Cette année, un livre puissant, publié aux éditions Les Liens qui Libèrent, a particulièrement fait parler de lui : Parasites, de Nicolas Framont. Le sociologue, fondateur et rédacteur en chef de Frustration Magazine, y fait la part belle à la bourgeoisie. Il décrypte cet ennemi du peuple qui se dissimule derrière le « capitalisme », les « marchés », ou encore le « système ». Entretien exclusif avec Nicolas Framont sur le flou politique dans lequel nous sommes endormis.
De nombreux médias ont très justement mis l’accent sur le travail impressionnant de documentation et de synthèse de Nicolas Framont, notamment concernant la concentration des pouvoirs (médiatiques, politiques, financiers, …) aux mains d’une minorité bourgeoise.
Ce n’est pas nouveau : des rapports successifs, notamment ceux d’Oxfam, mettent en lumière les inégalités grandissantes de classes à travers des chiffres impressionnants. Depuis 2020, par exemple, les 1% les plus riches du monde ont capté 63% des richesses produites, c’est-à-dire près de 2 fois plus que le reste de la population mondiale. Malgré tout, il manquait une vue d’ensemble qui puisse rendre compte de l’ampleur du phénomène et de ses influences insidieuses. Ainsi, le constat dressé par Nicolas Framont dans Parasites est d’utilité publique puisqu’il se révèle particulièrement efficace pour introduire concrètement tout un chacun à l’omniprésence des enjeux de classes. Le livre entier fournit une suite vertigineuse de cas pratiques, essentiels pour consolider notre conscientisation de la violence bourgeoise.
Réactualiser la lutte des classes
Cependant, Parasites se présente surtout comme un ouvrage clef pour réhabiliter la lutte des classes traditionnelle dans le discours populaire. Catégoriser les classes sociales par critères (grande bourgeoisie, bourgeoisie, petite bourgeoisie, sous-bourgeoisie, force de travail,…) a en effet l’avantage d’être pertinent et utile pour révéler les rapports de force encore en cours. Car une certaine élite qui ne date pas d’hier, déterminée à protéger et perpétuer ses privilèges, aidée par tous ses complices conscients et moins conscients, règne bel et bien sur les différents lieux de pouvoirs qui font notre modèle – un modèle délétère nous conduisant au pire de ce que nous savons produire d’injustices, d’inégalités, d’écocides, de mesures liberticides, et bien plus.
Or, cette actualisation n’est pas sans difficultés : dans une société hybride – ou qui nous semble hybride – ce système de classe n’est-il pas désuet ? Car, finalement, qu’est-ce qu’un bourgeois au siècle du tout-start-up, de l’ubérisation des services et des légions de jeunes cadres ? Naît-on bourgeois ou le devient-on ? À quel point sont-ils parasitaires et pour qui ? Pourquoi avons-nous oublié de les nommer ? de les accuser de leurs crimes ? Et, enfin, comment actualiser les notions de luttes des classes dans le confusionnisme généralisé de la mondialisation et de ses milliards d’embranchements ?
Nicolas Framont a bien voulu répondre à nos questions, qu’il emmène au-delà des premières incertitudes et inquiétudes théoriques, vers une véritable grille de lecture pratique et sérieuse pour, enfin, agir.
Bourgeois versus prolétaires : (re)définir une opposition historique
« Parasite : nom masculin. »Organisme qui se nourrit strictement aux dépens d’un organisme hôte d’une espèce différente ». Les parasites ne sont pas ceux que l’on croit » Nicolas Framont
Mr Mondialisation : Selon vous, nous avons oublié de nommer le mal par son nom d’« inégalités sociales », et son remède en tant que « lutte des classes ». La bourgeoisie a été remplacée dans le discours par des ennemis plus impersonnels et insaisissables comme le « capitalisme », la « loi du marché », le « néolibéralisme », les « ultra-riches », le « patriarcat » ou bien la « Machine thermo-industrielle ». Or, en réalité, vous dites que les instigateurs de ces phénomènes sont toujours bien réels et ont des visages : ceux de la bourgeoisie, une élite dominante composée de véritables décideurs voués à protéger leurs propres intérêts au détriment de ceux des populations les plus précaires.
