Les artistes invisuels œuvrent pour un art fondamentalement écologique, débarrassé de la matérialité des œuvres, des transports vers leurs lieux d’exposition et de leur commerce mondialisé contribuant à une part de la pollution sur terre. Portrait d’un nouveau courant intrigant. 

Le marché de l’art occasionnerait chaque année une production de CO₂ exponentielle : près de 60 millions de tonnes par an. Ce bilan est d’abord dû à la mobilité du public de visiteurs, puis au transport des œuvres d’art, dans un marché mondialisé et concurrentiel, en camions ou par avion, vers les foires et les biennales aux quatre coins du monde. Ce secteur est également accompagné de gaspillages, ainsi que de coûts énergétiques pendant, avant et après les événements.

Face à ce constat, l’art dit environnemental et le land art souhaitent se présenter comme un premier pas vers un art plus écologique. Autant de propositions dont l’art invisuel se veut cependant repousser les limites. Immersion dans un concept unique qui interroge.

Qu’est-ce que l’art invisuel ? 

L’art invisuel est un courant d’art immatériel. Vaporeux et interprétatif, il est difficile à définir, mais peut par exemple autant reposer sur un quotidien, des valeurs, un message, un souvenir, des échanges de la vie courante ou d’autres réalités pré-existantes reconverties en art.

Ce courant est né en réponse à la pollution des activités humaines dans un monde où plusieurs rapports environnementaux, dont celui du GIEC, alarment sur un constat unanime. Nous atteignons actuellement une sixième limite planétaire touchant de plein fouet nos ressources vitales comme l’eau douce ; et nous allons vers une potentielle septième extinction de masse depuis 2022. Pour ces raisons, de nombreux artistes se sont tournés vers un art radicalement écologique.

D’après l’artiste invisuel, l’art visuel peut produire une peinture représentant un sujet en rapport avec l’écologie, mais fera ensuite paradoxalement circuler son oeuvre matérielle dans des dizaines d’expositions dans le monde, y compris par avion, générant une pollution. Pour l’artiste visuel, l’écologie resterait donc un sujet au service d’une pratique bien moins écologique.

Afin d’interroger ce paradoxe, l’artiste invisuel vise à intégrer l’écologie directement dans sa pratique, comme l’affirme Alexandre Gurita, l’inventeur de la notion. Un principe que suivent les trois artistes suivants, dont le travail permet d’y voir plus clair.

Yosr Mahmoud, la matriartiste

Ancienne praticienne de l’École nationale d’art de Paris (ENDA), l’artiste Yosr Mahmoud développe une démarche intitulée Esthétique de l’hospitalité, qui décrit l’hospitalité comme une catégorie à part entière dans l’art invisuel. Elle se revendique comme étant une matriartiste avec une approche tournée vers les réalités du quotidien.

Yosr est une artiste invisuelle qui utilise son quotidien comme matériel de travail en ne produisant pas d’œuvre d’art matérielle. Elle s’émancipe des croyances limitantes de l’art visuel en ayant comme base son intelligence émotionnelle. Selon elle, elle s’intègre ainsi dans une perspective paritaire, écologique et sociale, sans artifice.

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Expérimentation de la technique de conservation des tomates à partir de 2019

Elle valorise son identité de femme, artiste et mère au foyer et se situe hors des lieux d’exposition, éloignés des préoccupations sociales auxquelles les habitants de sa terre natale sont quotidiennement confrontés : « En utilisant comme matériel les activités de ma vie quotidienne, je crée librement un art qui me ressemble et qui fusionne pensée et mode de vie, élevant le geste banal au statut d’art invisuel. Ce processus reflète sans aucune aliénation mon identité enrichie par mes traditions et compétences culinaires, par ma généalogie et ma mémoire familiale » , martèle-t-elle.

“El Walima”est un rituel dans la culture arabe et musulmane, une offrande centrée autour d’un repas collectif, qui peut varier en fonction des traditions régionales et familiales. C’est la version arabe de l’hospitalité. Exprimant la convivialité et le sens du partage, ce rituel revêt une importance sociale et culturelle et renforce les liens communautaires. “El Walima” se constitue comme une ligne de force dans la démarche de la matriartiste.

