Les algues vertes tuent ! Pas seulement les animaux mais aussi les hommes. Le responsable est connu de longue date : l’hydrogène sulfuré (H2S) émanant des algues vertes. Il ne s’agit pourtant pas d’une fatalité. Car si le responsable est identifié, le coupable, lui, tente de se dérober : une agriculture productiviste dont les pratiques remontent à la « modernisation agricole » des années 60 ! L’ « histoire interdite » des algues vertes constitue le cœur d’une courageuse enquête dessinée, signée de la journaliste Inès Léraud et du dessinateur Pierre Van Hove*. La Gazette de Gouzy a rencontré la journaliste. Entretien croisé.

Image : Matthieu MacWznk

Gouzy : Un jour, à la sortie d’une conférence, un homme t’a remis un dossier sur « les morts des algues vertes ». Ce fut le point de départ de ton enquête. Qu’est-ce qui a fait qu’à ce moment là, tu as choisi de te consacrer pleinement à ce sujet ?

Inès Léraud : Moi ce que je trouvais intéressant, c’est qu’à la différence des autres dossiers que j’avais l’habitude de traiter, comme l’amiante, la radioactivité ou les pesticides, il y avait là un phénomène hyper visible d’algues vertes. Les effets sur la santé des algues vertes ne sont pas différés dans le temps, contrairement aux autres produits toxiques sur lesquels j’enquête, mais sont immédiats. Les morts sont retrouvés sur les tas d’algues vertes. Il y a une situation hyper intéressante pour moi : je n’ai pas à trop creuser la question scientifique, alors que d’habitude je passe mon temps à enquêter sur les rapports scientifiques pour essayer de montrer les liens de causalité entre l’exposition et la maladie. Là, je n’ai pas à me prendre la tête sur les questions scientifiques. Tout est là et du coup, je vais pouvoir enquêter sur l’aspect politique, sur le discours politique, sur comment, face à quelque chose d’aussi énorme et évident, on peut avoir des réactions de déni, de mensonge, sur comment on manipule les foules. Ici, le discours politique est clairement mensonger et on peut étudier ce mensonge sans avoir à prouver des choses scientifiques.

Ce qui marque une vraie différence par rapport à tes enquêtes précédentes…

Dans ce que j’avais fait auparavant, il demeurait toujours des doutes scientifiques parce que jamais on ne pourra réellement prouver un lien entre un cancer et une exposition à un produit chimique chez une personne. On peut le prouver plutôt à l’échelle d’une population.

Là, pour moi c’est clairement une enquête politique. Ce n’est plus tellement une enquête scientifique, parce que tous les acteurs, y compris les scientifiques, sont pris dans des enjeux politiques. Tout est prouvé depuis très longtemps et finalement, ces connaissances tardent à devenir publiques parce qu’il y a des intérêts politiques et économiques en jeu.

Dans ton enquête, tu montres bien qu’il y a deux tabous. Il y a celui des conséquences, avec des « lanceurs d’alerte » qui ont montré que les algues vertes tuent et pas seulement les animaux. Et il y a un tabou plus politique qui est celui des causes, à savoir les pratiques de l’agriculture intensive. Quel a été le moment fort de ton travail ?

Le moment vraiment fort pour moi, c’est le témoignage de l’ancien élu de la FNSEA, le producteur porcin, qui raconte comment la valeur et la richesse que créent les agriculteurs sont récupérées, par qui, comment et de quelle manière l’argent des subventions, l’argent des impôts et cetera, qui est distribué aux agriculteurs via la PAC est finalement ensuite capté par quelques grosses familles. Ces transferts d’argent, pour moi, c’est l’aspect qui a été le plus important et le plus intéressant à étudier.

© Gwenhaël Blorville – La Gazette de Gouzy.

[ZOOM: quand la richesse échappe aux agriculteurs !

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Comme le souligne Inès Léraud dans son enquête, aujourd’hui 99 % des agriculteurs se retrouvent captifs de grands groupes industriels (Triskalia, Cooperl…) qui ont la mainmise sur l’ensemble de la chaîne de production. De l’alimentation pour les animaux, à la transformation, en passant par l’élevage ou les engrais, rien n’échappe au contrôle de l’industrie agro-alimentaire. Comment peut-on se laisser « piéger » dans un tel système, pourrait-on se demander. La logique est implacable : l’endettement pousse à l’intensif. Pour s’installer, nombre d’agriculteurs contractent des emprunts bancaires, souvent exorbitants, et doivent produire de manière intensive pour les rembourser. Résultat : comme le souligne Inès Léraud, « les gains de productivité sont captés par les dirigeants de l’agro-alimentaire, les banques et la grande distribution. » (p. 103) ]

Tu as rencontré également Jean-Yves Guillou, un ancien éleveur laitier intensif de Fouesnant, qui était aussi syndiqué à la FNSEA et qui a fini par remettre en cause cette logique productiviste. Selon lui, « pour résoudre le problème des marées vertes, il faudrait plutôt décroître, produire moins. » Cette rencontre a-t-elle été un autre moment important ?

