À Pourgues, en Ariège, une poignée d’habitants ont décidé de laisser tomber le superflu des centres urbains pour vivre ensemble en communauté. Elfi Reboulleau, l’une des initiatrices du projet, nous présente cette aventure passionnante. Une utopie concrète, parmi d’autres, qui a été document par la vidéaste Alex Ferrini.

Mr Mondialisation : Vous êtes l’une des fondatrices de la communauté de Pourgues. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans cette aventure hors normes ?

Elfi Reboulleau : C’était un pari qui réunissait plusieurs de mes centres d’intérêt : le renouveau éducatif, la transition écologique, la construction d’une vie collective respectueuse de l’individu, la permaculture : ce projet, c’était l’occasion de réunir en un même lieu tous ces champs d’expérimentation, sur un terrain de jeu de 50 hectares et avec 25 autres passionnés !

Mr Mondialisation : Expliquez-nous plus en détail les objectifs que vous poursuivez…

Elfi Reboulleau  : Un des objectifs principaux, selon moi, c’est de nous offrir à tous, quels que soient nos âges, sexes ou situations, un cadre co-construit dans lequel nous pouvons être respectés en tant qu’individus libres et responsables. Dans ce cadre, qui reste toujours évolutif, nous nous offrons l’espace de nous déployer sans pression extérieure abusive dans la direction qui nous convient, en ayant confiance que cette direction sera juste pour nous et pour notre environnement. Pour cela, nous avons à cœur de « faire société » d’une nouvelle manière, avec les outils que nous avons évalué comme étant les plus pertinents pour une gouvernance horizontale qui favorise l’émergence de l’intelligence individuelle et collective.

Nous sommes aussi plusieurs ici à avoir comme souhait de développer une autonomie de plus en plus grande par rapport au modèle dominant : autonomie matérielle (énergie, alimentation, etc.) mais aussi autonomie de pensée, et nous sommes actifs dans ces deux directions.

Mr Mondialisation : Avez-vous rencontré des difficultés pour mettre en place ce projet ?

Elfi Reboulleau  : Une fois que l’idée a émergé, le groupe s’est constitué en quelques mois à peine, et l’achat du lieu a été réalisé dans l’année qui a suivi. Pour réunir les sommes nécessaires, chacun a investi ce qu’il pouvait à son niveau (parfois rien du tout, ce n’était pas une condition pour faire partie du projet), nous avons sollicité nos proches pour des prêts, avons fait une campagne de financement participatif, le propriétaire nous a également fait crédit d’une partie de la somme… et nous avons réussi !

Nous ne nous connaissions pas pour la plupart, avant de nous installer ensemble, et nous avons découvert que nous étions tous très différents. C’était un véritable challenge de faire cohabiter autant de sensibilités : entre les véganes et ceux qui souhaitaient élever des animaux, les nudistes et ceux que la nudité dérangeait, les différences au quotidien dans les besoins de rangement, de calme, ou encore entre les différentes définitions de la notion d’écologie pratique ! Mais le mode de gouvernance que nous avions choisi, inspiré des écoles démocratiques type Sudbury, était justement pertinent pour nous permettre de co-créer un cadre de vie commun et flexible dans lequel nous nous sentions tous à l’aise.

Une des difficultés que nous avons rencontré, c’est de composer avec notre envie de départ de construire des habitats légers, écologiques et autonomes sur place et la classification légale de notre terrain, qui ne nous permet pas aujourd’hui de construire ce type de structures pour y vivre, mais uniquement pour les louer à des visiteurs. Nous créons peu à peu un lien de confiance mutuelle avec la mairie, mais cela n’était pas gagné d’avance. Des structures légères avaient été construites sans autorisation au tout départ, et cela à créé une certaine tension. De plus certaines rumeurs circulaient sur notre projet (Étions-nous une secte ? Pourquoi les enfants n’allaient pas à l’école ? Que venions-nous faire ici ?). Nous avons organisé plusieurs évènements festifs, des visites guidées, une réunion publique, et nous prenons peu à peu notre place dans le territoire, en tissant des liens avec nos voisines et voisins ariégeois.

Une autre difficulté a été la pérennité financière du projet. Au bout d’un an sur place, nous nous sommes rendu compte que nous avions besoin de nous retrousser les manches si nous ne voulions pas faire rapidement banqueroute. Alors, les idées ont fusé : comment dépenser moins ? Comment gagner suffisamment pour pouvoir payer nos frais et investir dans le développement du projet ? Nous avons entre autres réduit les dépenses alimentaires au minimum (fruits, légumes, farines, graines), développé les jardins, et avons décidé démarrer une activité d’accueil sur place.

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Mr Mondialisation : Aujourd’hui, est-ce que vous réussissez à appliquer vos idéaux jusqu’au bout ?

