En 1972 paraissait un rapport scientifique qui fit l’effet d’une bombe. Le rapport Meadows, intitulé « The limits to growth », annonçait pour la première fois au monde les limites physiques de la croissance économique. Sa conclusion est formelle : la persistance du modèle de société actuel et l’épuisement des ressources qui en découle conduit inévitablement à un « crash » dramatique au cours du XXIe siècle. Pourtant, 50 ans plus tard rien ne semble avoir changé. Dans le podcast Dernières Limites, la journaliste Audrey Boehly fait le point en interrogeant des experts et des scientifiques de la question. Quelle marge de manœuvre nous reste-il pour inverser la tendance ? Quel avenir est encore possible à la lumière des ressources disponibles et des enjeux écologiques à venir ? Entretien.

Mr Mondialisation : Votre podcast « Dernières Limites » qui sort aujourd’hui, se construit autour des 50 ans du Rapport Meadows. Publié en 1972, ce rapport alertait sur la finitude des ressources planétaires dans une société à la croissance infinie. Quel était le contexte des années 70, et celui de la parution de ce rapport ?

Audrey Boehly : Avec le début des années 70, nous sommes en plein milieu des trente glorieuses qui associent frénésie consumériste et progrès technologiques. On est donc dans une phase d’accélération de la croissance et de l’exploitation des ressources, même si, en même temps, on commence déjà à observer les impacts environnementaux de ce mode de vie. Parallèlement à cela, on assiste donc également au début de l’éveil d’une conscience environnementale. Certaines grandes organisations de défense de l’environnement vont ainsi voir le jour, telles que Greenpeace ou les Amis de la Terre.  Plus généralement, c’est une période où nait le mouvement écologiste avec la candidature de René Dumont ou encore la parution d’ouvrages fondateurs de la pensée écologiste comme Le printemps silencieux, de Rachel Carson.

« Paradoxalement, on est donc à la fois dans un grand enthousiasme autour de l’accélération de la croissance et dans un éveil des consciences écologistes »

C’est dans ce contexte que le Club de Rome, un think thank composé d’économistes et de personnalités du monde des affaires, se pose la question de la durabilité de la croissance et s’inquiète de son impact sur le monde économique au long terme. Ses initiateurs vont alors commander le rapport Meadows, un rapport scientifique mené par l’équipe du MIT (Massachusetts Institute of Technology).

Dernières limites, un podcast d’Audrey Boehly. – Crédits : Audreu Boehly

 

 

 

Mr M. : Quelles sont les grandes conclusions de ce rapport ?

Audrey Boehly : C’est un rapport purement scientifique qui développe une approche complètement nouvelle pour l’époque, puisque l’idée est de modéliser mathématiquement l’ensemble de l’activité humaine afin de prévoir l’évolution d’un certain nombre de variables dans le temps, comme la population, la production agricole, le niveau des ressources, la production de biens et de services ou encore la pollution.

Un des premiers scénario étudié par les scientifiques est celui où la croissance se poursuit spontanément. Ils observent alors la prévision d’un crash au cours du XXIe siècle, produit soit par un manque de ressources énergétiques lié à la surconsommation soit par la pollution qui finit par ralentir la production agricole, engendrant inévitablement un manque de ressources alimentaires à l’échelle mondiale.

Dans une stratégie d’évitement, les scientifiques vont ajuster certaines variables du modèle de façon parfois extrêmement optimiste, comme une hausse spectaculaire des rendements agricoles ou des progrès techniques. Malgré cela, les auteurs du rapport Meadows observent dans tous les cas que la continuité de la croissance conduit à un crash, soit à un effondrement drastique de la courbe de population après avoir atteint un pic. Le seul scénario d’évitement efficace est celui où la production et la hausse de la population sont limitées, ce qui permet une stabilisation du modèle.

 

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Mr M. : Quel a été l’impact de cette publication sur le monde scientifique, politique et citoyen ?