Le matriartisme de Yosr espère ainsi mettre en lumière l’absence de valorisation des artistes femmes. Indirectement, le fait de genrer l’autorat dans l’art pourrait participer à une évolution du statut de l’artiste femme. Sa pratique artistique propose une solution aux défis de la création artistique actuelle valorisant les contributions artistiques des femmes, trop souvent sous-représentées dans la scène artistique.

Inspirée par la tradition cathartique de Béni Khalled (Tunisie), son village natal, son approche innovante de l’art intègre une morale esthétisée, où chaque geste devient une expression artistique valorisant l’humanité et la convivialité.

Une expérience d’hospitalité partagée autour d’un repas de couscous. Béni Khalled, Tunisie, 2022.

Écologiser l’art

Yosr reproche à l’art visuel toute son artificialité et son mauvais impact environnemental, accumulant toujours plus d’objets déconnectés de la réalité quotidienne et créant une pollution visuelle et écologique sans nom. Le marché de l’art visuel est donc épinglé par Yosr comme résolument oppressif, érigeant des barrières injustes pour la plupart des artistes.

« J’ai choisi de faire de l’hospitalité mon support d’expression artistique favori »

L’artiste rappelle la logique discriminatoire du marché de l’art visuel : plus de 90% des artistes visuels vivent en dessous du seuil de pauvreté. Tout le contraire de son art invisuel qui est fait d’expériences artistiques basées sur l’inclusivité et l’égalité. Le partage de savoir-faire pour soutenir les populations de sa terre natale dans des activités économiquement et socialement durables est son leitmotiv majeur : « J’ai choisi de faire de l’hospitalité mon support d’expression artistique favori en tant qu’artiste invisuelle parce que l’hospitalité est une valeur éthique que j’incarne depuis mon enfance, nourrie par un héritage matriarcal ».

C’est donc sa manière d’agir au quotidien qu’elle met en avant, que ce soit avec sa famille, les proches ou d’autres. Créer des espaces d’hospitalité représente alors pour elle un potentiel éthique et esthétique fort, ancré dans la vraie vie.

Couscoussier datant d’il y a plus de 2 siècles et transmis de génération en génération dans la famille de Yosr Mahmoud. C’est avec cet ustensile que l’artiste prépare son couscous selon une recette ancestrale.

L’esthétique de l’hospitalité recouvre non seulement des expériences mais aussi la production de produits du terroir avec des techniques écologiques. Avec le même esprit de générosité, l’artiste partage allègrement ces savoir-faire, comme la conservation des tomates et la fabrication de diverses confitures, principalement avec les femmes de son village.

Expérimentation de la technique de conservation des tomates à partir de 2019, rendue publique après un premier test en août 2022.

L’art de la fluidité

Sylvain Soussan a fondé en 1991 le musée des nuages. L’artiste y propose une expérience artistique immersive explorant les relations entre l’art, l’environnement et le changement climatique.

Pour témoigner de l’urgence climatique et de l’impact de l’art sur l’environnement, il fait d’emblée référence au rapport Shift Project de 2021, « Décarbonons la culture » livrant un constat sans équivoque. L’art et la culture se sont transformés aujourd’hui en un marché intensif qui participe à accroître la pollution de l’un des secteurs les plus lourds en la matière : le tourisme. L’internationalisation de l’art a aussi un impact en incitant des déplacements constants et souvent évitables. Selon Sylvain, il est devenu urgent de ne plus miser sur la matérialité. Le surplus n’est donc plus envisageable.

Donneuse d’eau. Première mise en circulation au centre d’art contemporain de Pougues-les-Eaux en 1999.

Son musée, lieu poétique, est aussi un endroit pédagogique où le public est invité à réfléchir sur sa relation avec l’environnement puis à agir à sa manière dans des initiatives durables. Il y décline l’eau dans tout type de récipient : bouteilles en verre d’« eau du robinet au naturel » mais aussi arrosoirs et autres contenants variés. L’eau est donc l’essence de son art, son sujet artistique principal.

Adoptant une approche minimaliste, Sylvain privilégie l’utilisation de matériaux durables et cherche toujours des alternatives au transport physique des œuvres. Une des raisons pour laquelle le moindre interstice de ce musée est un rappel au respect de l’environnement. Sylvain conseille d’abord de s’allonger dans une chaise de toile du musée des nuages ou dans l’herbe pour rêvasser, contempler voire méditer : « Vous commencerez votre visite du musée des nuages en réalisant que vous êtes déjà en exposition… à la lumière, au soleil, aux radiations naturelles, aux vibrations de votre corps, au bruissement du vent ». Une pause bienvenue dans un monde effréné où tout va trop vite et pas forcément dans la bonne direction.

