Comme nous l’avons vu dans le premier volet de ce dossier, le dérèglement climatique a aujourd’hui tendance à braquer tous les projecteurs sur lui dans le domaine de la défense de l’environnement. Cependant, d’autres catastrophes requièrent malgré tout autant d’attention. Outre la biodiversité, un autre problème majeur négligé est celui de la dégradation des sols. Présentation d’un enjeu sous-estimé.
Un problème invisible
Si nous avions déjà constaté que l’effondrement de la biodiversité était beaucoup moins médiatisé que le dérèglement climatique, essentiellement parce que l’on ne pouvait pas l’observer aussi facilement et avec la même spectacularité. Dans le cas de la dégradation des sols, la situation est encore pire. Et pour cause, mis à part quelques spécialistes, très peu de monde a la curiosité de s’intéresser à ce qu’il se passe sous nos pieds.
Pourtant le sol est à l’origine même de la vie sur Terre. Il nous fournit notre alimentation, nos minerais et nos sources de construction. De plus, il est évidemment le support de toutes nos activités. Malgré cela, il est largement méconnu par l’humanité, y compris par ceux qui travaillent avec lui.
Un bien rare et précieux
Il faut d’abord garder à l’esprit qu’à peine 29,3 % de la planète se trouve en dehors des eaux. Parmi les surfaces émergées, 22 % d’entre elles sont cultivables. Enfin, seuls 3 % de ces surfaces ont une très bonne fertilité. Les endroits où l’être humain peut développer son agriculture sont, par conséquent, très rares à l’échelle du globe. La dégradation de ces espaces est donc d’autant plus dramatique que 95 % de notre alimentation en provient.
Les sols sont également le second puits de carbone le plus important au monde (après les océans) et sont des alliés de poids contre le réchauffement climatique. En effet, lors de la photosynthèse des végétaux, la terre absorbe petit à petit du CO² et va le conserver. Sur le premier mètre des surfaces émergées, on trouve d’ailleurs une concentration de carbone trois fois supérieure à celle de l’atmosphère.
Des méthodes agricoles mises en cause
Mais les activités humaines mettent très fortement en péril cet équilibre naturel. Cet enjeu est encore une fois interconnecté avec le dérèglement climatique. Et pour cause, les deux phénomènes s’aggravent l’un l’autre, ce qui crée un cercle vicieux. La sécheresse et la désertification qui s’en suit participent d’ailleurs du même processus.
Notre modèle agricole intensif est le principal responsable de la dégradation des sols. En voulant produire toujours plus à moindre coût, l’être humain a fini par ignorer des principes de base de la nature. Le capitalisme a par ailleurs transformé l’alimentation en un bien comme les autres, source d’un profit incommensurable, oubliant qu’il s’agit avant tout d’un besoin essentiel qui pourrait s’ériger au rang de droit.
Certaines pratiques aujourd’hui critiquées datent même de bien avant l’agriculture intensive. C’est le cas du labour que de nombreux spécialistes des sols remettent sérieusement en question. Et pour cause, celui-ci brise des processus de vie qui se déroulent sous nos pieds. En retournant la matière organique, on annule par exemple l’action des champignons qui nécessite de l’oxygène qu’ils ne peuvent trouver en profondeur. On casse également les agrégats de terre et les macrostructures essentielles aux micro-organismes.
Intrants chimiques et pollution
Pour être en bonne santé et pour produire, le sol a, en effet, besoin de contenir de la vie et donc de la matière organique. Et pour cause, ce sont ces éléments qui vont apporter les nutriments nécessaires à la plante. Or, les traitements chimiques à répétition ne font qu’anéantir les organismes souterrains, ce qui oblige les cultivateurs à utiliser d’autant plus d’engrais qui, à leur tour, appauvrissent les sols.
L’usage massif du phosphate, en tant que fertilisant, est en grande partie responsable de la pollution des sols. C’est le cadmium qu’il contient souvent qui est très toxique pour les micro-organismes (et accessoirement pour l’être humain). Les engrais ne sont pas les seuls incriminés puisque les pesticides et les herbicides ont également un fort impact sur la biodiversité.
On ne peut pas non plus ignorer les pollutions autres qu’agricoles, mais qui pénètrent tout de même les terres arables. Microplastiques, pétrole, impuretés atmosphériques, lisier ou métaux lourds sont autant de possibles agents dangereux pour la vie des sols.
