En mars dernier, Oxfam lance un nouveau pavé dans la marre du secteur agricole avec la sortie de son rapport intitulé « Agriculture : les inégalités sont dans le pré ». À l’occasion du Salon de l’agriculture 2023, cette méta-analyse du secteur propose un regard lucide et critique du monde agricole, dans lequel être une femme est encore synonyme d’inégalités et de difficultés. Plus vulnérables aux changements climatiques que leurs collègues masculins, les agricultrices apparaissent pourtant comme des éléments clés de la transition agro-alimentaire. Détails.
Si les inégalités de genre sont encore bien présentes dans l’ensemble de la société française, elles le sont sans doute encore davantage dans le monde de l’agriculture. C’est en tout cas ce que révèle l’ONG Oxfam France, à l’occasion de la sortie de son nouveau rapport « Agriculture : les inégalités sont dans le pré », le 1er mars dernier. Si l’organisation « féministe » souhaite avant tout montrer « l’état et l’ampleur des inégalités de genre dans le monde alors que les femmes sont au cœur des solutions face au changement climatique », le secteur agricole s’avère être un terrain d’étude bien particulier.
L’agriculture : enjeu dans la lutte contre le changement climatique
Et pour cause, le secteur est aujourd’hui l’un des plus grands contributeurs au changement climatique, avec l’émission d’environ 20,6% des gaz à effet de serre français.
« Dans le même temps, l’agriculture est à l’avant-garde des effets de ce réchauffement et les acteurs du secteur en sont les premières victimes », expliquent les auteurs du rapport.
Ils citent par exemple les sécheresses, canicules ou autres évènements climatiques extrêmes qui ont des impacts directs sur les rendements agricoles en occasionnant par exemple des pertes de récoltes, un appauvrissement des sols ou encore la perte de bétail. D’après l’ONG, « ce paradoxe montre que l’agriculture est au cœur du défi d’atténuation et d’adaptation qu’exige le réchauffement climatique et il faut à tout prix opérer une transformation du secteur ». Alors même que les tenants de l’agrobusiness ne veulent rien lâcher, comme on a pu le constater lors du dernier épisode de lutte contre les méga-bassines.
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— AgriGenre (@AgriGenre) March 31, 2023
Pour autant, dans une perspective genrée des vulnérabilités et des forces face au changement climatique, très peu de données existent à l’échelle de la France, qui semble adopter une position plus que réservée sur le sujet. « Les études sur la contribution des femmes dans le domaine agricole sur les plans de l’atténuation et de l’adaptation manquent en France, c’est pourquoi nous nous sommes interrogés sur la place des femmes au sein du secteur agricole en transformation, demandés si le genre affectait davantage la vulnérabilité au changement climatique et comment cette transformation du secteur était affectée par le genre », soulignent les auteurs du rapport.
Quelles places pour les femmes au sein du monde agricole ?
A cette fin, l’organisation mobilise une bibliographique approfondie d’études parues sur le sujet, plusieurs séries de témoignages et d’enquêtes issues d’études précédentes, de même que l’analyse de données issues de la base Agreste, le service de la statistique et de la prospective du Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire.
De ce travail découle un constat accablant. Au sein du monde agricole, les femmes font face à des inégalités multiples : de revenu, d’accès au foncier, à l’investissement, aux aides et aux formations, de charge domestique. Pire encore, les auteurs du rapport constatent que « les politiques sectorielles n’enrayent pas, voire renforcent ces inégalités de genre dans la formation, l’installation, l’attribution des aides publiques ou encore la représentation dans les instances ».
Si elles représentent en moyenne un tiers des actifs du secteur (29% en 2020 contre 32% en 2010), la part des femmes travaillant dans l’agriculture a davantage baissé que celle des hommes, même si l’on peut constater une baisse généralisée de la population d’agriculteurs au sein de la société française. Les agricultrices sont en général plus âgées que leurs homologues masculins (52 ans en moyenne, et 87 % des agricultrices ont plus de 40 ans).
Quand genre rime avec inégalités
Leur taux de représentation dépend largement du secteur concerné. Ainsi, l’élevage de chevaux est le seul secteur atteignant la parité (49,6 %). « À l’inverse, les femmes sont quasi-absentes dans les exploitations de bois (1,6 %), les entreprises paysagistes (4 %) et peu présentes dans la sylviculture et les entreprises de travaux agricoles (respectivement : 9,9 % et 9,2 %) », détaillent Oxfam. Enfin, globalement, les agricultrices sont relativement plus nombreuses dans les petites structures (32 %) que dans les moyennes et les grandes exploitations (25 %).
Alors qu’elles sont majoritairement plus diplômées que leurs homologues masculins – avec une formation générale supérieure pour 55 % d’entre elles, contre 27 % pour les agriculteurs en 2020 – les agricultrices perçoivent en moyenne 29% de moins que les hommes du même secteur, un écart supérieur à la moyenne du pays (25%). À cette disparité inquiétante s’ajoutent d’autres inégalités structurelles concernant les allocations de retraite et le statut des agricultrices.