Pour cet agriculteur, Jean-Yves Guillou, oui en effet, mais tout le monde le dit : si on ne veut plus avoir d’algues vertes, il faut produire moins. Il faut décroître. Moi j’ai trouvé le parcours de cet agriculteur intéressant parce que le plan algues vertes, qui est un plan étatique censé réduire la quantité d’algues vertes sur le littoral, a changé sa vie mais pas de la manière dont on croit. Lui, il a compris le « théâtre politique » en participant aux réunions du premier plan algues vertes. Il a finalement décidé de changer de système, non pas parce qu’il a été convaincu par ce plan algues vertes mais au contraire, parce qu’il s’est rendu compte que ce plan n’était en fait qu’un simulacre et que les agriculteurs se faisaient complètement dépouiller par les industriels, avec la complicité de l’État.

Est ce-que c’est l’aspect inévitablement anti-productiviste de ton enquête qui dérange selon toi ?

Je ne pense pas parce que les propos anti-productivistes sont hyper courants. Même le conseil départemental tient des propos anti-productivistes. Après, ce sont des propos qui se différencient complètement des actes, mais le conseil départemental va dire : « il faut qu’on fasse moins de quantité mais plus de qualité ». C’est un propos quasi généralisé. Non, ce n’est pas ça ma conclusion. C’est plutôt la souveraineté des personnes à décider de ce qui se passe sur leurs communes et de quelle manière l’alimentation peut être produite. Ce n’est pas : productivistes ou pas productivistes. C’est davantage, un peu comme on a pu dire pour les populations colonisées : il faut le libre arbitre des personnes et des populations, quant au destin de leur territoire. Et c’est ça que j’ai trouvé intéressant, c’est qu’il y a une sorte de colonisation à l’intérieur de la France. Les régions rurales de France ont été traitées comme des colonies. C’est-à-dire qu’il y a eu une politique étatique très centralisée qui a décidé de leur avenir, sans prendre du tout les décisions en accord avec les populations. Et aujourd’hui, on a acculturé des territoires entiers. Dans l’histoire de Jean-Yves Guillou, on voit bien comment il a décidé de reprendre en main son destin et comment il a décidé de ne plus se fier ni à ceux qui, soi-disant, combattent les algues vertes à travers les plans algues vertes, ni aux industriels pour qui il travaillait. Il a donc entièrement repris à son compte sa production.

© Halte aux marées vertes, 2019

Quelles sont les conséquences de ton enquête ? Peux-tu d’ores et déjà en mesurer certains impacts ? Au niveau journalistique, par exemple, ton enquête a-t-elle suscité d’autres enquêtes sur le sujet ?

Quand tu vois le travail d’Élise Lucet par exemple, il y a déjà un gros travail journalistique qui est fait sur le système agro-alimentaire et pas forcément que breton. En tout cas, cette BD a été énormément relayée. La presse nationale en a beaucoup parlé. Il y a eu deux articles dans Le Monde, deux dans les Inrocks, un dans Grazia… Ça veut donc dire que ce fond est énormément relayé et puis aussi, de mon côté, j’ai eu beaucoup de retours y compris, pour la première fois, de journalistes me disant : « je veux vous parler des pressions que je subis au sein de ma rédaction locale ». J’ai donc l’impression que cela a libéré une parole à un niveau que je n’avais jamais atteint d’habitude à travers mes enquêtes. Jusque là, il y avait en effet toujours des zones de résistance et notamment dans le journalisme où je n’avais pas encore eu de témoignage de censure et d’auto-censure en Bretagne. Là, j’ai reçu au contraire beaucoup de retours de journalistes de la presse locale.

