À travers sa dernière série de peintures consacrées aux femmes chamanes, l’artiste Jean-Sébastien Rossbach souhaite redonner à la culture populaire des « héroïnes, des femmes puissantes qui ont leur destin et celui des autres entre leurs mains ». L’ouvrage Chamanes, les Chants de la Déesse, actuellement en pré-vente, leur rend un magnifique hommage en mêlant portraits fascinants et récits passionnants.
Les chamanes nourrissent les mythes et les récits contemporains. Dans bon nombre de traditions, ils font le lien entre les êtres humains, la nature et les animaux. On leur prête de nombreux savoirs, mais aussi des pouvoirs qui sortent de l’ordinaire. Parfois guérisseurs, prêtres ou magiciens, ils sont invoqués pour soigner les maladies, apporter la pluie ou implorer la bienveillance des dieux. Mais au-delà des mythes et des croyances, défend Jean-Sébastien Rossbach, ces figures incarnent également des valeurs et comportements oubliés de nos sociétés comme la lenteur, l’observation de la nature et sa défense ou encore la simplicité volontaire. C’est dans cet esprit que Chamanes, les Chants de la Déesse, nous propose de nous immerger dans leur monde, dans des contes dont l’intrigue se déroulent en France, aux États-Unis ou encore en Australie, de la préhistoire à aujourd’hui et qui résonnent souvent avec l’actualité. Interview avec l’auteur.
Mr Mondialisation : Les femmes traversent votre œuvre et vos expositions depuis cinq ans. Comment sont-elles devenues le centre de vos tableaux ?
Jean-Sébastien Rossbach : Elles l’ont été dès mes débuts en 1999, bien avant ma première exposition personnelle. C’est par elles que je fais passer mes thématiques, et aussi et surtout ma sensibilité. Je suis évidemment loin d’être le premier dans l’histoire de l’art à me servir de la figure féminine pour exprimer des concepts, qui sont d’ailleurs souvent des concepts liés au spirituel.
Mon exposition précédente (Mother) inaugurait un cycle sur le thème de la Terre-Mère. Je voulais remettre en avant ce sentiment que la Nature est belle, qu’elle l’a été bien avant que homo sapiens n’apparaisse, et que nous devons la respecter et la sauvegarder. En bon illustrateur, je suis très intéressé par l’histoire et la mythologie, qui sont les ferments de tous les contes et récits contemporains. Et je sais qu’une figure comme celle de la Sainte Vierge, qui a été représentée de mille façons depuis deux millénaires, est une dérivation du concept de Déesse-Mère. Le premier dieu était en fait une déesse, et je ne fais que mettre mes pas dans cette longue lignée d’artistes qui ont de tous temps travaillé ce matériau.
Mr Mondialisation : D’un point de vue artistique, qu’est ce qui vous intéresse dans ces thématiques ?
Jean-Sébastien Rossbach : En premier lieu je dois dire que je partage ma vie avec une femme, qui est déjà un peu chamane dans sa démarche et l’approche de son travail. Elle est une source d’inspiration quotidienne. Il s’agit de l’artiste Agata Kawa, que vous connaissez déjà. Le but que je poursuis en tant qu’artiste est de donner à voir des images très esthétiques propres à inspirer celui ou celle qui les regarde de sentiments d’émerveillement tournés à la fois vers les Femmes et vers la Nature. Pour moi, les deux sont indissociables dans le sens où, historiquement, la tentative de contrôle de l’homme sur la Nature est parallèle à sa prise de pouvoir sur les femmes. Le monde ne peut plus tourner comme cela aujourd’hui, la société matérialiste est en bout de course, et nous devons inventer une autre façon de faire. Je peins des femmes belles, nobles, sages et sauvages pour rappeler à ceux qui les regardent que la Nature est belle, noble et sage ; et que les deux doivent être respectées.
Je ne sais pas pourquoi, en France, on n’a pas compris que la culture populaire est un outil très efficace pour faire passer des messages. Les USA l’ont très bien compris, avec Hollywood qui se sert de mythes fondateurs pour réécrire l’histoire. Mais ce qui est vrai dans un sens l’est également dans l’autre. La peinture, la musique, le cinéma, la littérature, la danse, sont complémentaires au discours engagé, dans la mesure où ils arrivent à traverser la barrière de la réflexion pour toucher directement le cœur des gens. Aujourd’hui la publicité envahit tout. Elle se sert de la culture pour nous faire acheter des objets dont nous n’avons pas besoin. J’ai choisi moi aussi la culture pour planter de petites graines de réenchantement dans la tête de ceux qui voudront bien me lire.
Mr Mondialisation : Votre dernier ouvrage « Chamanes », est consacré aux femmes chamanes. Qu’est-ce qui vous a attiré chez ces personnes ?
Jean-Sébastien Rossbach : Mon travail consiste à écrire des fictions et à les illustrer. Si je m’inspire effectivement de certaines personnes, et de certains événements réels ; je développe mes idées au travers de situations inventées propres à faire fonctionner l’imaginaire de mes lecteurs.
Par exemple, le conte qui sert de fil conducteur au livre se passe à Standing Rock (Dakota) en 2016 pendant les protestations liées au passage d’un pipeline sur les terres sacrées des indiens Lakota, polluant au passage leurs lacs. C’est un contexte réel dans lequel je fais intervenir une jeune native américaine très matérialiste (elle est trader), qui va découvrir qu’elle est une chamane malgré elle, et que son destin est d’aider sa communauté à protéger la terre de ses ancêtres.