Vous donnez plusieurs raisons à ce glissement du langage. Entre autres : dans un monde complexifié, la classe prolétaire est plus éclatée, mais, surtout, le bourgeois est moins palpable (il habite loin, voyage sans cesse en jet privé, fait partie d’un microcosme invisible qu’on ne croise plus dans la rue). Et nous aurions ainsi à la fois oublié que « ce dernier était encore parmi nous » et que « nous n’étions pas comme lui ».
Mais n’y a-t-il pas aussi comme un malaise plus général à cibler publiquement l’individu plutôt qu’un système désincarné ? À gauche, traditionnellement, nous prétendons, par exemple, observer le monde par le prisme de la sociologie et du déterminisme social, et dans cette exigence d’approche systémique, quasi-mécanique, nous n’osons parfois plus montrer du doigt les visages criminels. Par peur qu’on nous accuse d’une « chasse aux sorcières », de « jalousie » ou, pire, de manquer de vision d’ensemble en ciblant naïvement ces personnes qui ne seraient que les protagonistes interchangeables d’un modèle prédateur. Alors, plus qu’un oubli : pourquoi craignons-nous de désigner publiquement les bourgeois par leurs noms ?
Nicolas Framont : J’ai moi aussi longtemps pensé qu’il était avant tout nécessaire de parler des structures et non des individus. Ce serait plus juste, moins stigmatisant, plus correct d’un point de vue scientifique… Et puis progressivement, j’ai compris que mon attrait pour les termes abstraits et désincarnés était une déformation de mon parcours universitaire. Dans l’institution scolaire, il est très mal vu de désigner l’adversaire, ou même d’en considérer qu’il y en a un. Nous sommes tous le produit de structures sociales qui nous dépassent, et il serait nécessaire, pour faire les choses bien, de parler de concept et non de personnes… Et je crois que ce mode de pensée est extrêmement anti-conflictualiste, il vise à domestiquer la colère sociale en la maintenant dans des frontières acceptables et non violentes.
Or, si l’on regarde les périodes les plus tendues de la lutte des classes, celle où la classe ouvrière parvenait à ébranler l’ordre bourgeois, la désignation de l’adversaire était omniprésente : dans les années 1900, nombre de grèves ouvrières comprenaient des émeutes visant les manoirs des patrons, qui étaient vandalisés ou incendiés. Dans les années 1920, la CGT et le Parti Communiste parlaient des « 200 familles » les plus riches et puissantes du pays. Partout où la colère sociale éclate, elle se tourne vers des individus. Actuellement en France, c’est contre Macron. J’entends parfois des militants chevronnés dire que la focalisation autour de Macron est une mauvaise chose, qui épargne le reste des structures sociales. Or, je pense vraiment que Macron incarne à lui seul plusieurs types de pouvoir bourgeois et qu’il est la quintessence, par son mépris, sa suffisance, son arrogance, de l’éthos bourgeois.
« rien n’est plus démobilisateur que de se battre contre un adversaire invisible »
Je crois que pour politiser nos expériences quotidiennes, il est très utile de comprendre à qui profite le crime. Prenons l’exemple de l’inflation, qui pourrit la vie de très nombreuses familles : ce phénomène a été démarré par le transport maritime, dominé par cinq entreprises mondiales qui ont brutalement augmenté leurs tarifs durant la reprise économique post Covid. Cette politique tarifaire opportuniste a permis une accumulation de profit sans précédent. Parmi ces entreprises, CMA-CGM est française, elle est dirigée par la famille Saadé dont le PDG, Rodolphe, dirige son empire depuis une tour qui domine le port de Marseille. Je fais le portrait de cet homme et de son parcours dans « Parasites ». En mars dernier, pour la première fois, des manifestants s’en sont pris directement à cette tour. On peut dire qu’ils personnalisaient trop la lutte… ou bien qu’ils tapaient précisément au bon endroit, là où le pouvoir se trouve.
