Peu sont les dramaturges et les acteurs au Chili qui ont été aussi influents et ouvertement « rebelles » contre les institutions que l’a été Andrés Pérez Araya : génie théâtral, danseur et innovateur reconnu pour son travail au Théâtre du Soleil. Il a changé la façon de comprendre le théâtre au Chili et s’est battu avec acharnement, non seulement contre la dictature, mais également contre les gouvernements démocratiques qui ont essayé de le faire taire, lui qui assumait ouvertement son homosexualité dans ce contexte fasciste. Retour sur son histoire.
Un prestigieux début en France
Au début des années 80, un modeste acteur né en 1951 à Punta Arenas, au Chili, entre dans une des compagnies théâtrales les plus importantes du monde : le Théâtre du Soleil. Au cours de ces années, cette troupe dirigée par Arianne Mnoushkine révolutionna la scène théâtrale avec une nouvelle méthodologie, opposée à celle de Stanislavski en termes de préparation du personnage et de mise en scène. Si pour Stanislavsky le personnage se construit à partir de l’expérience et de la sensation interne, pour Mnoushkine le personnage s’impose depuis l’extérieur : depuis la couleur, l’attitude physique, à travers un mouvement. Le quatrième mur s’effondre et les acteurs interagissent avec le public, non pas en utilisant l’aparté, mais plutôt en tant que partie essentielle de la dynamique théâtrale. De plus, le monde du cirque et de la rue entre avec force dans les tableaux dramatiques. Cette expérience a nourrit l’art du futur génie Andrés Pérez…
Avec sa solide formation, l’acteur et danseur de Punta Arenas retourne au Chili à la fin des années 80. L’y attendait son ex-épouse, l’actrice Rosa Ramírez, et son fils Andrés, né le matin du 11 septembre 1973, durant le coup d’État de Pinochet. Bientôt, il forme une compagnie théâtrale qui prend possession des rues et qui insuffle à la méthode Mnoushkine une nouvelle vitalité locale. Leur tour de force a été d’afficher des représentations durant la dictature même, période complexe pour le développement de l’art. Les acteurs qui entrent dans la compagnie s’émerveillent de ce maître qui leur enseigne une perspective complètement différente sur la façon de faire du théâtre, loin des œuvres chiliennes classiques comme « La Pérgola de las Flores » etc. et loin des écoles théâtrales qui avaient nourri des générations d’acteurs préparés aux méthodes traditionnelles.
Un succès international grâce à l’œuvre « la Negra Estar »
Au milieu de ce vortex itinérant et magique, Andrés Pérez bute sur les « Décimas de la Negra Ester » — commandé pour l’acteur chilien Willy Semler — ouvrage écrit par Roberto Parra, père de la « Cueca Chora », et frère de Lalo, Nicanor et Violeta, tous et toute figures incontournables de la culture chilienne. Ce livre racontait, de manière populaire, l’histoire d’amour tragique entre Roberto et une prostituée du port, Negra Ester. C’était une femme réelle et si célèbre que la légende dit que tous les marins qui arrivaient dans le port la demandaient.
Avec cette œuvre dans les mains, Andrés et Roberto travaillèrent sur la réadaptation du livre pour l’amener sur les planches, avec la méthode qu’ils avaient apprise de Mnoushkine : la symbiose entre tous les éléments présents dans l’œuvre (spectateurs, acteurs, scénario, costumes, musique, etc.), l’influence de l’art du cirque, l’importance de l’attitude corporelle et du visuel du personnage, sans présence évidente d’un protagoniste principal.
Et surtout, ils proposèrent une œuvre teintée de l’âme populaire chilienne et du sentiment d’appartenance à la rue. En quelques jours, « La Negra Ester » est préparée et présentée sous la direction de Andrés Pérez, avec la musique d’Álvaro Henríquez, Cuti Aste et Jorge Lobos. Le casting regroupait les meilleurs acteurs de la région : Rosa Ramirez (Negra Ester), Boris Quercia (Roberto), Maria Izquierdo (Japonesita), Ximena Rivas (La Africana), Willy Semler (Esperanza), Aldo Parodi, María José Núñez et beaucoup d’autres. Le succès est écrasant.
