Koceila, 28 ans, est un stéphanois qui a entrepris un tour du monde à contre-courant du tout-confort : lent et débrouillard. Son but ? Retrouver l’essence du voyage, à savoir les gens, les imprévus, le souffle, la rencontre du réel dans toutes ses profondeurs et complexités…

Koceila nous a contactés pour nous partager un récit vivifiant et sensible sur l’apprivoisement de la lenteur dans nos voyages : une fenêtre sur l’extérieur comme une invitation à faire l’introspection de notre rapport au monde.

Habituellement, il écrit pour son blog sous le pseudonyme de JeanJeanSeBalade. Aujourd’hui, nous lui laissons carte blanche sur notre média pour transmettre un peu de respirabilité et de justesse, pied-de-nez à l’agitation pressante et abrutissante de notre ère.

Bourlingue et canicule…

Ouvrez la bouche, tirez la langue. Gardez la bien tendue à l’aide d’un pincement léger, mais ferme, de l’index et du pouce. Maintenant, saisissez, dans votre main libre, le couteau le plus tranchant de votre cuisine. Oui, c’est ça, celui-ci, dont vous êtes si fier et qui vous permet, à chaque fois, d’amorcer ces discussions aux dîners où Macron et la pluie ne suffisent plus à faire avancer les aiguilles de cette horloge en forme de grenouille.

Continuez la manœuvre en rapprochant, lentement, la fine lame de votre langue charnue. Plus lentement encore… Il faut que vous puissiez sentir le doute qui s’immisce dans vos nerfs mais pas assez solidement pour que l’adrénaline accumulée retombe et vous sauve. Intrigué mais convaincu, vous commencez à couper, plus facilement que prévu, le bout jadis gesticulant de votre langue. Ce bout, avec lequel vous arriviez à toucher votre nez ; ce bout qui vous permettait de jauger cette glace mangue-passion que vous alliez, dans tous les cas, croquer ; ce bout remuant, si pratique quand vous décidiez d’engager un baiser langoureux ou une grimace rigolote, ce bout-là est désormais inerte dans votre pince de crabe improvisée.

@Koceila / Avec toutes autorisations pour Mr M

Un jet de sang irrégulier commence à inonder votre bouche et le goût métallique de votre sang, bien que difficilement supportable, ne vous empêche pas de couper un deuxième bout, plus gros cette fois, tandis que le sang qui jaillit tâche la nappe blanche et inonde le carrelage à vos pieds, vous faisant presque tomber sur les invités, assis à table, qui s’adonnent à la même curieuse entreprise que vous.

Cette image, vous l’avez évidemment deviné, tente de représenter ce que nous avons entamé et continuons d’imposer à nos habitats, de manière plus ou moins dramatique, de manière plus ou moins violente. Cependant, elle faillira forcément à la rendre assez forte pour que notre manière de vivre change considérablement (1).

Mais pourquoi, me direz-vous, est-il si difficile de le faire ?

« les logiques lentes des changements climatiques impliquent plusieurs dodos avant de pouvoir être saisies ».

D’abord parce que la Terre n’est pas notre chair. Nous ne sommes ni Achuar, ni Quechua et ce sol sur lequel nous vivons nous arrive d’abord et surtout à travers sa matérialité, que nous, enfants de Descartes, comprenons. Nous construisons des routes qui mènent à nos emplois et nous plantons des arbres pour décorer nos villes.

Certes, quand un rouge gorge se pose près d’une fenêtre familière, nous disons parfois « oh, qu’il est joli et riquiqui » mais qui, entre nous, remercie la Pacha Mama quand il ou elle achète ou récolte ces poivrons ou ses carottes ? Oui, toi Mireille, je sais, mais tu vis à l’intérieur d’un arbre avec un écureuil que tu appelles « mon fils chéri » et tu ne te nourris quasi exclusivement que de fibres de bouleau blanc, c’est quand même pas la majorité du Jura dont on parle si ? Non ? Alors bon, reprenons : nous ne sommes ni Achuar, ni Quechua, et celle qu’on appelle « nature » n’existe que dans nos cerveaux pratiques qui ont besoin de repères spatiaux et de segmentation.

Si vous en doutez ou que vous pensez être plus proche de Mireille que de moi, demandez-vous si les Achuar se soulevant diraient plutôt « nous sommes la Terre qui se soulève » ou « soulevons-nous » ?

- Pour une information libre ! -Soutenir Mr Japanization sur Tipeee
@Koceila / Avec toutes autorisations pour Mr M

Ensuite parce que les logiques lentes des changements climatiques impliquent plusieurs dodos avant de pouvoir être saisies. Des courbes, des graphiques, des ponctions de calottes polaires plus tard, on y saisit toujours pas des billes complètes (2), et si on les saisit, on a du mal à les prévoir localement.