Les auteurs du rapport constatent en effet que, comme dans l’ensemble de la population, les écarts de retraite dans le monde agricole varient en fonction du genre : « En 2020, la retraite moyenne agricole, tout genre confondu, est de 700 euros mensuels, avec une différence marquée entre les agriculteurs, à 840 euros par mois, et les agricultrices, à 570 euros par mois, soit 32 % plus faible ».
Pire encore, environ 132 200 femmes d’exploitants n’ont pas de statut qui permettent de visibiliser leur action directe ou indirecte sur l’exploitation, quand bien même elles y joueraient un rôle vital pour l’entreprise familiale. « Il s’agit de femmes d’exploitants qui ne sont ni cheffes, ni collaboratrices d’exploitation. Elles assurent un complément de revenu au ménage, ce qui contribue indirectement au maintien de l’exploitation. Leur participation à la gestion des exploitations n’est pas directement mesurable, mais réelle : lorsqu’elles sont interrogées lors du recensement agricole, elles déclarent majoritairement aider à la gestion de l’exploitation, bien que n’ayant pas le statut de collaboratrice », détaille l’ONG.
Des discriminations au quotidien
À tout cela s’ajoute encore une charge domestique (très) inégalement répartie, 66% des agricultrices bio en couple affirmant prendre en charge la totalité ou presque des tâches ménagères selon une étude de la FNAB (Fédération Nationale d’Agriculture Biologique) datant de 2019.
Les agricultrices se voient aussi davantage défier sur leur légitimité ou leurs compétences. Dans le roman graphique Il est où le patron ? cinq paysannes d’Ardèche et du Briançonnais racontent leur quotidien à la ferme et témoignent des clichés machistes et sexistes auxquels elles se heurtent dans le monde agricole.
Des inégalités institutionnelles par dessus tout
À ces inégalités structurelles s’ajoutent également des inégalités institutionnelles, qui viennent renforcer les écarts de statut entre genres. Par exemple, les femmes rencontreront proportionnellement plus de freins à l’installation que les hommes. S’installant davantage « hors cadre familial », elles empruntent généralement moins aux institutions bancaires et bénéficient proportionnellement moins des aides publiques à l’installation. « En 2020, les femmes représentent près de 40 % des personnes qui se sont installées en agriculture, mais seulement 23 % sont bénéficiaires de la DJA (Dotation jeune agriculteur) ».
Il en va de même pour les aides de la PAC (Politique agricole commune), qui se concentrent majoritairement dans les exploitations où les femmes sont le moins représentées, telles que les cultures céréalières, l’élevage de bovins laitiers et viande ou encore la polyculture élevage. Selon l’organisation, « l’effet d’accaparement des aides et des terres agricoles induit par la PAC creuse les inégalités de genre ».
Plus de vulnérabilité face au changement climatique
Au vu de ces différents constats, l’Oxfam France tire la sonnette d’alarme et plaide pour davantage de visibilité et d’égalité pour les agricultrices. Car ces inégalités ne se résument pas à un statut socio-économique : elles aggravent également leur vulnérabilité face au changement climatique. En effet, les agricultrices sont proportionnellement plus présentes dans certaines cultures parmi les plus vulnérables aux effets du dérèglement du climat, comme la viticulture et le maraîchage et, en fonction de la zone géographique, de l’élevage.
À ce jour, elles sont pourtant bien plus engagées dans la transition agro-alimentaire : les femmes sont surreprésentées en tant que cheffes d’exploitation dans les exploitations bio (46 % contre 27 % toutes exploitations confondues) et sont davantage tournées vers les circuits courts et la vente directe, solidifiant ainsi le tissu local nécessaire à une bonne résilience alimentaire.
Combattre le sexisme en milieu agricole, par la Commission "Femmes" de la @ConfPaysanne (Hommes et Libertés, @LDH_Fr , 2019) #AgriSexisme
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— AgriGenre (@AgriGenre) March 24, 2023
Leur taux d’endettement plus faible représente également un atout important concernant leur capacité d’adaptation à la gestion des aléas climatiques et l’élaboration de stratégies. Les auteurs du rapport soulignent également une « une capacité forte à la prise en compte transversale de l’exploitation, intégrant la ferme, l’alimentation, la santé, les circuits et le bien-être familial, s’expliquant en raison de la charge domestique pesant plus proportionnellement sur les femmes ».
Finalement, les agricultrices apparaissent ainsi comme de véritables figures de proue de la transition agro-écologique, malgré les nombreuses difficultés auxquelles elles sont toujours confrontées. De quoi rappeler au Ministère de l’Agriculture, de l’Egalité et à la Commission européenne, l’enjeu primordial que constitue la lutte contre les inégalités de genre au sein de la société, mais également dans nos prés.
– L.A.
Photo de couverture de Zoe Schaeffer sur Unsplash