C’est étonnant de voir à quel point la BD circule, à quel point elle est offerte. Souvent en signature, les gens me disent : « j’ai envie de l’offrir à mon père qui travaille dans l’agro-alimentaire », « j’ai envie de l’offrir à ma mère qui ne comprend pas les questions écologiques et qui ne me croit pas quand je lui dis qu’on nous ment » ou « j’ai envie de l’offrir aux élus de ma commune ». Elle sert d’argument pour des gens qui essaient de débattre avec d’autres gens avec lesquels ils sont en désaccord. C’est énorme une parole qui se libère. Je vois bien que les gens ont pleins, pleins, pleins d’histoires à raconter sur les algues vertes et je pense que c’est très puissant. C’est un moment politique important quand les gens témoignent des pressions ou censures qu’ils vivent dans leur travail ou bien quand ils prennent conscience de l’environnement politique dans lequel ils vivent.

Dans ton enquête, tu montres bien que ce sont des décennies de « fabrique du silence ». Libérer la parole est peut-être la première pierre d’une mobilisation autour de ces questions-là. Pour toi, c’est vraiment l’aspect le plus visible pour le moment ?

Oui.

Et au niveau politique ou au niveau des acteurs économiques mis en cause dans ton enquête, as tu eu des retours ?

Non, très peu. Thierry Burlot, qui est dans la BD (NDLR : alors conseiller régional chargé de l’eau et de l’environnement), est venu se faire prendre en photo alors qu’il est critiqué dans la BD. Il a ensuite déclaré sur les réseaux sociaux qu’il soutenait cet album. Le Télégramme [NDLR : du 7 juillet 2019] a fait deux pages sur la BD, avec du « pour » et du « contre ». Ce qui est étonnant, c’est que les trois élus interrogés et cités dans le Télégramme – comme Olivier Allain, vice-président à l’agriculture de la région Bretagne – avaient tous l’air de reconnaître, en partie, la solidité de ce travail. La seule attaque qu’on a en diffamation vient d’un scientifique qui s’appelle Christian Buson et qui travaille au côté de l’agro-alimentaire.

Ce qui est particulier, c’est qu’il t’attaque toi personnellement et non l’éditeur…

Oui.

© La Revue dessinée – Delcourt, 2019 – Leraud, Van Hove

Il y a aussi beaucoup de problèmes quant à la diffusion de la BD…

Là par exemple, dans le Finistère, la BD est invisible au Centre culturel Leclerc de Carhaix. Elle est dans les coulisses du magasin. Tu peux la demander, mais elle n’est pas visible (NDLR : quelques exemplaires ont été mis en rayon depuis). Et à la maison de la presse du centre-ville, ils n’arrivent pas à la commander.

Les cafés-librairies de Bretagne disent la même chose…

Moi au départ, quand j’en parlais à mon éditeur, il avait l’air tellement de bonne foi en me disant : « c’est juste qu’il y a du retard – et cela arrive tout le temps – qu’on n’a pas d’imprimeur en France mais en Pologne et que Hachette a du retard à la livraison. C’est pour cela qu’il y a toujours des ruptures de stock. » Mais quand j’entends les libraires, je me dis que cela vaudrait le coup d’enquêter pour chercher à en savoir plus. Les libraires disent par exemple que « Coop Breizh », le diffuseur d’Hachette en Bretagne, n’a été fourni du livre qu’à partir de novembre.

Après, il y a peut-être eu des pressions sur Hachette, qui appartient à Lagardère. Se peut-il qu’il y ait des liens entre Lagardère, Jean-Yves Le Drian [NDLR : président du conseil régional de Bretagne entre 2004 et 2017], une sorte de communauté d’intérêts, une solidarité… ?

Dans son dernier livre, « Il est où, le bonheur » (Les Liens Qui Libèrent, 2019), François Ruffin écrit que dans les débats autour de l’impératif écologique, il y a toujours des gens qui disent qu’il suffirait de boycotter les multinationales ou qui insistent sur l’importance des « petits gestes ». Ruffin affirme au contraire que rien n’a jamais été obtenu par le boycott. Les conquêtes sociales ont toujours été le fruit de luttes sociales. L’écologie doit ainsi, selon lui, être une lutte pour imposer de nouvelles règles communes. Sur un plan plus politique, est ce une conclusion que tu tires toi aussi ?

Ma conclusion, c’est vraiment qu’il faut réinvestir le politique, notamment local, à commencer par les conseils municipaux, les associations : essayer de trouver les moyens d’habiter sa ville, sa commune, autrement que de manière hyper individuelle, c’est-à-dire par le travail et la consommation. Cela pose la question du travail qui nous accapare complètement et souvent à des fins avec lesquelles nous sommes en désaccord. On parle toujours de la consommation, mais ce qui occupe le plus nos vies c’est le travail : où on travaille, pour qui, pourquoi ? D’autant plus que la majeure partie des produits agro-alimentaires bretons sont voués à l’export, donc le boycott n’aura aucun effet. De ce point de vue là, ma réflexion est plutôt de m’intéresser à ce qui se passe à l’échelle de la mairie et à comment des communes aujourd’hui arrivent à atteindre leur souveraineté alimentaire et énergétique.