Audrey Boehly : Au moment de leur parution, ces conclusions ont fait l’effet d’une bombe parce qu’elles démontrent scientifiquement et physiquement que la poursuite de la croissance n’est pas tenable et mène la société toute entière vers un crash dramatique. Ce rapport a rencontré un large succès auprès du grand public et s’est écoulé à des milliers d’exemplaires à travers le monde après avoir été traduit dans plusieurs langues.

Mais parallèlement à cela, on assiste aussi à un levier de boucliers énorme de la part du monde économique et politique pour qui la croissance est encore considérée comme la colonne vertébrale de nos sociétés. Le changement de paradigme est donc inenvisageable pour les convaincus du dogme de la croissance qui réagissent de façon assez violente face aux conclusions du rapport. En fin de compte, cette étude a été assez rapidement enterrée et on a purement et simplement cessé d’en parler. Si bien que, 50 ans plus tard, on le redécouvre peu à peu.

 

Mr M. : Quand et comment avez-vous pris connaissance de ce rapport ? Comment vous a-t-il impactée ?

Audrey Boehly : J’ai pris connaissance de ce rapport il y a seulement quelques années grâce à un ami qui m’en a parlé par hasard, ce qui est d’autant plus étonnant quand on sait que je suis ingénieur de formation et aujourd’hui journaliste scientifique. Alors qu’il s’agit d’une recherche effectuée par l’équipe d’un laboratoire des plus prestigieux au monde qui pose des questions très graves sur le fonctionnement de notre société.

« je n’en avais jamais entendu parler auparavant ».

La découverte de ce rapport a été pour moi une énorme remise en cause de mes idées de l’époque. A ce moment-là, je m’intéressais déjà à la question environnementale et au climat. En tant que scientifique, je travaillais beaucoup sur des sujets techniques comme l’énergie verte, l’hydrogène et plus généralement toutes ces nouvelle technologies décarbonnées. Cela me donnait quelque part pas mal d’espoir sur la possibilité d’allier la limitation du réchauffement climatique et nos modes de vie actuels grâce à une transition énergétique efficace.

Mais à la lecture du rapport Meadows j’ai compris à quel point tout cela était loin d’être si simple, notamment en considérant les ressources nécessaires à une telle transition et les limites planétaires existantes, pour certaines déjà dépassées ou presque.

Ce rapport m’a permis de prendre en compte les questions centrales à se poser encore aujourd’hui : que peut-on faire avec la marge de manœuvre qui nous est donnée à la lumière des ressources planétaires réellement disponibles ? De plus, dans un contexte d’inégalités tel qu’on le connait aujourd’hui, comment partager équitablement ces ressources entre nations et individus alors qu’elles vont drastiquement diminuer ?

 

Mr M. : 50 ans après le rapport Meadows, pourquoi lancer un podcast à ce sujet ? 

Audrey Boehly : En tant que journaliste, je pense avoir un rôle de diffusion de l’information scientifique afin que tout un chacun puisse s’emparer du sujet climatique et le comprendre dans une plus grande complexité. On a en effet parfois tendance à simplifier le débat, à demeurer sur une forme de pensée magique comme le mythe de la croissance verte ou de la transition écologique grâce au progrès de la technologie. Ces récits semblent très attrayants, comme un coup de baguette magique qui va nous sortir de la crise. En réalité, c’est beaucoup plus compliqué que ça, et cette complexité il faut l’expliquer afin qu’elle soit comprise par le plus grand monde. En tant que journaliste scientifique, j’ai envie de contribuer à cela.

 

Mr M. : Votre première interview est celle de Dennis Meadows, directeur de recherche qui a mené à l’élaboration du rapport du Club de Rome aux côtés de son épouse Donella Meadows. 50 ans plus tard, quel est le message qu’il veut faire passer ?

