Il resterait trois ans pour tenter de limiter le réchauffement climatique à moins de 2°C alertait le GIEC dans son dernier rapport : une douche froide et violente comme une averse de grêlons en été. L’urgence et l’angoisse sont palpables, chez ces scientifiques comme chez les militants écologistes, pour qui le réchauffement climatique est une certitude scientifique et un enjeu de société depuis plus de cinquante ans (« Les limites de la croissance », Meadows & al, 1972). Une part grandissante de la population, en particulier la jeunesse, serait sujette à l’éco-anxiété, un mal moderne et mal-nommé, que Cédric Villani préfère appeler simplement « lucidité ». Chez les personnes impliquées dans la vie associative et d’autres formes d’engagements politiques, un terme fait également son apparition : « le burn-out militant ». À l’image de son cousin du monde de l’entreprise, ses contours sont larges et recouvrent autant une situation paroxystique, potentiellement lié à un événement traumatique (violences, défaite…), qu’un syndrome d’épuisement installé dans la durée, marqué par l’abattement et la résignation face à un monde qui sombrerait inexorablement. 

Pour faire face à ce phénomène de « burn-out militant », l’organisation Ulex propose des formations inédites sur la gestion des risques psycho-sociaux dans les organisations militantes. En mai 2022, dans les Pyrénées catalanes, une quarantaine de militant·es de 19 à 58 ans, venues de toute l’Europe, se réunissaient durant une semaine pour découvrir les secrets du « militantisme régénératif ».

« Nous vivons dans une culture du burn-out inhérente à la société capitaliste. Il ne s’agit pas de remettre le compteur à zéro pour continuer, mais de développer de nouvelles pratiques qui préfigurent le monde que nous voulons et qui soient capable de le soigner : c’est cela l’activisme régénératif » explique Alex, l’un·e des « formateurices ». 

Les « formateurices » sont une dizaine, dont deux psychologues et d’autres profils aux parcours riches en enseignements, notamment issues des mouvements LGBTQI+, féministes ou écologistes et de cultures extra-européennes diverses, comme Nontokozo, zoulou Sud-africaine. Ulex est un organisme basé en Catalogne, dont les formations, réalisées en anglais, sont soutenues financièrement par le programme européen « Erasmus », permettant ainsi de rendre la formation financièrement plus accessible (moins de 500€ la semaine avec pension complète).

Construire des « espaces de courage » au sein des organisations militantes 

« Ce que nous allons tenter de construire ici cette semaine, et de vous transmettre, c’est comment créer dans nos groupes militants un « espace de courage » » indique Ely, un·e des « formateurices », par ailleurs militant·e dans la communauté trans.

« Il serait illusoire, voire dangereusement hypocrite, dans une communauté aussi diverse, avec quinze nationalités présentes et encore plus de cultures, de parler de « safe space », mais c’est bien de cela dont nous nous inspirons » confirme-t-iel. Ces « safe space » sont des espaces où des personnes habituellement marginalisées, du fait d’une ou plusieurs appartenances à certains groupes sociaux, sexuels comme ethniques, se réunissent afin d’échanger autour de leurs expériences respectives de discriminations et de violences. Pour ne pas réveiller traumas et reproduire des violences et dominations dans ces moments, des cadres de sécurité sont posés, comme par exemple la non-mixité, avec une grande vigilance quant aux oppressions systémiques

En Suède, quatre activistes qui se sont formé·es avec Ulex ont lancé par la suite le « Resilient Movements » qui intègre des outils d’activisme régénératif . Photo : Hélène Angelova. Source : Ulex

Ces « cercles de courage » se construisent progressivement, notamment en ouvrant des espaces d’expression pour parler de la diversité des vécus et des émotions, trop souvent tues, mais aussi des différents points de vues qui cohabitent dans un groupe, afin de faire reculer les préjugés et mettre à jour d’éventuelles logiques d’oppression contre lesquelles aucun groupe, même militant, n’est immunisé. 