Engagé dans la défense des minorités sexuelles
Cette réussite retentissante vient de la capacité de l’œuvre à faire des liens autant avec le monde populaire qu’avec des œuvres classiques comme l’Iliade, les tragédies grecques ou l’amour de Don Quichotte pour son infatigable Dulcinée. Le public et les critiques étaient conquis, si bien que la troupe de la « La Negra Ester » est partie en tournée mondiale à travers le Canada, la France, l’Irlande et bien d’autres pays, avec toujours un excellent accueil jusqu’à aujourd’hui. Si bien qu’il y a peu de temps, la compagnie d’Andrés Pérez, le Gran Circo Teatro, a célébré les 25 ans d’existence de « La Negra Ester » sur scène. Plus présent dans les média, Andrés Pérez n’hésitait pas à parler de sa sexualité lorsque qu’il était sollicité sur cette question. Aussi, il réclamait le respect des droits des personnes touchées par l’épidémie de SIDA. Il participait à défaire le tabou autour de l’homosexualité et la bisexualité, profondément ancré dans la société de l’époque. Aujourd’hui encore, il semble délicat d’aborder ces questions sans être accusé de participer à un quelconque complot obscur contre « les traditions » …
La compagnie s’est mise à présenter des œuvres transcendantes comme « El desquite », « Nemesio pela’o que es lo que te ha pasa’o », « Popol Vuh » et le dernier cadeau que Andrés Pérez nous a offert, Huida. Cette œuvre crue et profonde retrace la tragédie des personnes homosexuelles persécutées durant les dictatures qui ont frappé le pays. Durant cette sombre période, pas si lointaine dans l’histoire moderne, les personnes accusées d’homosexualité étaient capturées et leurs pieds mis dans du ciment, jusqu’à ce qu’il sèche et qu’ils soient jetés à la mer. La scène qui représente les morts flottant les pieds en bas dans la mer, comme s’ils étaient des fleurs marines, est une mise en scène au visuel fort et puissant.
Durant le même moment que « La Huida », Andrés Pérez a vécu le conflit des hangars de Matucana 100. C’était un lieu abandonné à Santiago du Chili qu’il a défendu pour pouvoir y installer de multiples ateliers et présentations théâtrales, mais que le gouvernement tentait d’orienter différemment, mais surtout sans la présence du dramaturge. Ce fut une période difficile, d’autant plus que les officiels de l’État Chilien, qui refusaient désormais de laisser vivre son projet, étaient eux-même issus de la démocratie que le dramaturge a défendue au péril de sa vie.
Une fin solitaire, avant la reconnaissance nationale
Malade du SIDA, une information qu’il avait gardée secrète, il meurt d’une pneumonie dans le lit numéro 8 de l’Hôpital San José. L’établissement était connu pour avoir des taux élevés de décès dus à des problèmes sanitaires dans les conduits d’aération et d’oxygène. C’était le 3 janvier 2002.
Ses funérailles furent grandioses. Des milliers de personnes se sont présentées au Théâtre Providencia de Santiago, le lieu où il se produisait. Malheureusement, autant de personnes qui, pour Rosita Ramírez, n’étaient pas présentes quand Andrés Pérez en avait le plus besoin : Le soutenir durant les conflits du Matucana 100, remplir les chapiteaux pour assister à ses œuvres, agir à ses côtés pour le bien commun, voilà ce qu’il eut fallu peut-être faire… Durant la cérémonie, elle a exprimé cette colère, mais aussi tout l’amour qu’elle avait pour Andrés. Elle a ensuite exécuté une cueca — danse traditionnelle chilienne — sur son cercueil et a chanté les chansons de La Negra Ester. À quelques minutes de descendre le cercueil sous terre, l’actrice Maria Izquierdo effectua à son tour une bouleversante interprétation de La Japonesita. En ce jour, une partie de la culture internationale fut enterrée.
Aujourd’hui, le Gran Circo Teatro survit grâce à la volonté de Rosa Ramírez, de son fils et de l’engagement de dizaines d’acteurs et d’artistes qui luttent pour continuer à faire vivre l’héritage d’Andrés Pérez. « La Negra Ester » continue à être jouée avec beaucoup de succès et est accompagnée d’autres œuvres remarquables comme « Despertar de una mujer » qu’on ne peut que conseiller pour étoffer sa culture générale.
Même s’il est vrai que le génie du dramaturge continue de s’accroître, sa figure, malheureusement, est ignorée chaque jour un peu plus par la nouvelle génération et les canaux médiatiques modernes. Au Chili, le 11 mai a été établi comme la journée nationale du théâtre, ce pour commémorer la naissance d’Andrés Pérez.
Luis Herrera et C.G.