Contre les termes abstraits de « marchés financiers », de « mécanismes d’offre et de demande » et même de « globalisation », il est important de voir des individus de chairs et d’os qui dirigent parce qu’ils possèdent, c’est le principe même du capitalisme. Et rien n’est plus démobilisateur que de se battre contre un adversaire invisible.
Après, il faut éviter le risque de la moralisation : ces gens qui nous dirigent parce qu’ils possèdent ne sont pas des « mauvaises » personnes. Ils sont simplement des personnes qui, par leur place dans les rapports de production, nous nuisent collectivement. On les remplacerait par d’autres, avec le même pouvoir et les mêmes institutions, ça ne changerait rien. Oui, Macron et sa clique font partie du problème, mais dans la mesure où ils sont le pur produit de leur classe sociale, particulièrement offensive et décomplexée ces dix dernières années. Il est nécessaire de parler d’eux, de les mépriser, mais il faut surtout combattre les mécanismes économiques (le capitalisme) et institutionnels (la république autoritaire et oligarchique) qui les ont amené au pouvoir.
Mr Mondialisation : Si nous avons oublié de penser nos injustices en termes de lutte des classes, ce ne fut pas toujours le cas. Nos sociétés ont traversé des périodes ouvertement critiques envers cette organisation verticale. Or, ces périodes ont bien dû elles-mêmes commencer quelque part : Rousseau fixe ainsi le début des inégalités de classes entre les êtres humains à l’avènement de la propriété. C’est parce que nous nous sommes appropriés le monde et l’avons séparé en parcelles que l’accumulation, comme la dépossession, ont été rendues possibles. À quand remonte la naissance des classes sociales d’après vous ? Et la lutte des classes est-elle née avec ?
« L’esclavage a certainement permis à la bourgeoisie européenne de prendre son envol, et la révolution industrielle de prendre définitivement le pouvoir »
Nicolas Framont : Je n’ai pas personnellement la compétence pour répondre précisément à cette question. Je sais que Karl Marx fait remonter la lutte des classes à la division entre sachants et exécutants, donc au moment de la création de l’écriture. Depuis, j’ai lu les anthropologues David Graeber et David Wengrow qui raconte, dans « Au commencement était… une nouvelle histoire de l’humanité » (Les Liens qui Libèrent, 2021) que notre vision de l’origine de l’humanité est erronée, bien plus noire et univoque que ce que les premières sociétés étaient : pour eux, on a trop tendance à utiliser les récits de l’origine des sociétés pour justifier les inégalités qui règnent à notre époque. L’exemple le plus courant fait remonter l’infériorisation des femmes au monopole supposé des hommes sur la chasse… ce qui est faux. Leur livre montre qu’en termes d’inégalités économiques et sociales, notre planète a abrité de nombreuses sociétés où la propriété individuelle n’était pas un mode de répartition des richesses acceptables…
En ce qui concerne la lutte des classes capitalistes, il est plus facile de tracer une origine. Je pense que l’année 1492 est la plus pertinente : c’est l’année de la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb (les peuples d’Amériques s’étaient déjà découverts tout seuls, il est donc abusif de parler de découverte). En quelques années, ce représentant de la classe émergente des marchands, déjà nommée bourgeoisie en France, a éradiqué tout un peuple, les Arawaks, et a mis a profit la terre nouvellement conquise. La colonisation des Amériques a enrichi considérablement la classe bourgeoise qui a peu à peu pris le dessus sur la noblesse. Notre pays est jalonné de ces villes qui deviennent des place-fortes bourgeoises sur le dos du génocide des amérindiens et surtout de la traite négrière. L’esclavage a certainement permis à la bourgeoisie européenne de prendre son envol, et la révolution industrielle de prendre définitivement le pouvoir. Notre lutte des classes à nous, celle que nous vivons en 2023, est donc née de la mise en profit de l’ensemble de la planète et de ses peuples au cours du processus de colonisation.
Mr Mondialisation : Les termes de l’opposition « prolétaires » versus « bourgeois » sont chargés d’une certaine histoire et ont disparu du langage courant et militant. Fait-il tout de même sens à notre époque, au sein de sociétés plus hybrides et tertiaires, de repenser les préjudices sociaux en termes de luttes des classes ?
