L’État fédéral belge ainsi que les trois régions du pays (Flandre, Wallonie et Bruxelles) ont récemment été reconnus coupables de « faute » par le Tribunal de 1er instance de Bruxelles, pour avoir mené une politique climatique négligente et peu diligente dont les conséquences menacent directement certains droits fondamentaux des citoyens. Tel que souligné dans le jugement, « en s’abstenant de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir les effets du changement climatique attentatoire à la vie et à la vie privée des plaignants », les politiques climatiques des différents gouvernements mis en cause portent atteinte à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)[1]. Bien qu’envoyant un signal clair à nos décideurs politiques concernant l’urgence de la décarbonisation de notre économie, le tribunal n’a pas assorti sa décision de conséquences financières ou juridiques, malgré la demande des plaignants d’imposer à la Belgique des objectifs concrets de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Depuis plusieurs années, les juges sont de plus en plus nombreux à se prononcer en faveur de l’environnement, mettant les gouvernements face à leurs responsabilités en pointant du doigt leur inaction en matière climatique. Face à cette judiciarisation des questions climatiques, des voix s’élèvent, principalement celles des acteurs politiques ou défenseurs du système économique ultra-libéral actuel, pour dénoncer ce phénomène de « gouvernement des juges » qui ébranlerait le principe de la séparation des pouvoirs. Dès lors, assistons-nous réellement à l’avènement du pouvoir judiciaire par le biais du contentieux climatique ou au contraire, impartiaux, garants de l’État de droit et de nos libertés fondamentales, les juges sont-ils devenus des acteurs actifs du changement sociétal qui doit être opéré pour faire face à la crise écologique et humanitaire que nous traversons ?

En 2015, l’ONG Urgenda Foundation et 900 citoyens ont intenté une action contre le gouvernement néerlandais pour le contraindre à agir davantage en prévention des effets du changement climatique. Après deux appels, la Cour Suprême de La Haye confirme la décision du juge de première instance, en considérant notamment que les engagements pris par le gouvernement de réduire ses émissions de CO2 de 17% étaient insuffisants pour respecter les objectifs de l’Accord de Paris, et dès lors a ordonné à l’État néerlandais de limiter ses émissions à minimum 25% d’ici 2020 par rapport au niveau de 1990. Tout comme le cas d’espèce belge, qui se voulait être une réplique de « l’affaire Urgenda », le juge de la Haye a conclu que l’État devait prendre les mesures adéquates pour atténuer les effets du changement climatique dont les conséquences menacent gravement le respect des droits à la vie et à la vie privée de ses citoyens, consacrés tant dans la Constitution néerlandaise que dans la CEDH[1].

En 2021, deux autres États de l’Union Européenne ont également subi les remontrances des juges face à leurs inactions en matière climatique. Tout comme les Pays-Bas, l’Allemagne s’est vue imposer des mesures concrètes en réponse à sa politique climatique qui selon la Cour Constitutionnelle allemande viole les droits fondamentaux des futures générations. En effet, de son arrêt, la plus haute juridiction allemande oblige les législateurs à revoir leur objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour la période allant de fin 2022 à 2030, ainsi que d’avancer la neutralité carbone à 2045, au lieu de 2050[2].

Plus récemment, alors que la France avait déjà été jugée responsable de carence fautive dans le cadre de « l’affaire du siècle », dans laquelle elle avait été tenue responsable d’une partie des préjudices écologiques constatés sur le territoire français, la plus haute juridiction administrative de la République a lancé un nouvel ultimatum au gouvernement français. D’ici le 31 mars 2022, le gouvernement doit « prendre toutes les mesures utiles permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre » afin d’assurer la diminution de 40% de ses émissions d’ici à 2030[3]. Cette décision annonce des débats houleux sur la question climatique alors qu’elle intervient au lendemain de la publication des conclusions  du Haut Conseil pour le climat qui considère que les efforts de la France pour lutter contre le réchauffement climatique sont insuffisants pour respecter ses objectifs.

À cet égard, alors que le président Emmanuel Macron promettait l’adoption d’une loi climat ambitieuse à la suite de la Convention citoyenne pour le climat, cette loi se révélera finalement peu porteuse d’actions fortes pour le climat comme le souligne Jean-François Julliard, directeur de Greenpeace France, « les annonces en grand pompe et les promesses aux citoyens et citoyennes de la Convention pour le climat auront été suivies de renoncements successifs et de petits arrangements avec les lobbys. Alors que le Conseil d’État vient d’ordonner à l’État d’agir sous neuf mois pour remettre le pays sur la bonne trajectoire climatique, et que le Haut Conseil pour le climat a dénoncé une nouvelle fois le retard de la France, cette loi est l’occasion ratée de redresser véritablement la barre en impulsant des mesures structurantes et socialement justes »[4].