En Amazonie, de nos jours, il y a des chamanes qui se font tuer parce qu’ils sont une opposition nette et franche à l’exploitation de la forêt et du pétrole par des compagnies avides. Ils représentent, simplement par ce qu’ils sont, des idées qu’il faut éliminer. La spiritualité et le matérialisme sont des concepts opposés, et même ennemis. Si l’on écoute les chamanes, et qu’on se met à trouver de la vie, de la conscience et des sentiments dans les arbres, les animaux, les fleuves et le sol, qu’est-ce qu’on va pouvoir encore exploiter ?
Les chamanes sont dangereux pour notre société consumériste. En cela ils sont une très bonne matière à romans ! Et j’ai voulu enfoncer encore un peu plus le clou en choisissant de n’avoir que des héroïnes chamanes féminines, parce que là je taquine un autre tabou qui est celui du patriarcat. Le matérialisme et le patriarcat marchent de concert depuis le néolithique, il y a 5000 ans. Les hommes ont cherché à contrôler en même temps la nature reproductrice des femmes (par le patriarcat), celle des animaux (par l’élevage), et celle de la terre (par l’agriculture). Si l’on veut changer de paradigme et cesser de presser la planète comme un citron, cela passera nécessairement par les femmes, parce qu’elles ne portent pas en elles cette peur de ne pas pouvoir contrôler l’environnement qui les entoure.
Je pensais très naïvement avoir développé cette réflexion dans mon coin, mais depuis que la page Ulule de mon livre est en ligne, je reçois plein de messages bienveillants ; et je me rends compte que beaucoup de femmes comprennent très bien ce que mes images véhiculent. On échange, et je suis en train de découvrir grâce à elles toute une littérature éco-féministe qui me ravit totalement.
Mr Mondialisation : Vous écrivez que les chamanes font le lien entre les humains, la nature et les animaux. Pouvez-vous expliquer ?
Jean-Sébastien Rossbach : Dans les tribus dites premières, nomades, le chamane est le médiateur entre le monde des esprits de la Nature et le groupe humain. C’est lui qui règle toutes les situations difficiles auxquelles le clan est confronté. Il intervient auprès des esprits en cas de possession, de maladie, de mauvaises récoltes, de mauvais temps, etc… Il est le garant des bonnes pratiques, des tabous qu’il ne faut pas transgresser pour ne pas mettre l’esprit de la Terre en colère. Dans une de mes histoires un Inuit tue un loup accidentellement lors d’une chasse au caribou. C’est un acte sacrilège chez les Inuit qui considèrent le loup comme l’égal de l’homme. Les esprits sont furieux, et c’est la chamane qui va régler la situation. L’interdiction de tuer le loup est un tabou animiste qui est en fait lié au bon sens. En effet, le loup est un régulateur de la population des caribous. Il s’attaque principalement aux individus malades ou vieux et participe à la sélection naturelle.
Le chamanisme, l’animisme, le totémisme, sont les premières formes de spiritualité qui remontent à la préhistoire. Pour des occidentaux, elles peuvent paraître totalement arriérées, mais elles sont porteuses bien souvent de garde-fous dont nous serions bien inspirés de nous souvenir. Les chamanes savent que tout sur la planète est lié. Les animaux, les hommes, la nature, le climat, tout fonctionne en symbiose. Si on crée un déséquilibre quelque part, il va se répercuter partout. Les chamanes en sont très conscients, et leur travail est de veiller perpétuellement à ce que cet équilibre reste stable. Ils véhiculent une sagesse que nous devrions impérativement réentendre si nous ne voulons pas disparaître.
Mr Mondialisation : Votre projet artistique est clairement marqué d’un caractère militant. Vous considérez-vous comme un artiste engagé ?
Jean-Sébastien Rossbach : Être engagé c’est être politisé, alors je ne pense pas. Peut-être que je suis plus égoïste que ça. Je ne me sens pas à l’aise dans le monde dans lequel je vis, comme beaucoup j’en ressens les déséquilibres. Alors plutôt que de ne rien faire je tente de mettre à contribution mes modestes talents. À la manière de ce berger, dans la nouvelle de Jean Giono, « l’homme qui plantait des arbres » ; sans rien dire je plante des graines. Plus haut je parlais de culture, et j’aime le double sens que ce mot comporte.
J’aimerais dire ceci aux associations, aux gens vraiment engagés dans des causes comme le féminisme ou la protection de l’environnement : les artistes meurent d’envie de participer à faire évoluer la société vers plus d’humanisme. Servez-vous d’eux, de leur savoir-faire, pour faire passer vos messages. Nous vivons dans un monde d’images et je connais plein de dessinateurs, de sculpteurs, de peintres, de réalisateurs qui seraient ravis d’apporter leur contribution. L’engagement c’est tenter de convaincre les autres que ce qu’on pense est juste. Mais convaincre ne suffit pas. Il faut parler au cœur, et ça c’est l’affaire des artistes.
À propos de l’auteur
Jean-Sébastien Rossbach, est illustrateur et peintre. Il collabore avec des éditeurs aussi différents que Gallimard, Pocket, Mondadori, Ubisoft, Bragelonne, Microsoft, Marvel ou Dark Horse pour de nombreuses couvertures de romans ou de comics. Après 10 ans en région parisienne, l’artiste part dans le Périgord en 2010. Les paysages uniques de la région inspirent son œuvre et son imagination. Il partage régulièrement son expérience et ses techniques dans le cadre d’interventions et d’ateliers auprès d’étudiants en écoles d’art.
Les chants de la déesse est son premier ouvrage personnel à la fois comme auteur, peintre et illustrateur.
Pour découvrir le travail de Jean-Sébastien : http://cargocollective.com/jsrossbach
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