Le nuage de Sylvain tout comme l’orange de Yosr sont un symbole écologique fort, deux éléments sine qua none à la vie sur terre : « Les nuages c’est de l’air, de l’eau, de l’énergie, c’est indocile, un véritable casse-tête pour qui aurait la prétention de les montrer à heure fixe et sur réservation. Les nuages sont l’expression du temps qu’il fait, du temps qui passe et de ce qui s’annonce. S’il est impossible de maîtriser les nuages, on peut tenter de fixer l’attention des visiteurs sur leurs constituants : l’eau, l’air, l’énergie, notre sensibilité au climat, aux durées ».

Ainsi dans l’Observatoire du ciel du musée des nuages, les nuages y sont des fluides qu’il veut mettre en avant : « C’est ce mouvement de la vie où l’eau passe d’un état physique à un autre état que je veux transmettre. Un art de la fluidité à l’inverse des œuvres d’art matérielles. C’est contrairement à l’art contemporain un art du lâcher prise dont on ne peut pas s’emparer. C’est le regard qu’on lui porte qui lui donne de la valeur » ne se réduisant pas qu’à une valeur financière.

L’artiste se place ainsi depuis quelque temps dans la lignée des FabLab, tiers-lieux mettant à disposition les outils de créer, en ligne également avec des modèles numériques comme prochainement les plans d’une roue à Aubes pour que tout un chacun puisse créer dans un élan de démocratisation des pratiques.

L’artiste aimerait que les nuages obtiennent un statut protégé comme certaines espèces végétales et animales : « Les éléments naturels commencent à acquérir un statut et des droits protecteurs. C’est déjà le cas pour certains biomes, particulièrement pour les cours d’eau qui acquièrent progressivement la qualité de personnes juridiques mais c’est aussi exceptionnel et fragile. En France, c’est par exemple le Parlement de Loire » signale Sylvain.

Développer son espace d’air contemporain, poursuivre sa collaboration avec l’écrivain Mathieu Simonet, qui en tant qu’ancien avocat, veut aboutir à la reconnaissance d’un droit international des nuages et enfin relancer le dialogue avec la collectivité des conservateurs du musée des nuages sont quelques-uns de ces objectifs en rapport direct avec l’écologie.

Pour Sylvain il reste beaucoup à faire dans le milieu de l’art qui reste encore trop à distance des préoccupations de la véritable classe créative : « La jeunesse en lutte d’Extinction-Rébellion, de Just Stop Oil, des Soulèvements de la Terre, d’Alternatiba… qui s’emparent de pratiques artistiques populaires comme la parade, le déguisement, l’intervention sauvage dans l’espace public m’interpellent.

Ces personnes recyclent des concepts artistiques du XXe siècle comme la performance ou le détournement. Elles choquent et créent le scandale en dénigrant les valeurs établies comme le sport à grand spectacle, le tourisme de masse autour des œuvres d’art, les totems du consumérisme que sont les grosses bagnoles ». Son propos rejoint notamment le concept d’artivisme décrit par l’historien Paul Ardenne pour France Culture.

 

Elisa Bollazi, l’artiste clandestine

Elisa Bollazzi est une artiste qui aborde l’art par l’infiniment petit. Sa Microcollection rend apparente la portée écologique de l’art en « collectant » ou plutôt en volant des parties d’œuvres d’art avec beaucoup de professionnalisme. L’artiste n’ajoute rien à l’existant.

Elle déclare : « C’est dans le pavillon britannique de la Biennale de Venise de 1993 que j’ai commencé à mettre au point ma Microcollection. C’est en voyant tomber des fragments d’une œuvre d’Anish Kapoor montrant 16 blocs de pierre et de ciment, que je décide de construire ma pratique. Je sentais que j’avais dans les mains une vraie démarche artistique mais je ne savais pas encore ce que ça allait devenir… C’était en tout cas pour moi des germes de la mémoire d’une œuvre d’art, ce qui fait son essence. Et d’une certaine manière un premier acte écologique et de recyclage. »