La pratique suit toujours la théorie chez Ulex : un groupe d’une dizaine de personne se met en cercle, debout, puis tour à tour, une personne peut s’avancer au centre en disant « je me sens en marge du groupe quand… ». Si d’autres se sentent concerné·es également, iels sont invités à faire un pas en avant. Cela peut contribuer à rompre un sentiment d’isolement chez certain·es, et le groupe dans son ensemble est informé d’une situation ou d’un ressenti, sans besoin de réagir dans l’instant.

La construction de ses espaces de courage et de confiance vise à permettre par la suite d’exprimer des sentiments aussi puissants que remuants, comme le deuil, tant d’un point de vue personnel lié à la perte d’un être cher que d’un point de vue collectif pour les victimes humaines et non-humaines causées par un système capitaliste qui broie la vie et les écosystèmes. Cette douleur causée par la perte n’est plus prise en charge collectivement par nos sociétés individualistes occidentales. La tristesse est alors tue, entraînant un replis sur soit et des ruminations qui participent au « burn-out militant ».

Lors de la formation, une « cérémonie du deuil » est organisée par Camille, un·e psychologue invitant d’abord chaque participant·e à lever la main s’il ou elle avait connu la perte d’un proche, révélant ainsi que ce sentiment tabou est une réalité partagé par une grande majorité. Ensuite, après un moment de recueil, chacun·e est invitée·e à déposer l’objet du deuil dans une jarre remplie d’eau, devant le groupe pris à témoin. Des plus petits groupes de paroles et d’écoute sont ensuite organisés.

Après avoir été assailli·e de sollicitations personnelles, la psychologue quittera la formation plus tôt que prévu, donnant à la fois une leçon bien concrète d’écoute de soi, de conscience de ses limites, et rappelant que certaines pratiques doivent être menées avec une grande précaution et que l’intimité nécessaire n’est pas toujours compatible avec de grands groupes. 

Ces formations sont aussi l’occasion d’en finir avec le mythe du « super militant », toujours sur tous les fronts et capable de tous les sacrifices pour sa cause. Cette posture de « sauveur » s’inscrirait selon Ulex dans une culture de la performance et de la domination issue du modèle capitaliste, et serait donc toxique tant pour l’individu que le collectif. En renouant avec ses limites personnelles, mentales ou physiques, et en renonçant à les dissimuler au groupe grâce aux « cercles de courage », cela permettrait d’ouvrir les cercles militants à d’autres personnes, celles et ceux plus en marge, issu·es des diverses minorités ou que la vie n’aura pas épargné, renforçant in fine la dynamique collective par un recrutement plus large. « Comme en permaculture, c’est dans les marges où se mélangent les espèces et que la fertilité est la plus grande » souligne May, formatrice spécialisée dans l’observation de la nature et sa compréhension. 

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Ces formations sont l’occasion d’en finir avec le mythe du « super militant », toujours sur tous les fronts et capable de tous les sacrifices pour sa cause. Source : Ulex.

La métaphore écologique est également mobilisée pour questionner les violences verbales et symboliques qui existent parfois entre les diverses familles militantes, notamment les réformistes et les révolutionnaires.

Des groupes de militant·es sont ainsi invité·es à adopter l’un des rôles selon leur propre affinité, puis après avoir évoqué les poncifs de la critique militante envers chaque groupe, tous·tes sont invité·es à chercher chez l’autre des avantages et des complémentarités de tactiques. Cette pratique invite à entrevoir les points de vue des autres et percevoir ses propres préjugés, dans une logique d’empathie, mais aussi de conviction sincère.

« Le monde est complexe, c’est à dire qu’il ne sera jamais exactement comme vous le voulez et que sa réalité ne peut se limiter à la manière dont vous le percevez. D’un point de vue militant, un excès de certitude peut s’avérer contre-productif, voire dangereux » conclue Gee, l’un des fondateur·ices d’Ulex.