Sur fond de changement climatique, le juge apparaît aujourd’hui comme un nouvel acteur dans la transition écologique. En 2020, un récent rapport publié par le Programme des Nations-Unis pour le climat dénombre 1550 affaires liées au changement climatique dans 38 pays[5]. À l’heure où les effets destructeurs du réchauffement climatique global ne se font plus attendre, le juge adopte désormais le rôle de chien de garde de notre liberté la plus fondamentale de droit à la vie, qui ne peut être garantie que par la préservation des écosystèmes et de la biodiversité.

Peoples Climate Summit for COP21 – Flickr

L’essor du contentieux climatique

Alors que la question climatique est discutée dans les enceintes politiques et scientifiques depuis les années 70, avec notamment l’adoption de la Déclaration de Stockholm pour l’environnement, les États ont systématiquement échoué à respecter leurs accords internationaux. Ce constat s’explique en partie en raison du caractère non contraignant, appelé « droit mou »,  des différents traités et accords internationaux environnementaux. L’Accord de Paris n’y fait pas exception. En effet, le texte ne fixe pas d’objectif individuel de réduction d’émissions de CO2 ou d’adaptation aux effets du changement climatique, et laisse aux États Parties le soin de fixer le cadre de leur contribution personnelle[6].

Toutefois, l’Accord prévoit une série d’obligations procédurales, telle que la remise d’une contribution nationale initiale au secrétariat en 2020, qui devra ensuite être actualisée tous les cinq ans selon un principe de progression qui soit en mesure de réaliser l’objectif de limitation de l’augmentation de la température globale à 1.5° C. Bien qu’aucun contrôle juridictionnel au niveau international ne soit consacré, le non-respect des engagements pris par les États permet aujourd’hui d’alimenter le contentieux climatique devant les juridictions internes. En effet, les juges disposent désormais de suffisamment d’outils juridiques et scientifiques, dont de nombreuses conventions signées et ratifiées par les États, pour déterminer la pertinence et validité de leurs politiques climatiques par rapport à leurs promesses et engagements.

Hélas, en raison du pouvoir discrétionnaire des décideurs politiques, certaines juridictions restent cependant timides dans leur jugement et se limitent à prononcer des injonctions (ex : cas belge), dont l’exécution dépendra in fine de la volonté politique[7]. Néanmoins, ces injonctions participent directement au développement des débats démocratiques sur les questions climatiques et permettent d’exposer les États à leurs manquements et responsabilités.

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La crainte d’un « gouvernement des juges »

Cette judiciarisation des questions climatiques attise les craintes de certains responsables politiques et représentants des grandes industries polluantes visées par des actions judiciaires qui dénoncent un manquement au principe de la séparation des pouvoirs. Il est évident que le pouvoir normatif des juges s’est développé à travers une plus grande étendue de leur jurisprudence en matière climatique. Toutefois, l’idée d’un juge qui gouverne apparaît principalement comme un concept théorique, assez loin de la réalité.

En effet, il convient de rappeler que l’action d’un juge dépend entièrement du hasard des saisies. Sauf dans des cas bien spécifiques, le juge ne peut pas s’auto-saisir d’une affaire et ne peut se prononcer que lorsqu’un litige est amené devant lui. Dès lors, le juge n’a pas le loisir de revêtir la cape de législateur lorsque ce dernier manque ou décide de ne pas agir en faveur de l’environnement. Toutes les récentes affaires climatiques en France, Belgique, Allemagne, Pays-Bas, ont été portées devant les juridictions par des ONG ou des collectivités de citoyens.

Par ailleurs, les juridictions internes, et particulièrement les juges constitutionnels, sont garantes du respect de l’État de droit et des libertés fondamentales. Ainsi, peut-on réellement invoquer un gouvernement des juges lorsque ceux-ci-imposent de nouvelles contraintes climatiques ? Ces dernières dizaines d’années, les États ont adopté de nombreux traités et accords internationaux en faveur du climat, qui sont entrés dans le paysage politique et juridique. Garants du respect de l’État de droit, il est de leurs compétences et devoirs de s’assurer que les États soient soumis aux lois qu’ils ont votées dans leurs parlements et soumis au respect des conventions internationales dont ils font partie. Par ailleurs, gardiens du respect de nos droits fondamentaux consacrés tant à échelles nationales qu’internationales, les juges sont directement compétents pour sanctionner les violations à nos droits humains, tel que le droit à la vie. À cet égard, la violation au droit à la vie a d’ailleurs été systématiquement soulevée dans les récentes affaires liées au changement climatique.