Nicolas Framont : Les grands mécanismes de la lutte des classes n’ont pas fondamentalement changé, mais les modes d’identification que les individus utilisent en leur sein si. Pour la bourgeoisie, les choses sont assez simples : cette classe se reproduit allègrement dans le temps depuis le 19e siècle (pour s’en convaincre, il suffit de regarder les noms de 100 familles les plus riches du pays selon le magazine Challenges : ce sont des vieilles familles dont la plupart étaient déjà éminentes au XIXe siècle). Les bourgeois sont donc fidèles à eux-mêmes, c’est dans leur fonctionnement ordinaire : ils valorisent la famille, la lignée, la transmission du patrimoine, du style de vie etc. Il y a donc du sens à parler de « bourgeois », qui est le terme que nous utilisons à Frustration magazine est qui nous semble être plus clair que « riches », qui désigne un état et non une classe, ou encore « élite » qui nous semble bien trop positif.
Pour la classe dominée, les choses ont un peu changé. Longtemps deux groupes sociaux ont composé la grande masse de la population : les paysans et les ouvriers. Le premier est désormais très réduit sur le plan statistique. Le second reste important (près de 20% de la population) mais effectivement, la tertiarisation de l’économie a augmenté le nombre d’employés et de « professions intermédiaires », cette catégorie fourre-tout de l’INSEE. En outre, les professions intellectuelles se sont pour une part prolétarisées à mesure qu’elles se démocratisaient. Dès lors, il nous semble à Frustration magazine qu’il est devenu plus pertinent de parler de « classe laborieuse » plutôt que de « prolétariat », qui se restreint au monde ouvrier.
« Classe laborieuse » est une adaptation de « working class », terme utilisé par le mouvement social anglo-saxon et qui a l’immense mérite de rappeler la prépondérance du travail dans nos vies. Les membres de la classe laborieuse sont celles et ceux qui dépendent de leur travail – ou sont privés de travail, et qui occupent des positions essentiellement subordonnés. Nous sommes membre de la classe laborieuse, groupe très divers, avec de fortes inégalités internes et rapport de domination (entre hommes et femmes, blancs et racisés, etc.) mais qui a pour point commun de ne pas diriger la société et de la faire tourner par son travail, dans des positions de limitation voire de précarité financière.
Un membre de la classe laborieuse occupe un emploi ou est privé d’emploi. Pour elle ou lui, l’argent est un problème plus ou moins quotidien. Elle ou il occupe une position subordonnée dans la société, ne dispose pas des leviers pour la transformer. Son patrimoine est faible ou improductif : par exemple, posséder une maison dans laquelle on vit et qu’on ne loue pas. Voici quelques éléments de définition.
Ils n’ont pas ou peu leur mot à dire sur l’exécution de leur tâche, et ils peuvent occuper des emplois manuels ou intellectuels. J’aime bien le terme « laborieux » car il a à la fois une dimension négative – la galère du travail, la souffrance qu’il peut engendrer – et valorisant : c’est nous qui travaillons et faisons tourner le pays, pendant que les possédants se gavent sur notre dos.
Mr Mondialisation : Vous définissez la bourgeoisie, mais surtout ses déclinaisons sournoises : il y a par exemple la « grande bourgeoisie » au pouvoir, en haut de l’échelle sociale, puis la « petite bourgeoisie » qui décide à plus petite échelle, mais selon des codes similaires, ou encore la « sous-bourgeoisie » qui n’est pas bourgeoise, mais en protège sciemment les privilèges. Or, peut-on parler de véritables embranchements quand il s’agit de groupes sociaux aussi différents les uns des autres, avec des origines sociales très variées ? Une personne issue d’un milieu populaire qui serait devenue éditorialiste sur une chaîne TV appartenant à un milliardaire est-elle pour autant « sous-bourgeoise » (par nature), ou plutôt « embourgeoisée » (phénomène) ?