© Alain Goutal

Comment, selon toi, le travail pourrait-il être repensé ?

Ce que j’observe en tant que journaliste, c’est la difficulté que j’ai à obtenir des témoignages ou non. Je vois bien que sur des sujets tels que le nucléaire, les pesticides, c’est extrêmement difficile d’obtenir des témoignages de salariés en activité. Je n’ai quasiment jamais pu en avoir et on voit aussi qu’en général, les salariés sont bizarrement du côté du patronat pour défendre leurs usines. À Fessenheim, cette centrale nucléaire située sur une faille sismique, les salariés défendent la centrale et servent ainsi les intérêts du patronat. J’observe aussi autre chose. Souvent, quand les gens que je connais partent à la retraite, je vois bien que leur discours change du tout au tout. Dans certaines formes de travail aujourd’hui, il y a donc bien une pression qui s’exerce sur la parole et sur l’esprit critique. Quand les gens sont à la retraite, je vois aussi qu’ils sont plus libres et ont plus de temps pour s’investir pour le bien commun.

Toutes ces observations m’ont amené à me dire : est-ce que le « revenu universel » ne serait pas une piste intéressante pour changer de modèle de société ? Ainsi, les gens n’auraient plus peur de perdre leur emploi, à Fessenheim par exemple, puisque une base de revenu leur serait assurée. Ils pourraient peut-être se réorienter vers des activités qui leur paraîtraient avoir plus de sens et qui seraient plus respectueuses de leurs valeurs. Concernant tous les grands sujets environnementaux, que ce soit l’amiante, les boues rouges, le nucléaire ou les pesticides, aujourd’hui ce qu’on nous oppose, c’est l’emploi. Comment faire sauter ce verrou ? Derrière tout ça, pour moi, la question de la prise de décision et celle des relations de domination et de pouvoir sont clairement au cœur du problème. La structure politique de notre société est encore très hiérarchisée et très pyramidale et je pense qu’il faudrait trouver des solutions pour rendre cela plus démocratique à tous les niveaux, y compris au travail. L’entreprise est un endroit de non démocratie absolue.

Lors de tes enquêtes dans le milieu agricole, tu as rencontré des gens qui ont réussi à s’extraire de ces rapports salariaux et à réinventer, au moins en partie, un rapport plus libre au travail…

Effectivement, il y a énormément d’agriculteurs qui travaillent dans de petites structures, généralement bio, mais pas forcément, et qui ne travaillent pas pour une coopérative. Ils vendent en direct et ont réussi à se libérer complètement de cette contrainte d’être uniquement salariés.

On a l’impression que face aux « lanceurs d’alerte » et aux associations dont tu relates le « combat », il n’y a pas de réelle volonté de se mettre autour de la table. On ne voit pas vraiment émerger l’idée d’une forme d’écologie qui serait consensuelle…

Comme pour le féminisme, il y a pleins d’écologies différentes. Il y a une écologie hyper technocratique, il y a des discours de communication dans tous les sens, du « greenwashing », des discours complètement déconnectés des actes… Dans le cas des algues vertes, ce qui est important pour moi, c’est vraiment de réfléchir aux rapports de domination. Ces rapports de domination sont intrinsèquement liés à l’écologie. Ce sont les structures qui m’intéressent. Je ne pense pas que les « riches » soient complètement à jeter à la poubelle et que le dialogue soit impossible.

Aujourd’hui tu as quitté la Bretagne. Peux-tu nous dire sur quel sujet tu travailles en ce moment ?

En ce moment j’enquête, mais je ne peux pas dire sur quoi. Je travaille avec le collectif d’investigation « Disclose » ** et des journalistes d’investigation.

Et penses-tu revenir un jour à la Bande Dessinée ?

Oui, j’aimerais beaucoup.

Notes :

* Algues vertes, l’histoire interdite, Éditions Delcourt/La Revue Dessinée, juin 2019.

** Le collectif « Disclose » se veut « à la fois un média et une ONG » et se consacre à « à des problématiques fondamentales : les crimes environnementaux, l’industrie agro-alimentaire, les libertés fondamentales, la justice sociale, la délinquance financière et la santé publique. »

 

Propos recueillis par Gwenhaël Blorville.

Publié en PARTENARIAT avec « La Gazette de Gouzy »

 


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