Il y aura plus d’ouragans, de tempêtes, de sécheresse mais tout ça c’est bien flou pour nous autres qui n’avons ni jumelles ni modèles standards sous la main (3) (d’ailleurs notre main est prise, non plus par ce couteau de cuisine, tranchant comme une politique macroniste, mais par ce caddy que (insérer géant de l’agroalimentaire) nous prête gracieusement pour y déposer la quasi entièreté de notre misérable pécule, la partie résiduelle servant évidemment à l’achat d’Astro et de Goal, comme notre code génétique de pauvres nous l’oblige).

Ces choses étant dites, je vais tenter de faire preuve d’honnêteté bon marché en vous disant ce que vous savez déjà, lecteurs débordants d’une intelligence que je n’ai plus (car troquée contre un poulet fermier, qui n’était ni fermier, ni vraiment poulet, merci la piquouse aqueuse des ingénieurs du Gaulois), à savoir que rien de ce que j’ai dit plus haut n’est nouveau. Dit, redit et reredit même, figurez-vous chers lecteurs. Ce qu’il le serait un peu plus serait, peut-être, le récit d’un voyage que j’ai entrepris il y a 7 mois et qui continue toujours.

La marge comme boussole

@Koceila/ Avec toutes autorisations pour Mr M

Il y a 7 mois, j’ai décidé de tour du monder. En partant de chez moi, dans la Loire, mon idée était, entre autres, d’éprouver toutes les manières de faire du stop. En raliant Gibraltar (4), j’ai rencontré deux joyeux irlandais qui devaient livrer un bateau de luxe dans les Caraïbes et j’ai décidé, en opportuniste aux poches vides que je suis (pauvre jusqu’aux fibres de micro-plastiques qui constituent désormais ma musculature attendrissante), d’embarquer avec eux jusqu’à Saint-Martin.

En plus du stop, j’ai décidé (aucun rapport avec le fait que je sois fauché comme un blé bio en été…) de dépenser le moins possible. Alors j’ai dormi dans la brousse, mangé des fruits pourris, rencontré des fourmis rouges qui tentent de survivre comme moi et qui m’ont donné tant de pain, de miel et de chaleur quand il faisait toutes ces choses que chante tonton Georges ; j’ai fait du dumpster diving et récupéré tant de nourriture jetée comme si le monde en comptait trop.

« J’ai vécu à côté de ce système et entièrement dedans, dépendant de sa boulimie et de son rythme, et partout où je suis allé, tu étais là, muet et terrifiant, au-dessus de moi. Toi, compte à rebours inique, qui tic quand je tente de dormir et qui tac quand je me réveille ».

J’ai vécu à côté de ce système et entièrement dedans, dépendant de sa boulimie et de son rythme, et partout où je suis allé, tu étais là, muet et terrifiant, au-dessus de moi. Toi, compte à rebours inique, qui tic quand je tente de dormir et qui tac quand je me réveille. Là aux Saintes, au sud de la Guadeloupe, où toute l’eau consommée sur l’île est importée. Là en Dominique, où les ouragans, dernièrement Maria, ont lacéré l’île, ses habitants et leurs mémoires, qui se rappellent et se préparent, chaque année, avec force et endurance pour le prochain, toujours plus violent, qui frappera les côtes à nouveau. Là aussi en Martinique, où la sécheresse imposait des tours d’eau.

Révoltant ! Édifiant ! On rationne déjà l’eau en territoire français ? Pas dans 30 ans, non, déjà là, oui, sur une des îles les plus riches des petites Antilles. Là encore aux Grenadines, où les coraux morts ont ironiquement le blanc si vif de la virginité, de l’Immaculé et du soleil, qui les chauffe tant qu’ils meurent tous. Et si ce n’était pas moi qui le vivait, c’était les autres.

À Montréal, une amie, préparée aux froids canadiens connus féroces, a finalement compté sur les doigts d’une main les jours de température négative. En France, mon père dans le roannais me racontait ses journées de jardinage en t-shirt pendant la désormais fameuse semaine de pic de chaleur en février (5).

@Koceila/Avec toutes autorisations pour Mr M

Certains diront sans doute « mais qui est-il celui qui tire des conclusions sans autre appui que son œil ? » (certains, dites-le chez vous, s’il-vous-plaît, autrement mon début de paragraphe sonnera mytho et mégalo). C’est peut-être les mêmes qui ne croient pas aux conclusions que les scientifiques tirent de leurs longues études. Mais à ces gens-là, j’aimerais dire qu’il y a une limite à ce que l’on peut nier sans autre argument que son assurance égotique, et que cette observation, sur l’espace d’une courte vie, des biomes séchés, chauffés, cuits et changés, n’est ni habituelle, ni anecdotique.

Alors pourquoi rien ou presque ne change ?

Parce qu’il y a d’autres logiques bien plus fondamentales pour certains que la survie humaine, à savoir l’accumulation et le temps court. Ces logiques assassines, qui vous font croire que vous y gagnez au change quand vous construisez des bassines ou des autoroutes. À dire vrai, vous y gagnez un temps, c’est pour ça que le court terme est si sucré. Mais après le pic de glycémie, la descente est amère.