Participants durant The Human Rights Day Event.

Alors que l’Ouest de l’Europe vient de subir de dévastatrices inondations et que le reste du monde est en proie à d’innombrables autres catastrophes écologiques, on ne peut plus nier que les effets du changement climatique sont une réalité, et menacent aujourd’hui le droit à la vie de nos générations et de celles à venir.

Constitutionnalisme environnemental en Colombie

En 2018, la Cour Suprême de Colombie a fait injonction aux pouvoirs publics d’adopter un plan d’action pour lutter contre la déforestation de l’Amazonie colombienne et lutter contre les effets du changement climatique. Cet arrêt est particulièrement novateur et repose sur des principes prometteurs qui pourraient potentiellement être source d’inspiration pour le futur développement du contentieux climatique européen.

Tout comme dans nos arrêts, le Cour Suprême fait état d’une violation de la Constitution, dont notamment le droit à la vie et une série d’autres libertés fondamentales des colombiens, en raison des dégradations environnementales. Cependant, elle considère que les générations futures sont déjà titulaires du droit à la vie et que les activités humaines et les politiques climatiques actuelles menacent grandement le respect de ce droit. Ensuite, la Cour insiste sur l’importance du respect par la Colombie de ses engagements internationaux. Afin d’assurer une plus grande protection de l’Amazonie colombienne, la forêt tropicale s’est vue reconnaître la qualité de sujet de droit. La Cour a particulièrement insisté sur l’importance nationale mais aussi global de sauvegarder l’Amazonie car sa destruction pourrait entraîner des conséquences dévastatrices pour la Colombie, mais aussi pour le reste du monde[8].

Déforestation de la forêt amazonienne

Enfin, un élément innovant, et non sans importance, est développé dans la décision. La Cour Suprême souligne l’importance d’opérer un changement de paradigme pour assurer la survie conjointe de l’être humain et de la Terre. En effet, le système économique hégémonique actuel menace grandement la stabilité et l’intégrité de nos écosystèmes et de la biodiversité, et menace donc directement l’avenir de l’humanité. En effet, la Cour insiste sur l’importance du respect de nos droits fondamentaux, mais rappelle la nécessité de développer des droits « biculturels », autrement dit « droit pour la nature », en raison de l’interdépendance de toutes les espèces vivantes.

Une fois l’état des lieux fait, il est fou de croire au mythe du gouvernement des juges.

W.D

[1] The Hague’s Court of Appeal, Urgenda Foundation v. State of the Netherlands, 2015, disponible sur http://climatecasechart.com/climate-change-litigation/non-us-case/urgenda-foundation-v-kingdom-of-the-netherlands/

[2] The German Federal Constitutional Court’s, Decision on the Climate Change Act, 2021, disponible sur https://www.ecologic.eu/18104

[3] Garric, A., Mandard, S., « Le Conseil d’Etat demande au gouvernement de « prendre toutes mesures utiles permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre » » in Le Monde, 1 juillet 2021, disponible sur : https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/07/01/climat-le-conseil-d-etat-donne-neuf-mois-au-gouvernement-pour-inflechir-sa-politique_6086499_3244.html

[4] Greenpeace, Loi climat : loi blabla, 20 Juillet 2021, disponible sur : https://www.greenpeace.fr/loi-climat-loi-blabla/#en-bref

[5] UNEP, Global Climate Litigation Report : 2020 Status Review, 26 janvier 2021, disponible sur : https://www.unep.org/resources/report/global-climate-litigation-report-2020-status-review

[6] UN, Accord de Paris, 2015, disponible sur : https://unfccc.int/fr/process-and-meetings/l-accord-de-paris/qu-est-ce-que-l-accord-de-paris

[7] Tabau, A-S., Les circulation entre l’Accord de Paris et les contention climatiques nationaux : quel contrôle de l’action climatique des pouvoirs publics d’un point de vue global, Revue juridique de l’environnement, 2017, Vol 42.

[8] Lafaille, F., Le juge, l’Humain et l’Amazonie. Le Constitutionnalisme écocentrique de la Cour Suprême de Colombie, Revue juridique de l’environnement, mars 2018, Vol. 42-3

[1] Tribunal de première instance de Bruxelles, ASBL Klimaatzaak c. État belge, 17 juin 2021, disponible sur https://prismic-io.s3.amazonaws.com/affaireclimat/18f9910f-cd55-4c3b-bc9b-9e0e393681a8_167-4-2021.pdf

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