Nicolas Framont : Je pense qu’on a trop eu tendance à se concentrer sur la dimension culturelle de la bourgeoisie dans ses différents fractions. Ainsi, un « transfuge de classe » comme on dit, devenu bourgeois, ne le serait jamais vraiment du fait de ses origines modestes. Je suis devenu un peu méfiant d’un discours très répandu chez les professions intellectuelles qui consiste à dire « mon grand-père était ouvrier, je sais d’où je viens ». Oui, mais en attendant, on joue un rôle bien particulier dans le processus de production qui est, dans la catégorie que nous nommons à Frustration, sous-bourgeoisie, de servir la classe dominante. Et leurs membres ont bien souvent le train de vie qui va avec. Dans une société de classes, il y a des individus qui vont d’une classe à l’autre, ne serait-ce qu’en raison des besoins en main d’œuvre d’un capitalisme qui se tertiarise… Mais leurs « origines sociales » n’enlèvent rien à leur fonction à un moment T. Et j’ai tendance à penser qu’il faut regarder de ce côté-là. En France, deux membres particulièrement réactionnaires du gouvernement sont d’origine modeste : Olivier Dussopt et Gérald Darmanin ont grandi dans un milieu ouvrier. Pourtant, ils mènent sans complexe une politique extrêmement violente. Je pense que la société de classe transforme en quelques années les individus et que la classe d’origine joue moins que la classe actuelle.
Mr Mondialisation : Mais la condition des bourgeois est-elle indépassable ? De la même manière qu’un prolétaire peut s’embourgeoiser, les bourgeois peuvent-ils s’extraire de leur propre bourgeoisie ?
Nicolas Framont : Les bourgeois peuvent s’extraire de leur bourgeoisie en renonçant à leur patrimoine et leur place dans le processus de production. L’idée n’est pas de vivre pauvrement mais de renoncer à toute propriété qui donne un pouvoir sur la vie d’autrui. C’est aussi quitter la compagnie de leurs semblables et de tout le réseau d’opportunité qu’ils apportent… Bref, abandonner la classe bourgeoise c’est laisser tomber tous les capitaux (financiers, culturels, symboliques) qui font d’elle la classe dominante.
Ce qu’il s’est plutôt passé dans l’histoire c’est que des bourgeois étaient extraits de leur propre bourgeoisie… par les classes laborieuses révoltées. Et je pense que c’est aussi l’objectif actuel du combat révolutionnaire : déposséder les bourgeois des outils de leur domination et ainsi les ramener à la vie civile… Sans recréer une nouvelle classe dominante, chose que les révolutions communistes ont globalement échoué à éviter.
Mr Mondialisation : L’histoire de la lutte des classes française sollicitée est par essence française, or une autre classe, issue de l’immigration, ne se reconnait pas toujours dans cette grille de lecture. Vous parlez des joueurs de foot qui empruntent les codes bourgeois, mais n’en seront jamais aux yeux de la bourgeoisie, ou des origines sociales de Zemmour qui lui collent à la peau quand il essaye de rejoindre les clubs bourgeois : comment définir ces groupes qui ont une mémoire étrangère les rendant souvent insensibles à la lutte des classes française, d’autant qu’ils ont été pour la plupart éduqués à s’intégrer en sortant du lot via les codes bourgeois de la réussite ?
Nicolas Framont : Oui, il y a une vision encore trop répandue d’un prolétariat blanc et masculin parce que les organisations issues du mouvement ouvrier n’ont pas rendu leur représentation de la classe opprimée particulièrement inclusive. Voire, dans le cas du Parti Communiste Français, ces organisations utilisent un discours exclusif, flirtant avec le nationalisme. Ça n’aide pas.
