Où trouver ma place dans la société actuelle ? C’est la question que se posent de nombreux jeunes aujourd’hui. Envisager son avenir dans un monde au futur incertain est un défi de taille. Un défi à la hauteur des enjeux sociaux et environnementaux actuels. C’est en partant de ce constat qu’est né le documentaire A ma place. Plongés dans le quotidien de Savannah, une jeune étudiante qui milite pour le mouvement social Nuit Debout (2016), nous sommes amenés à suivre ses questionnements, ses doutes et ses réflexions quant à son avenir. Parce-que « grandir dans un monde condamné est ce qu’il y a de plus difficile ».
Les enjeux écologiques et sociaux font désormais partie intégrante de notre quotidien. Qu’on veuille les voir ou non, ils nous affectent toutes et tous : changement climatique, effondrement de la biodiversité, creusement des inégalités sociales, atteintes croissantes aux idéaux de démocratie et, plus récemment, pandémie mondiale. Mais pas de la même manière ni à la même échelle, selon chacun d’entre nous. Et notamment les jeunes, c’est-à-dire la génération actuelle d’étudiants et toutes les prochaines générations. Nés dans un monde dont l’on dit qu’il ne sera bientôt plus question, dans un monde où le profit prévaut sur les humains comme les non-humains, dans un monde où le futur ne peut plus être envisagé avec certitude, dans un monde où une poignée d’individus décide pour le « peuple ». C’est dans ce monde-ci que la jeunesse d’aujourd’hui grandit. Le film A ma Place suit le quotidien de Savannah, une jeune étudiante de 25 ans qui cherche sa place dans la société, alors qu’elle milite pour le mouvement social Nuit Debout en 2016. Des questionnements et des luttes qui sont toujours d’actualité avec la crise sanitaire actuelle.
Le synopsis est le suivant : « Ce documentaire suit Savannah, une jeune femme qui cherche sa place. Actrice d’une révolution qui n’a pas eu lieu, elle est une fille de la classe ouvrière et souhaite réinventer la politique. De Nuit Debout à l’Ecole Normale Supérieure, Savannah doute, rêve, lutte et apprend. Elle se cherche un avenir. Récit d’un destin individuel percuté par l’histoire collective. » Retour sur un film pas comme les autres, abordant un sujet encore tabou : l’avenir de la jeunesse d’aujourd’hui, dans un monde au futur incertain.
Aux origines du documentaire
2 avril 2016, place de la République. Le mouvement Nuit Debout a commencé depuis la manifestation contre la loi Travail trois jours plus tôt, le 31 mars 2016. Un projet de loi qui s’est inscrit dans une volonté politique de simplification et d’assouplissement du droit du travail, adoptée au titre de l’article 49.3 de la Constitution (sans vote du Parlement) puis abrogée en août. Mais ce mouvement social s’est formé dans une démarche plus large que la loi Travail : celle de réinventer le monde de demain. Autrement dit, se réapproprier la parole publique et mener une réflexion commune pour une société démocratiquement, socialement et économiquement plus juste et sereine.
Parmi les militants de Nuit Debout, de nombreux étudiants. Inquiets pour leur avenir. Ils doivent faire face au déclassement, à la hausse des inégalités et à la perte de valeur de leurs diplômes. Des diplômes qui, dans le contexte actuel de crise écologique, semblent inadaptés et obsolètes pour trouver sa place dans la société de demain. On trouve parmi eux Savannah, une jeune étudiante de 25 ans qui candidate pour entrer à l’Ecole Normale Supérieure de Paris. Étudiante, mais aussi et avant tout militante. Et notamment lors de Nuit Debout. Alors qu’elle prend la parole ce 2 avril, pour lire en public un texte qu’elle vient tout juste de griffonner, la réalisatrice Jeanne Dressen l’a remarquée :
« Son discours est un appel, un cri de colère mêlé d’espoir, adressé à ceux qui, comme elle, sont assis là et n’en peuvent plus du fonctionnement de notre société. »
Ce documentaire invite à se poser des questions (entres autres, violences policières, déconnexion des dirigeants, atteintes aux idéaux de démocratie) qui ne cessent d’être d’actualité, car toutes liées à la volonté de faire « redescendre » la politique vers le bas. L’ampleur qu’ont pris les mouvements citoyens ces dix dernières années en France en sont la preuve : Les Indignés (2011), Nuit Debout (2016), Gilets Jaunes (2018), ou encore très récemment Bas les masques (2020). Avec la crise sanitaire actuelle, a été remis sur la table l’importance de la participation des citoyens aux décisions politiques, et notamment des femmes, qui ont été très sollicitées. On a aussi évoqué les écarts de revenus et de traitements entre les « premiers de cordée » et les derniers de corvée, dont certains découvrent (enfin) l’existence et l’utilité.