Ces fragments sont conservés avec un soin tout particulier, catalogués minutieusement et rangés dans des boîtes. L’écologie devient pour Elisa incontournable. L’artiste voit ainsi d’un mauvais œil la pollution par l’art visuel : « J’ai d’abord tenté de fuir l’idée de possession dans l’art. J’ai été séduite par le fait que ces petits fragments puissent être transportés d’une manière plus simple et moins polluante que les œuvres d’art dont ils ont été extraits. »

L’approche furtive d’Elisa Bollazzi contribue à faire prendre conscience des enjeux écologiques : “Le fragment a une valeur symbolique. La collection est née dans les années 90 quand on ne parlait pas encore autant d’écologie. Je me souviens que ce jour-là j’ai tout de suite ressenti le poids de la matière par rapport à la légèreté du fragment et j’ai compris qu’il y avait un embryon des problématiques d’aujourd’hui, comme l’écologie et la décroissance.

Des artistes contemporains s’inspirent de plus en plus des enjeux environnementaux et créent des objets d’art. Mais bien que leur démarche soit intéressante, ils finissent tous par polluer le monde avec leurs œuvres d’art énormes et difficiles à déplacer. Une œuvre d’art fait des dizaines voire des centaines de voyage d’exposition en exposition. C’est un vrai problème environnemental ! ”.

Elisa détourne les codes pour mieux se les réapproprier. Elle met l’accent sur ces gestes cachés qui sont à l’opposé des gestes spectaculaires et narcissiques des artistes du système de l’art dominant : « Je pense que les gestes cachés sont plus spéculatifs que les gestes spectaculaires. Ils brisent les frontières convenues de l’art vers une nouvelle vision de l’art. L’industrie de l’art fait le contraire », affirme l’artiste.

L’artiste dénonce un système basé sur l’œuvre d’art décorative obsolète qui de surcroît implique un échange monétaire néfaste, toujours plus dans l’inégalité : « Sans l’œuvre d’art tangible, tout s’effondrerait et il semble que plus les œuvres sont grandes, plus le marché est florissant. Cela amène inévitablement le public à demander inconsciemment des œuvres toujours plus grandes et spectaculaires, pour distraire les esprits et participer à une production de plus en plus croissante » s’alarme-t-elle.

Une pratique artistique écologique et collective qui est autre chose qu’une œuvre d’art

Elisa Bollazzi s’intègre volontairement dans une démarche collective, ligne de mire de nombreux artistes invisuels. Parlant de démocratie dans l’art, l’artiste décide de pousser plus loin la réflexion. Elle montre sa MicroCollection de 1000 fragments au plus grand nombre au sein de Cabinets de regard qu’elle installe dans tout type de lieu. Sa pratique offre une vision de l’art ou l’invisuel côtoie l’invisible.

Cabinet de regard : The Visitors, dans The Cabinet Project. Université de Toronto. Projet interdisciplinaire de Art Sci Salon collectif. Toronto, 2017.

« Après mon premier geste furtif, de nombreux complices spontanés, artistes, curateurs, amis, collectionneurs, ont transformé mon geste personnel en geste collectif, imitant mon geste et mon intention, donnant lieu à des collaborations fructueuses. Avoir le fragment porteur de la mémoire de l’œuvre d’art entre les mains, pousse le complice à prendre conscience de l’inutile encombrement physique de la matière et de l’importance de la décroissance. Il s’agit donc d’un réseau « invisible » qui veut se libérer d’un monde matériel et encombrant. »

La MicroCollection avec ses dynamiques, est « autre chose qu’une œuvre d’art », un dispositif culturel invisible qui vit grâce à la soustraction et qui transforme la réalité artistique, sans mise en vitrine égocentrique de l’artiste d’après Elisa.

Conclusion

L’art invisuel remet au centre de nos réflexions l’écologie et la coopération. Dans l’art invisuel, l’écologie n’est plus un prétexte mais le fondement de l’expression de plusieurs artistes tels que Yosr Mahmoud, Sylvain Soussan et Elisa Bollazzi, qui dénoncent l’urgence écologique en rejetant la matérialité polluante et la mercantilisation tous azimuts de l’art contemporain.

Leurs pratiques écologiques et inclusives alarment sur l’ineptie de ce qu’est devenu le marché de l’art actuel. Ensemble, ils inaugurent une révolution artistique respectueuse de l’environnement et des humains qui plaira ou non, mais aura le mérite d’interroger notre condition, principe fondamental de l’art. 

– Audrey Poussines


Image d’entête : Elisa Bollazzi par Lucas Scarabelli, 2019

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