Je pense que commencer par avoir une vision internationale de la lutte des classes permet de sortir de cette ornière. Comme je l’ai dit précédemment, colonisation et capitalisme sont intrinsèquement liés. En France, nous vivons dans l’un des sièges sociaux du capitalisme mondial et beaucoup d’entre nous en sont les employés de bureau. Il faut être aveugle pour ne pas voir que la main d’œuvre est répartie souvent selon des critères raciaux, avec une surreprésentation des personnes racisées dans le BTP, les professions du nettoyage, les brancardiers dans les hôpitaux… Et tout en disant que tout est lié, il ne faut pas invisibiliser la domination qui ne dépend pas seulement du travail et du capitalisme mais du racisme, qui est un système de pensée qui existe par ailleurs…
Si, à Frustration, on s’est inspiré du terme anglo-saxon « working class », c’est qu’il permet d’englober toutes les travailleuses et travailleurs, au-delà d’un simple prolétariat idéalisé comme blanc. J’ai l’habitude de dire « la classe laborieuse dans sa diversité » pour souligner que si nous avons des intérêts communs en tant que classe exploitée, nous sommes un groupe traversé par des clivages raciaux que les partis bourgeois d’extrême-droite savent utiliser. Dans cette classe laborieuse, il y a une classe ouvrière, une classe précaire, une classe intellectuelle et, transversal à tout ça, un groupe issu de l’immigration post-colonial dont les combats recoupent en partie ceux du reste de leur classe sociale. C’est ainsi que je formulerais les choses, à ce stade, mais je lis et j’apprends de celles et ceux qui vivent et travaillent sur les rapports de race et la colonisation. Cette vision est donc amenée à évoluer.
Mr Mondialisation : Par ailleurs, vous les évoquez, mais sans développer forcément l’impact des groupes sociaux transversaux que sont les femmes, les personnes porteuses d’un handicap, les minorités ethniques, les minorités de genre, et tant d’autres identités qui complexifient les rapports de classes. Quel rôle leur accordez-vous dans votre grille de lecture des dominations ?
Nicolas Framont : En effet, Parasites n’est pas un livre exhaustif qui traite de toutes les formes de domination. C’est d’abord un livre sur la bourgeoisie et sa domination sur nos vies. Mais j’évoque un certain nombre de liens avec d’autres systèmes d’oppression. Par exemple, à travers les portraits que je fais des figures phares de la classe bourgeoise, on comprend que c’est une classe très patriarcale, dont les familles sont dominées par la figure du père, et dont les récits sont emprunts d’un virilisme certain. On pourrait aussi parler des personnes porteuses d’un handicap qui sont maltraitées et parfois exploitées par la société. J’ai parlé plus haut de la place des populations racisées et colonisées. Mais je me méfie d’une chose, un peu trop courante dans la pensée critique : vouloir lier tous les sujets artificiellement pour parler de tout et cocher toutes les cases, et ainsi n’en traiter aucun correctement.
Je parle à ma place, celle d’un homme blanc, gay certes, mais d’abord marqué par les rapports économiques de classe et l’exploitation au travail de mes proches et de moi-même. Sociologue au service des syndicats, vendeur au marché, compagnon d’un agriculteur, proche de nombreux salariés en souffrance, c’est d’abord ces sujets que je vis au quotidien. Pour ce qui est des autres formes d’oppression, je me tourne vers celles et ceux qui les vivent et qui, par conséquent, en parlent le mieux, et je tente de relayer un maximum leurs analyses.
Parasites versus Nourricier : les distinguer
Mr Mondialisation : Votre livre, à l’image du film Parasite de Bong Joon-ho, inverse la perspective selon laquelle les parasites seraient les plus pauvres, car ce sont en fait les bourgeois qui se nourrissent de la précarité des classes populaires pour sur-vivre. Mais le reste de la population est-il nourricier pour autant ? Cette question est volontairement provocatrice car votre livre nous invite à être intransigeants.
Il n’y aurait pas besoin de montrer aux bourgeois les conséquences de leurs choix, puisqu’ils en sont déjà conscients et ne veulent simplement pas en changer afin de faire perdurer leurs privilèges. Or, vous dites, a contrario, qu’il faut être plus empathique avec notre propre classe qui, bien que plus informée qu’il n’y paraît, ne peut pas simplement vouloir se battre pour y parvenir. Les bourgeois seraient donc maîtres de la continuation de leur domination tandis que nous serions pris dans les rouages de cette domination.