En suivant Savannah dans son quotidien, Jeanne Dressen cherche à comprendre les motivations de l’engagement politique. Elle se questionne : « Qu’est-ce qui rendait si irrésistible pour Savannah le fait d’aller sur la place de la République tous les jours et toutes les nuits, et de prendre part au plus grand nombre possible de manifestations quand son corps lui rappelait que ses capacités sont limitées, et que négliger ses études menaçait son entrée dans l’école dont elle rêvait ? »
Étudier ou militer ?
C’est le dilemme qui se pose à de nombreux étudiants aujourd’hui. Tout au long du documentaire, Savannah hésite, réfléchit et doute. Étudier pour entrer dans l’école de ses rêves, l’École Normale Supérieure de Paris ? Militer au sein de Nuit Debout, pour défendre ses convictions ? Agir individuellement ou lutter collectivement. Faut-il seulement choisir ? C’est tout l’objet du film.
« Grandir aujourd’hui dans un monde qui semble condamné est ce qu’il y a de plus difficile »
Extrait du discours de Savannah le 2 avril 2016
On suit donc son parcours, à la fois militant et étudiant. Elle milite activement au sein de Nuit Debout, où elle modère très souvent les assemblées. Elle est en charge de distribuer la parole et les informations urgentes, de faire le lien entre tous les participants dans un contexte galvanisant où elle est appréciée et remerciée. Où elle se sent « à sa place ». Elle en a besoin, elle doit manifester et lutter pour la participation des citoyens au débat public, pour l’appropriation de la politique par le « peuple ». Et cela même si c’est au détriment de ses études. Son engagement citoyen et politique est presque viscéral, vital :
« J’ai quatre heures de TP demain matin. Si je passe la nuit à parler là encore [modérer les assemblées tous les soirs, nldr], je vais pas survivre là. »
« J’ai l’impression d’être obsédée en fait. C’est ni plus ni moins qu’une obsession. Je pense qu’à ça tout le temps : les violences policières, ce qu’il se passe ailleurs dans les autres villes, pourquoi, comment … Tout le temps, tout le temps. Je n’arrive même plus à savoir quand je m’endors et quand je me réveille parce-que j’en rêve la nuit. C’est très dur. »
Étudier, apprendre, savoir, fait aussi partie intégrante de sa vie. Depuis qu’elle a découvert la sociologie, en s’intéressant aux ouvrages de Pierre Bourdieu, elle a repris goût aux études. Savannah est passionnée par la sociologie, cette clé de compréhension du monde, tout comme elle aime profondément militer, mais la différence réside dans le fait qu’en classe elle ne se sent pas « à sa place ». Bien qu’elle mène une scolarité brillante, elle ne se sent pas légitime. Elle se sent tiraillée entre deux univers : celui des études et celui du militantisme, plus proche des valeurs et normes inculquées pendant son enfance. La lutte sociale ne cesse de l’appeler. Y a-t’elle vraiment sa place ? Et puis, qui doit en décider ? En tant que jeunes, confrontés dès l’enfance à l’urgence écologique et sociale, savoir comment et où trouver sa place dans la société actuelle est devenu une réelle problématique. Très tabou cependant, peu d’étudiants osent en parler.