Elfi Reboulleau : Pour moi, notre radicalité, c’est notre force. Je préférerais que le projet s’éteigne plutôt que de revenir sur nos « idéaux » de base. Par exemple, dans ce pari en la capacité de l’individu à se responsabiliser, nous avons fait le choix de ne rendre aucune tâche obligatoire. Il y a tout un lieu à faire tourner, avec des dizaines de visiteurs par semaine à certains moments, des chambres et des repas à préparer, une maison à nettoyer, des jardins à entretenir, la liste est longue pour que tout « roule ». Et pourtant personne ici n’est obligé de rien, tout se fait sur la base de la transparence et du volontariat. Pareil pour la participation financière mensuelle, nous avons un pot commun avec lequel nous payons les charges et achetons les matériaux et aliments de base, mais il n’y a pas de contribution minimum, nous faisons confiance à chacun pour faire au mieux, et confiance en la vie pour que les disparités se transforment en complémentarité. Et ça fonctionne bien. C’est un total changement de regard sur la personne humaine : nous avons appris à nous méfier de l’autre, à nous mettre en compétition. Ici nous réapprenons à nous faire confiance et à collaborer, sans nous forcer, mais parce que c’est ce dont nous avons spontanément envie.

Mr Mondialisation : Vous avez mis la question de l’éducation des enfants au centre, en misant en particulier sur leur liberté. Pourquoi ?

Elfi Reboulleau : Que les enfants soient libres d’être respectés dans leurs droits fondamentaux, celui de disposer de leur corps et de leur esprit notamment, nous a paru une évidence, même si aujourd’hui les discriminations liées à l’âge sont encore la norme.
Inspirés entre autres par les différentes expériences d’école qui ont laissé les jeunes libres de choisir leurs apprentissages (dont la plus ancienne, Summer Hill, a plus de 80 ans), nous avons fait le choix de miser sur la pertinence intrinsèque des individus à s’autodéterminer, dès le plus jeune âge. Que se passe-t-il lorsqu’on laisse un individu se construire dans un cadre sécurisant et sans pression extérieure ? Alors il a l’espace d’apprendre à se connaître, de construire son expérience et son rapport au monde sereinement, de trouver la voie de son enthousiasme et de son génie personnel.

Il y a beaucoup de confusion et de peur liées à ce choix éducatif. Dire que les enfants ici sont « libres » ne signifie pas qu’ils font « ce qu’ils veulent ». L’apprentissage de la liberté va de pair avec celui de la responsabilité, et constitue une expérience de chaque jour (ça vaut aussi pour les adultes !). Cela ne signifie pas non plus qu’il n’y a plus de transmission ou d’accompagnement, mais que cet accompagnement ne se base plus sur un rapport de domination. Il n’est pas non plus question de considérer que les enfants seraient des sortes de mini-adultes, mais que leurs spécificités ne justifient pas une inégalité en droit et en considération.

Cette question des représentations liées à l’âge, des rapports de pouvoir qui s’ignorent et de la construction d’un nouveau rapport aux enfants m’a tellement passionné que j’en ai écrit un livre, intitulé Qu’est-ce que l’âgisme ? Reconnaître et prévenir les discriminations liées à l’âge aux éditions du Hêtre Myriadis que l’on peut trouver ici pour approfondir la question. Ne pas apprendre à se soumettre aveuglément à une autorité, développer un esprit critique, respecter l’autre par réelle envie et non par peur, autant de gages d’une génération future encore et toujours plus à même de se prendre en main.

Mr Mondialisation : Comment faire pour que votre expérience de transition puisse s’ouvrir à d’autres, que le retour à la terre ne reste pas l’affaire d’une minorité ?

Elfi Reboulleau : J’observe que ce qui fonctionne le mieux, c’est le partage concret de nos vécus. À travers le film d’Alex Ferrini, ou une interview comme celle-ci, ou encore mieux avec une immersion directement dans un lieu comme le Village de Pourgues. C’est là que les préjugés sur la vie à la campagne (« On va s’ennuyer là-bas ! »), ou la vie en collectif (« Ça doit être le chaos, moi je ne pourrais pas… » ) peuvent se dissoudre d’eux-mêmes, et que l’on peut expérimenter le retour à la joie d’une vie simple matériellement et la découverte d’une qualité de vie où les paysages grandioses de nature sont présents au quotidien, où l’on réapprend à faire des choses de ses mains et à œuvrer avec la Terre, où l’on développe un nouveau rapport au temps et à l’activité, etc.

Certains membres du village accompagnent les porteurs de projets d’écovillage qui s’intéressent à notre mode de gouvernance, nous organisons aussi des formations immersives sur ce sujet où nous partageons toute notre expérience et les connaissances que nous avons acquises.

Et surtout, notre expérience ici montre que le carburant principal pour réaliser une transition de ce type n’est pas la peur d’un futur effondré, ni même la colère contre un système en perdition, mais plutôt l’enthousiasme et la joie à vivre selon ce qui nous semble juste, ce qui nous fait vibrer, ce qui fait sens pour nous. Cela peut sembler un détail… mais à bien y réfléchir cela a son importance.

Elfi Reboulleau est une poète, une musicienne et une autrice. Elle a publié plusieurs contes philosophiques, un ouvrage consacré à la grossesse et à la naissance, L’enfantement conscient, et un livre consacré à la considération des personnes quelque soit leur âge, y compris les plus jeunes, intitulé Qu’est-ce que l’âgisme ?. Elle est également psychothérapeute, mère de deux enfants, et co-fondatrice du village de Pourgues, dans l’Ariège.

Crédit image : Alex Ferrini
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