Toutefois, avec un cran de recul, le travailleur occidental ne peut-il pas passer pour le parasite, lui aussi, d’autres populations sociales : celles des pays néocolonisés sur lesquels il accepte de fonder son illusion de confort ? celles des animaux non-humains quand il imite la chasse bourgeoise ? celles des femmes quand il incarne le patriarcat à l’œuvre en hautes sphères ? celles des minorités quand il cultive racisme, homophobie, transphobie ou validisme ? celles de ses semblables quand il croit en un avenir survivaliste individualiste plutôt qu’en des organisations solidaires ? Autrement dit, si l’humain n’est pas le parasite de son monde : plus encore que la bourgeoisie, l’occidental assumé n’est-il pas l’apogée du parasitisme ?
Nicolas Framont : Je comprends cette question. Bien sûr qu’à l’échelle de l’ensemble du vivant, nous sommes tous le parasite de tout le monde.
Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas de distribuer les bons et les mauvais points mais plutôt de permettre des alliances pour transformer la société et ainsi sauver notre humanité comme notre biodiversité. Je crois sincèrement que même si l’ouvrier occidental, voire même le cadre moyen, a un niveau de confort lié à l’exploitation de nombreux pays du sud, il n’en éprouve ni joie ni fierté, et trouverait plus de sens à son existence sans participer à cette chaîne d’oppression.
« Ce qu’il faut, ce n’est pas se culpabiliser, s’apitoyer sur sa nullité d’humain corrompu et superficiel ou même « checker ses privilèges » (démarche nombriliste s’il en est), c’est agir pour ne plus être un oppresseur ou un complice de l’oppression »
Par conséquent, il faut bien distinguer ceux qui décident de ceux qui subissent, bien que d’énormes différences existent entre ces derniers. Ça ne sert à rien de passer des soirées à souligner à quel point on collabore à cause de l’achat de son Iphone, ce qu’il faut c’est abattre cette société qui crée cette chaîne d’oppression et de souffrance.
Je pense d’ailleurs que le capitalisme s’adapte et crée un marché visant à soulager la conscience de l’occidental conscient, sans lui faire changer le monde : achat « responsable », greenwashing, bullshit conscient et éthique, etc.
Bref, il faut sortir de cette posture et agir de façon révolutionnaire pour transformer la société, tout le reste, c’est du signalement de vertu.
Mr Mondialisation : Par ailleurs, vous évoquez le piège du misérabilisme avec lequel le bourgeois-gaze dépeint les classes populaires, dans les films, la culture, les plateaux de télévision, etc. Or, nous ménager les uns les autres n’est-ce pas une forme de misérabilisme ? Quand nous faisons partie de la classe populaire à laquelle nous parlons, finalement, il est rare que nous prenions des pincettes : on ne se ménage pas, on se dit les choses franchement et sans détour, on se responsabilise et se culpabilise face à nos choix courants. Sortir du mépris bourgeois, n’est-ce pas aussi ne rien nous épargner entre nous ?
Nicolas Framont : Oui, il faut parler clairement entre nous et ne pas hésiter à se dire les choses. Par exemple je clashe régulièrement des gens de ma classe sociale qui stigmatisent les « assistés » ou « les étrangers ». Mais quand la bourgeoisie nous adresse ses leçons et son sentiment sur nos vies, elle passe à côté de tout ça. Ce n’est pas une description des classes laborieuses qu’elle fait mais une projection de ses impressions à elles, emprunte de tragique ou de mépris, le plus souvent. L’un comme l’autre ne servent à rien d’autre que de la conforter dans sa supériorité intellectuelle et morale.
Traitement anti-parasitaire : en pratique, ça donne quoi ?
Mr Mondialisation : Selon Parasites, les classes laborieuses ne manqueraient pas de formation, il faudrait croire en leur lucidité sur le monde et cesser de dénigrer son voisin par des formules dont on s’exclut comme « les gens sont trop cons pour bien voter ». En même temps, vous admettez que les classes précaires sont victimes d’une désinformation de masse organisée par l’élite au pouvoir, depuis l’école jusque dans leur quotidien (publicité, médias, culture, etc). Donc, ont-il ou non besoin d’être émancipés ? ou autrement dit : si nous n’avons aucun intérêt à essayer de convaincre une classe bourgeoise entêtée à poursuivre ses propres intérêts, devons-nous en revanche stimuler le dialogue au sein de sa propre classe ?
