitaire et à mettre en œuvre des mesures urgentes de protection, M. Allain affirme aussi qu’aucun « plan ne prévoit le contrôle effectif des émissions des entreprises, la mise en œuvre d’éventuelles sanctions et encore moins la réduction des activités industrielles dans ces communes ». Révoltant, quand on sait que les hôpitaux « n’étaient pas équipés pour traiter ce type d’infections ».

Globalement, on sent bien que le modèle néolibéral et les grands groupes industriels ne sont pas à l’écoute des populations les plus vulnérables, à savoir celles et ceux qui vivent dans leur chair, dans leur quotidien et dans leur porte-monnaie les conséquences directes des activités polluantes. Et ce, malgré la « consultation » des citoyen·ne·s en ligne, comme le mentionne une habitante de Til Til, interrogée par Mathilde Allain en juillet 2019 : 

Il y a eu ce processus de consultation où tu dois aller sur une page [internet] […], tout ça est dans une langue… légale… que personne ne comprend. C’est très pénible de lire ces trucs, et pénible de ne pas comprendre. […] Tout ça [les projets] est fait pour que ça se fasse, et que peu importe si les gens donnent leur avis ou non… […] Ce que l’on fait n’importe pas, ils vont le faire de toute façon.

En effet, en plus du sentiment d’impuissance et de la sensation de ne pas être écouté·e·s ni considéré·e·s, celles et ceux qui veulent s’opposer aux grands projets polluants se confrontent à un jargon et une technicité déconnectés du vécu des gens, pendant que les pollueur·se·s maîtrisent l’art du contournement des normes environnementales. Même les avocats se heurtent aux décisions des juges qui favorisent la protection du droit à la libre entreprise inscrite dans la Constitution de la dictature. Un point qui semble prendre le dessus sur un autre droit constitutionnel, celui de « vivre dans un environnement sans pollution », mais ce dernier se heurte à la prééminence du libre marché. Voilà pourquoi la Constitution datant de la dictature est incompatible avec les réformes sociales et la sortie des injustices du système néolibéral.

Malgré l’urgence de sortir de ce système mortifère, l’opportunité fut donc manquée ce dimanche 4 septembre pour la population chilienne de changer sa Constitution rédigée par une Assemblée constituante. Jean-Marc Adolphe, journaliste spécialisé sur la question chilienne, nous invite, au lendemain de cette déconvenue, à comprendre les raisons de cette échec : « Selon de premières analyses, les « abstentionnistes traditionnels » qui ont voté cette fois-ci sont en majorité des personnes âgées. Les 18-25 ans semblent s’être grandement désintéressés du référendum. Or, c’est parmi les plus âgés (pas tous forcément nostalgiques de la dictature de Pinochet) que la campagne de la droite (pour le Rechazo) a fait mouche ».

M. Allain rappelle, sur une note positive, à savoir la forte politisation liée aux mobilisations et combats juridiques des habitant·e·s des « zones de sacrifice » (formule employée par les organisations de défense de l’environnement, afin d’alerter sur la concentration d’industries polluantes sur un même territoire, faisant payer à la population locale – ainsi sacrifiée – le prix de la politique de développement). Ces personnes qui luttent pour leur santé voire leur survie et leur dignité, apprennent également les limites du combat juridique et la nécessité de se mobiliser sous d’autres formes pour faire respecter les droits humains.

Benjamin Remtoula


Photo de couverture : Jose Pereira, via marxist.com

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