Des engins de guerre
D’autres méthodes industrielles causent des dégâts très importants. On peut penser par exemple au surpâturage, lorsque trop de bêtes broutent trop longtemps dans un pré incapable de reconstituer sa végétation ou inadaptée à cet usage.
Ce phénomène participe à tasser la terre, ce qui est nocif pour la porosité des sols et donc pour la faune et l’activité microbienne. Les engins agricoles modernes s’inscrivent également dans ce désastre, puisqu’ils sont toujours plus grands et plus lourds. À titre d’exemple, Reporterre souligne ainsi qu’entre « 1958 et 2020, le poids moyen des moissonneuses a été multiplié par dix, passant de 4 à 36 tonnes : l’équivalent d’un couple de diplodocus dans la force de l’âge ».
Une kyrielle de méthodes destructrices
Les pratiques humaines qui vont totalement à l’encontre du bon sens et de la préservation des sols sont encore très nombreuses. On peut par exemple citer l’irrigation dans les régions semi-arides dont l’eau légèrement salée va progressivement venir rendre les terres infertiles. La déforestation et les coupes rases posent également d’énormes problèmes pour la vie souterraine. Et pour cause, elles ont tendance à exterminer toute biodiversité par des méthodes extrêmement brutales.
Avec l’industrialisation de l’agriculture, les parcelles deviennent de plus en plus immenses. Pour gagner du temps et de l’argent, bon nombre de professionnels ont donc décidé de raser les haies qui séparaient autrefois des champs plus petits. Il n’est même pas rare de ne plus voir aucune limite entre la route et les terres. Depuis 1950, en France, ce sont ainsi 70 % des haies qui ont été arrachées. Tous les ans, 11 200 km d’entre elles sont encore détruites, malgré de timides programmes de replantation. Or, celles-ci jouent un rôle crucial pour la biodiversité, mais aussi pour filtrer et retenir l’eau de pluie.
Urbanisation et artificialisation des sols
Si l’humanité dégrade énormément les sols cultivables, elle va même jusqu’à en supprimer une grande quantité. En s’étalant toujours plus, elle accapare en effet des terres qui pourraient être exploitées. L’extension des villes, la construction de nouvelles routes ou de zones industrielles participent ainsi à ce processus dramatique.
Le monde perd de cette manière chaque année entre 1.6 et 3.3 millions d’hectares potentiellement utilisables. Des territoires qui pourront difficilement être récupérés un jour et qui sont stérilisés pour longtemps par ces pratiques.
Effondrement du taux de matière organique
La première conséquence de toutes ces mauvaises méthodes réside sans doute dans l’effondrement du taux de matière organique sous terre. Selon l’agronome Claude Bourguignon, en Europe, celui est passé en moyenne de « 4 % à 1,4 % » en à peine 50 ans. Ce phénomène entraîne petit à petit l’acidification des sols et la destruction de la vie.
L’un des exemples frappants à ce sujet est la diminution drastique des populations de vers de terre qui sont pourtant essentiels à la fertilité. On estimait ainsi qu’en 1950, un hectare de champ pouvait abriter deux tonnes de lombrics contre seulement 200 kilos aujourd’hui.
Érosion des sols
Mais l’effet le plus dramatique des activités anthropiques est sans doute l’accélération de l’érosion des sols. Ce processus naturel conduit les averses à emporter, par le ruissellement, une partie des terres cultivables, notamment sur les zones escarpées. Or, en dégradant la terre, l’être humain a provoqué une intensification du phénomène.
Avec la bétonisation, la déforestation et le labour à outrance, le sol perd petit à petit sa faculté à absorber et retenir correctement l’eau des précipitations. Cumulé au dérèglement climatique, ce problème engendre des catastrophes spectaculaires, comme on peut le voir de plus en plus fréquemment avec des inondations importantes. Le désastre peut même aller jusqu’à dévier le lit des rivières ou perturber le cycle de l’eau.
Sur le long terme, c’est aussi la perte de terres fertiles qui est en jeu. En emportant chaque année une partie de la couche superficielle du sol, la pluie fait descendre son niveau et ne laissera bientôt plus que l’argile.
Une obstination insensée
Au lieu de remettre en question ses méthodes, l’être humain préfère compenser cette érosion par toujours plus d’engrais et de pesticides. Un système qui fonctionne, à la peine, sur le court terme, mais qui, au bout du compte, finira par anéantir la biodiversité souterraine et du même coup la possibilité de plantations.