Quand dans 5 ans, l’aéroport international de la Dominique aura vu le jour, les hôtels et autres resorts qui émergeront pour accueillir cette masse homogène de touristes exigeants la « Dominica’s true experience » changera durablement les côtes et les habitants de cette île si particulière (6).

@Koceila/Avec toutes autorisations pour Mr M

Quand dans X années, le plus grand téléphérique du monde aura vu le jour sur ce « joyau des Caraïbes », qui seront les idiots qui monteront, des heures durant, les sentiers, le visage rouge et les chaussures pleines de boue ?

Le débarquement, dont j’ai été témoin, d’un énorme bateau de croisière à Roseau, la capitale, ne m’inspire ni confiance ni espoir quant à la capacité de cette île pauvre à gérer durablement la manne financière qui pourrait permettre à ses habitants de mieux survivre et à ses dirigeants, de plus en plus impopulaires, de brandir leurs succès pour durer un peu plus longtemps.

« Mais si l’époque nous impose son vernis, nous lui imposerons nos couleurs et si elle s’entête à nous vouloir solitaires, nous tisserons les plus grands paréos, solides comme de la maille de fer »

Le tableau n’est pas très heureux, je vous l’accorde. Mais il est ce qu’il est et nous autres, âmes en quête, n’avons pas d’autres décors dans lesquels jouer nos rôles. Mais si l’époque nous impose son vernis, nous lui imposerons nos couleurs et si elle s’entête à nous vouloir solitaires, nous tisserons les plus grands paréos, solides comme de la maille de fer (7).

On me demande souvent pourquoi j’ai entrepris ce voyage. J’ai donné mille raisons : j’étais parti pour me rendre compte, pour voir avant qu’il ne soit trop tard, pour sentir mon corps s’adapter lentement aux nouvelles saisons, aux nouvelles latitudes, pour rencontrer ces gens que je n’aurais jamais connu sinon ; pour voyager autrement, comme London et ses trains de hobbos ou Bouvier et sa 2cv démontée ; aussi pour goûter, éprouver, échanger, découvrir, et parce que le monde mérite bien quelques photos. Mais, à force d’en parler, j’ai l’impression que les raisons s’épuisent, superficielles bouées, et que le voyage se suffit à lui-même.

©Clémence Barbier.

Quand je pense à ses contours, ses reliefs, ses formes, ses vies, et puis ses humains gris ou mauves, sereins ou joyeux, circonspects ou sages, qui peuplent cette ronde différemment, et qui, balles de caoutchouc rebondissantes, s’embêtent à construire et à faire durer ces liens qui fondent notre Humanité, je me demande « comment aurais-je pu faire autrement ? »

– Koceila Bounouar à suivre sur JeanJeanSeBalade


Sources :

(1) aussi et surtout parce que je ne suis ni Hugo le maître des images, ni Dostoïevski le maître de la psychologie humaine, et même si j’étais l’un des deux, ou les deux, soyons ambitieux, je douterais en ma capacité sur-divine de faire changer, à l’échelle de l’humanité, un mode d’existence titillant aussi tendrement et succulement notre système dopaminergique.

(2) Rétroaction climatique. Wikipédia. https://fr.m.wikipedia.org/w/index.php?title=R%C3%A9troaction_climatique&wprov=rarw1

(3) Loïc Chauveau (2015, 20 septembre). Pourquoi le réchauffement climatique est-il si difficile à comprendre ? Sciences et Avenir. https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/developpement-durable/pourquoi-le-changement-climatique-est-il-si-difficile-a-comprendre_102527

(4) Conseil aux voyageurs : faire du stop en Espagne, à partir de Valence jusqu’à Gibraltar, est déconseillé, mais quand-même conseillé, parce qu’après tous les découragements, votre cœur, ramolli, déçu et fatigué, se rend compte que tout ça n’était qu’une préparation pour l’émerveillement et le ravissement que la rencontre des quelques personnes, résistantes encore à l’idée que l’humain n’est que flétrissure morale, ambitions vénéneuses et tueur en série, provoquerait.

(5) Gary Dagorn (2024, 02 mars). Pourquoi les températures battent tous les records depuis la mi-2023 ? Le Monde.
https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2024/03/03/climat-pourquoi-les-temperatures-battent-tous-les-records-depuis-la-mi-2023_6219806_4355770.html

(6) GEO avec AFP (2021, 07 décembre). Thaïlande : les îles Phi Phi, dévastées par le tourisme de masse, promettent de se réinventer. GEO. https://www.geo.fr/voyage/thailande-les-iles-phi-phi-devastees-par-le-tourisme-de-masse-promettent-de-se-reinventer-207393

(7) Maxime Lerolle (2024, 12 mars). Yourte, fournil, ils vivent aux marges du capitalisme et du patriarcat. Reporterre. https://reporterre.net/Yourte-fournil-Ils-vivent-aux-marges-du-capitalisme-et-du-patriarcat?var_ajax_redir=1

- Cet article gratuit et indépendant existe grâce à vous -
Donation