Audrey Boehly : Dennis Meadows appuie en particulier sur l‘importance de faire les bons choix dans un contexte où nos moyens d’action sont limités par les ressources disponibles et la nécessité de maintenir au mieux les équilibres écosystémiques de notre planète. Si cette marge de manœuvre est aujourd’hui encore plus réduite qu’en 1972 (date de parution du rapport), il est urgent de prioriser ce qui est le plus important pour nous en tant que société.

Dennis Meadows insiste sur le fait que nous avons encore aujourd’hui les moyens d’assurer une vie décente pour tous tout en réduisant les inégalités. Mais cela est possible seulement si l’on se donne le bon objectif, qui n’est pas de maintenir une société de la surconsommation à laquelle on essaye désespérément de se raccrocher. Son message d’alerte aujourd’hui est donc assez simple : même si nous possédons une marge de manœuvre plus réduite qu’il y a 50 ans, les possibilités de s’en sortir existent toujours si nous faisons les bons choix.

 

Mr M. : Aujourd’hui nous sommes le 3 mars, date d’anniversaire du rapport Meadows, mais aussi jour de sortie du podcast Dernières Limites. Pourquoi avoir choisi le format podcast ? A quoi peuvent s’attendre vos auditeurs ?

Audrey Boehly :

« Ce qui me semble important c’est d’entendre la parole des scientifiques ».

Parce qu’aujourd’hui cette parole est trop peu entendue dans l’espace publique et est masquée par la parole politique et économique qui reste dans une illusion de la croissance verte. Ce que les scientifiques ont a dire aujourd’hui est extrêmement différent car ils prennent en compte les limites planétaires et appellent à plus de sobriété et à un meilleur partage des ressources. J’ai voulu leur donner la parole pour que les gens puissent littéralement entendre leurs voix.

Audrey Boehly, journaliste scientifique. – Crédits :

Plus concrètement, l’idée de ce podcast est donc, après l’interview introductive de Dennis Meadows, de donner la parole à des scientifiques reconnus qui travaillent aujourd’hui sur la question des limites planétaires. Chacun des treize épisodes du podcast Dernières Limites sera donc l’occasion d’approfondir une thématique en particulier comme l’agriculture, la pêche, l’eau, l’énergie ou la biodiversité à la lumière des ressources disponibles et des équilibres naturels à préserver, tout en explorant les solutions existantes à leur transition.

Nous terminerons par une interview de Dominique Meda qui nous invite à changer de boussole de société en remplaçant l’indicateur du PIB par celui de l’intérêt général. De quoi réorienter la société vers une croissance du bien-être humain et non de la valeur produite. Un tout autre modèle de société nous attend.

 

Mr M. : Comment cette expérience journalistique a fait évoluer votre vision de l’avenir et de notre société ? Quel impact peut-elle avoir sur vos auditeurs ?

Audrey Boehly : Malgré mon inquiétude face à l’orientation que la société prend aujourd’hui, ce projet m’a donné beaucoup d’espoir car il m’a permis de découvrir que les solutions existent déjà. Le seul problème est que le monde politique ne s’en saisit pas (encore). Au delà d’être une question scientifique, c’est donc aussi une question de société et d’engagement pour que cette transition prenne forme, même s’il existe aujourd’hui de nombreux verrous politiques et économiques qui empêchent la mise en œuvre concrète de ces solutions. Selon moi, c’est à nous, en tant que citoyen, de mettre la pression sur le monde politique et économique afin d’activer la mise en route de la transition.

En fin de compte, le podcast Dernières Limites aide à comprendre comment tous les paramètres sont liés entre eux et à quel point il est essentiel de disposer d’une vision globale du système pour prendre les bonnes décisions.

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Pour écouter le podcast Dernières Limites d’Audrey Boehly : https://smartlink.ausha.co/dernieres-limites

 – Propos recueillis par Lou A.

Photo de couverture Montage @MrMondialisation via Archive : « The group responsible for the publication of The Limits to Growth of the Club of Rome; from left to right: Jorgen Randers, Jay Forrester, Donella Hager-Meadows, Dennis L. Meadows and William W. Behrens III »

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