Les conséquences de cette obstination capitaliste sont d’ailleurs déjà visibles sur la qualité de notre nourriture. Car en dégradant les sols, l’agriculture intensive a aussi détérioré les propriétés nutritionnelles des aliments. À titre d’exemple, une étude de 2020 indiquait que la teneur moyenne en protéine du blé avait chuté de 23 % entre 1955 et 2016.
Le nombre de victimes pourrait bientôt exploser
Malgré ces constats alarmants, et la population humaine qui pourrait bientôt atteindre les 10 milliards d’individus, personne ne semble décidé à inverser la tendance. Mais comme toujours, la nature pourrait bien nous rappeler elle-même à l’ordre.
On peut d’abord penser aux agriculteurs, dont eux-mêmes ne sont que les victimes d’un système capitaliste qui les oblige à produire de cette manière pour survivre. Les rendements et le libre marché conduisent à de plus en plus de précarité, si bien qu’un paysan se suicide tous les deux jours. Il faut dire que les gouvernements néolibéraux comme celui d’Emmanuel Macron ne semblent pas le moins du monde se préoccuper du problème. L’an passé encore les exploitants bio français étaient durement frappés par la politique de l’État, perdant jusqu’au deux tiers de leurs subventions. Se convertir à des méthodes plus propres est d’ailleurs toujours un véritable parcours du combattant.
Mais le pire reste encore à venir. Avec la désertification en cours dans de nombreuses zones du globe, on pourrait bientôt voir surgir des famines considérables. Avec elle, des millions de gens désespérés devront fuir leurs terres natales. 40 % de la population mondiale est déjà touchée par le problème de la dégradation des sols. Au moins 50 millions de personnes sont même assurées de devoir quitter leur région d’ici 2050. Si rien n’est fait, ce chiffre pourrait grimper jusqu’à 700 millions d’individus ! Inutile de préciser que de tels mouvements migratoires ont de grandes chances de déclencher des conflits armés, d’autant plus que les inégalités continuent de croître.
Repenser notre système agricole
À la lumière de ces éléments, il paraît évidemment qu’il devient plus qu’urgent de prendre le problème à bras le corps. Limiter l’expansion humaine et en particulier l’artificialisation des sols et la déforestation devront figurer comme des priorités. Mais c’est avant tout notre système agricole qu’il sera nécessaire de repenser.
On songe immédiatement à la fin du modèle intensif et notamment à l’usage irraisonné d’intrants chimiques. Mais on peut également se tourner vers le maraîchage sur sol vivant, la permaculture, l’agriculture biologique. Pour en arriver là, il faudra néanmoins un retour à la terre pour de nombreux citoyens ; ces méthodes réclament en effet plus de temps et de bras.
Pour cela, les États devront se démener pour redonner de l’attractivité au métier, en investissant massivement. En France, la revitalisation des campagnes semble nécessaire pour parvenir à ce résultat, ce qui passe par une restructuration des services publics en général.
D’autres façons de faire doivent également voir le jour au plus vite. À titre d’exemple, la culture en milieu aquatique pourrait offrir quelques possibilités, notamment celle des algues, perçues par beaucoup comme une nourriture de demain.
S’adapter et évoluer
Il faudra également s’adapter aux dégâts déjà provoqués ; ceux-ci pourraient mettre des siècles à se résorber, voire devenir irréversibles. La diminution des aires cultivables devrait nous inciter à réduire notre consommation de produits animaux, particulièrement des bovins. Et pour cause, en plus des souffrances engendrées, l’élevage est extrêmement gourmand en surface terrestre.
En moyenne, l’ADEME estime ainsi qu’un végétalien mobilise 1300 m² de terrain pour la fabrication de sa nourriture, contre 4300 m² pour un Français lambda et 6000 m² pour un gros mangeur de viande (170 g par jour). Un tiers des zones cultivables sont d’ailleurs actuellement réservées à l’alimentation des bêtes. Une situation qui ne sera pas tenable à l’avenir si la population continue d’augmenter et de consommer autant de protéines carnées.
En fin de compte, qu’il s’agisse de la gestion de l’eau, de l’effondrement de la biodiversité, de la dégradation des sols ou du dérèglement climatique, on se rend compte que tous ces enjeux sont interconnectés les uns avec les autres. Pour autant, le dernier cité a tendance à occuper le devant de la scène médiatique ; il reste donc aux médias et militants écologistes à s’emparer plus souvent de l’ensemble de ces thèmes pour alerter l’opinion publique sur l’importance de chacun d’entre eux.
– Simon Verdière
Photo de couverture : Photo de Gabriel Jimenez sur Unsplash