Où trouver sa place dans la société actuelle ?
Nulle part et partout à la fois. Pour comprendre toute la complexité du dilemme qui se pose dans la tête des étudiants, il faut creuser plus loin. Et notamment dans leur socialisation primaire (au cours de l’enfance) et secondaire (dès l’enseignement supérieur). C’est ce que s’est attachée à faire Jeanne Dressen -la réalisatrice- avec Savannah, en la suivant dans les moments militants comme intimes, quand l’étudiante est en famille. Si Savannah se sent à sa place dans le contexte militant, c’est parce-qu’il lui permet de renouer avec sa socialisation primaire. Fille d’ouvrier, née dans une famille politisée à gauche, Savannah est sensible aux luttes ouvrières et plus largement aux droits des travailleurs. Ce qui explique son implication dans le mouvement Nuit Debout. A l’inverse, elle ne se sent pas légitime à entrer au sein de l’Ecole Normale Supérieure de Paris. Boursière, fille d’ouvrier et n’habitant pas à Paris, elle explique ressentir une forme de « violence symbolique » dans ses études au quotidien.
NB : La violence symbolique est un processus de soumission par lequel les dominés [ici Savannah] perçoivent la hiérarchie sociale comme légitime et naturelle. Les dominés intègrent la vision que les dominants ont du monde. Ce qui les conduit à se faire d’eux-mêmes une représentation négative. La violence symbolique est source chez les dominés d’un sentiment d’infériorité ou d’insignifiance.
Mais, en même temps, la reprise de l’école est une revanche sur la vie qu’elle ne peut mettre de côté. Après deux ans d’arrêt des études pour des problèmes de santé, pendant lesquels elle a découvert les travaux de Pierre Bourdieu, elle a repris les études dans le domaine de la sociologie où elle se plaît et excelle … jusqu’à Nuit Debout. Alors qu’elle doit valider son semestre pour candidater à l’Ecole Normale Supérieure de Paris, l’école de Bourdieu qu’elle admire tant, elle passe toutes ses nuits à modérer les assemblées citoyennes Place de la République. Tiraillée entre deux vies parallèles, elle est de plus en plus fatiguée et faiblit. Mais elle tient plus que tout à ses études : « Si c’est pour abandonner maintenant [elle a repris les cours depuis un an et demi, nldr] parce-que je suis trop impliquée dans le militantisme, je pense que je m’en remettrai pas ». Des études où elle ne sait d’avance qu’elle ne se sentira pourtant ni légitime ni à sa place.
Une fois acceptée à l’ENS, entourée de ses proches, elle confie :
« J’ai envie d’écouter Pablo. C’était la toute première semaine de Nuit Debout, j’étais chez lui parce-que j’avais peur pour mes études. Il m’a dit qu’on aurait davantage besoin de moi dans quelques années quand je serais diplômée que aujourd’hui sur la place de la République. Et que s’il y avait un choix à faire, c’était celui-là qu’il fallait que je fasse. Je l’ai jamais oublié ça »
Elle envisage son master à l’Ecole Normale Supérieure de Paris comme le moyen d’obtenir les armes intellectuelles, les outils, pour mieux lutter contre le monde délirant dans lequel on vit. Pour défendre une société plus juste. Mais est-ce que ce choix sera vraiment le bon ? Après avoir expérimenté la violence de la police, et donc de l’État, est-elle prête à côtoyer dans ses études des personnes qui ne questionnent pas ou souhaitent justement perpétuer cette violence étatique ? Aimer ce que l’on étudie est une chose, aimer le contexte dans lequel on doit étudier en est une autre. D’autant plus lorsque ce contexte est en contradiction totale avec les valeurs qui ont accompagné notre enfance. Soit deux mondes que tout oppose : les proches que l’on connaît depuis notre enfance, et les études. Est-il vraiment possible de concilier les deux ? Réponse dans les salles le 9 septembre 2020.
– Camille Bouko-levy