Nicolas Framont : Oui, ça ne sert à rien de sermonner les bourgeois ou d’espérer qu’ils « prennent conscience » de quoi que ce soit. Les dirigeants de Total Energies savent depuis les années 70 que leur action entraîne un changement climatique destructeur et ils n’ont jamais bougé. Il faut donc arrêter de perdre notre temps à demander.
Sur notre classe sociale, je suis devenu allergique à la posture surplombante de certains intellectuels critiques ou militants qui, en ayant vécu beaucoup moins l’exploitation capitaliste que nombre de travailleuses et travailleurs, cherchent à les édifier. Je crois fondamentalement que les gens savent bien ce qu’il se passe, et que le travail d’un média critique comme Frustration ou la fonction d’un livre comme Parasites est de les décomplexer, de les rassurer quant à leur colère. Je donne des arguments pour se sentir plus fort face au pouvoir bourgeois, mais je pense que dans le fond la plupart de mes lecteurs le savaient ou le sentaient.
Mais oui, il faut discuter de tout ça dès que possible, de notre conscience de classe, de notre capacité à tout changer, à exercer le pouvoir à la place des bourgeois. Comment veut-on organiser le travail hors du règne bourgeois ? C’est une question importante qu’il faut se poser, pour se donner envie de ce monde sans emprise de classe.
Ce livre s’adresse surtout à toutes celles et ceux qui pensent que la classe bourgeoise ne devrait pas diriger nos vies parce que son règne est insoutenable sur le plan écologique et social, et qui aimeraient disposer d’arguments clairs et accessibles pour en convaincre leur entourage. C’est un outil à disposition de tout le monde, pour convaincre de la nécessite de sortir du dialogue – systématiquement perdant – avec la classe dominante, et de se sentir légitime à utiliser des stratégies de rapport de force, et qui, je crois, se lit très facilement. Il complète la démarche encore plus populaire menée dans Frustration magazine, qui est un média en ligne et sur papier qui se décline sur tous les formats de diffusion, des vidéos tik tok aux stories sur Instagram en passant par un bon vieux magazine papier.
"Nous sommes dans une démocratie d'apparence" @NicolasFramont, rédacteur en chef de Frustration Magazine, revient sur la décision du Conseil Constitutionnel pic.twitter.com/wSlb0Ahx9V
— Frustration (@Frustration_web) May 5, 2023
Mr Mondialisation : Pour finir peut-être avec un élément pratique, que répondre à celles et ceux qui rétorqueraient que cette vision ne fait que diviser le monde en méchants-bourgeois et gentils-prolo de façon manichéenne ?
« Cette vision ne divise pas le monde car le monde est déjà divisé »
Nicolas Framont : Cette vision ne divise pas le monde car le monde est déjà divisé. C’est vraiment la violence du discours bourgeois que de nous dire, après nous avoir exploité, « vous voyez nous travaillons ensemble, nous avons des objectifs communs, soyons amis, dialoguons ». Il ne s’agit pas de dire qui est gentil ou qui est méchant, encore une fois il faut évacuer la vision morale : il y a des gens dont le rôle est objectivement nuisible, sur le plan écologique, économique et social. Leur règne nous entrave, nous empêche de travailler, de vivre et de prendre soin de nous-mêmes et des autres. Il réduit notre espace vital et détruit notre habitat. Ce n’est pas méchant, c’est parasite.
Merci à Nicolas Framont pour ses réponses, son temps et son engagement dans les luttes sociales, y compris celle des médias indépendants. Parasites est un de ces livres bouleversants et clefs, qui ne font pas de détours, pour préparer le monde de demain – un monde plus égalitaire, solidaire, respirable et juste. À se procurer ici, aux éditions Les Liens qui Libèrent, ou en librairie indépendante.
– Propos recueillis par S.H.
Photo de couverture : Nicolas Framont, invité de @BFM TV/Capture d’écran