Cultiver le soin et l’attention à l’autre pour faire avancer les causes

La culture du soin, ou « care » en anglais, est d’abord développée dans les milieux féministes américains dans les années 1980, puis se diffuse progressivement dans divers univers militants, notamment LGBTQI+ et l’écoféminisme. Pour Joan Tronto, philosophe américaine, le care englobe toute « activité caractéristique de l’espèce humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie ». 

À travers plusieurs ateliers matinaux, la formation invite à prendre soin de soi à travers des initiations à la méditation, la sophrologie ou des promenades contemplatives dans le riche environnement des Pyrénées catalanes. Il s’agit autant de s’offrir des moments de pause et de repos, que de (re)connecter avec son corps afin d’y déceler les signes de fatigue et de somatisation pouvant concourir à un « burn-out ». Afin de sortir d’une « culture du mental » très cérébrale, et parfois source d’un stress intense, l’attention au corps et à son intuition sont encouragés afin d’y déceler des éléments de réponse à ce qui pourrait s’apparenter à d’insurmontables paradoxes pour l’esprit. Lors d’un exercice collectif, un·e partenaire de jeu répète ainsi en boucle « Quand, quoi que vous fassiez, cela n’est jamais assez, que pouvez vous faire ? ». Soudain, après une grande respiration, un poing crispé se détend, indiquant la possibilité d’un lâcher prise réconfortant. 

Une culture du soin et de l’attention que l’on retrouve aujourd’hui dans l’ADN d’organisations récentes comme Extinction Rebellion, qui préfère le terme de « culture régénérative » et en application concrète dans de nombreuses organisations de désobéissance de masse, comme Ende Gelände en Allemagne, qui lutte directement sur le terrain pour une justice climatique.

« J’ai ce souvenir où, alors que nous dormions cachés dans un bosquet, une équipe nous a retrouvés pour nous apporter des repas chauds et des couvertures de survie, c’était vraiment inattendu » s’enthousiasme Till auprès de Marianne, membre d’ Ende Gelände et formatrice pour Ulex. © Tim Wagner. Source : Ende Guelände 2020 Flickr 

En France, le nouveau collectif Métamorphoses s’est donné comme objectif de sensibiliser sur les différentes dimensions de l’épuisement militant et de ramener le soin dans les milieux militants afin de participer à un changement de culture. « Pour sortir de la culture du burn-out, il est fondamentale d’en rappeler le caractère systémique et de souligner son impact sur l’efficience des mouvements sociaux. Si le soin n’est pas pris en pris en compte collectivement, les mouvements où se construisent les valeurs que nous appelons de nos vœux et s’obtiennent les changements sociétaux continueront de s’épuiser et de perdre en efficacité » souligne Marie-Laure Guislain, co-fondatrice de Métamorphose, et autrice d’un livre et d’une conférence gesticulée intitulés « Le libéralisme va-t-il mourir et comment faire pour que ça aille plus vite ? ».

Son collectif est devenu partenaire d’Ulex et sera chargé d’envoyer des militant·es français·es se former auprès de l’organisation catalane. « Une des clés serait de décloisonner les mondes culturels, politiques et spirituels afin d’inclure dans le militantisme l’art et les émotions. Le soin dans les milieux politiques permettrait aussi de réparer et prévenir les traumas de militant·es causés par la confrontation quotidienne aux problèmes du monde » poursuit Marie-Laure en guise de pistes de réflexion. 

Après des journées chargées émotionnellement et intellectuellement, les participant·es se réunissaient le soir pour s’amuser, rire et chanter, dans une grande catharsis joyeuse et définitivement régénérative, rappelant les mots de la célèbre anarchiste Emma Goldman « si je ne peux pas danser, alors je ne veux pas faire partie de votre révolution ». 

Benjamin Sourice

 

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