Grandes oubliées des autorités durant la crise sanitaire, les sages-femmes ont pourtant réussi à accomplir un travail hors-du-commun face à la pandémie de Covid-19. Délaissées, tout aussi victimes des politiques néolibérales détruisant le service public de la santé depuis des années, elles continuent à se battre corps et âme pour la santé des femmes et celle de leurs enfants. Pour éclairer la situation, nous avons discuté avec Camille Dumortier, sage-femme hospitalière du CHU de Nancy, dans le Grand Est, et présidente de l’Organisation nationale syndicale des sages-femmes, un syndicat représentant tous les modes d’exercice de ce métier (sages-femmes libérales, hospitalières ou en PMI). Elle témoigne notamment d’un manque flagrant de reconnaissance pour un métier qui subit pourtant une multiplication cruelle de responsabilités ces dernières années et mois.
Mr Mondialisation : Vous dites que les sages-femmes ont été délaissées par l’État durant la crise sanitaire ?
Camille Dumortier : La première chose qui nous a donné le sentiment d’être délaissées a été le fait que lors de la dotation de masques au début de la crise, nous n’en avons pas eu un seul. Les sages-femmes libérales se sont débrouillées grâce aux médecins, infirmiers, esthéticiennes, bricoleurs etc. pour obtenir du matériel mais l’État nous a clairement délaissées. Plus tard, il a été précisé que les sages-femmes avaient le droit à six masques par semaine mais seulement pour les patientes Covid-19. Certaines ont été refoulées dans les pharmacies simplement parce qu’elles ne pouvaient pas prouver que leur patiente était infectée. Donc en fin de compte, on pouvait aller d’une maison à l’autre en faisant circuler le virus.
Pendant ce temps-là, il y a eu 2000 naissances par jour et il n’y a pas eu de déprogrammation des soins. Une maternité du coin a fermé pour devenir un hôpital dédié au Covid-19 donc on a dû assumer plusieurs dizaines d’accouchements en plus alors que nous travaillions déjà en effectif réduit. Il a fallu se démultiplier. On a la chance d’avoir un réseau de sages-femmes libérales qui ont permis de faire sortir certaines patientes bien plus tôt de la maternité afin qu’elles puissent prendre le relais. C’est de cette manière que l’on a réussi à encaisser le choc, mais ça a été très difficile. On ne s’y attendait pas, moi qui suis sage-femme depuis 20 ans, j’ai l’impression d’avoir enchaîné les gardes apocalyptiques, ça a été terrible.
Mr Mondialisation : Plus globalement, quel a été votre quotidien pendant et après le confinement ?
Camille Dumortier : Il a fallu que l’on se réorganise dans les hôpitaux parce que des patientes Covid-19 qui accouchent, on en a eu tous les jours. Dans les maternités, à personnel quasi-constant, on a dû créer des secteurs Covid-19, des parcours Covid-19, pouvoir accueillir les patientes à l’entrée de la maternité, prendre leur température, les interroger et pouvoir ensuite les faire passer vers l’un ou l’autre des secteurs. Nous avons eu un renfort de la part des étudiants sages-femmes et infirmiers qui a été précieux. Mais eux n’ont pas forcément droit à un salaire ni à une prime, c’est injuste.
Je suis sage-femme dans une maternité qui fait 3 000 accouchements par an, je travaille aux urgences et dans les salles de naissance. En salle de naissance, quand on a accueilli et accompagné des patientes Covid-19, il a fallu que l’on s’organise pour ne pas avoir plusieurs patientes… Je fais une parenthèse ici pour expliquer que tandis qu’un chirurgien opère dans une salle d’opération à la fois, nous on s’occupe généralement de plusieurs patientes simultanément. Donc on court d’une salle d’accouchement à l’autre, chose qui serait inimaginable pour un chirurgien qui ne peut pas commencer une intervention d’un côté, pour en entamer une autre dans une salle différente puis, revenir sur la première. Donc durant l’épidémie, on essayait de faire en sorte qu’une seule sage-femme s’occupe des patientes Covid-19 pour éviter toute contamination. Évidemment, comme pour tous les corps de métier, nous avons dans nos rangées des personnes potentiellement fragiles qui ont dû être mises en arrêt de travail. Donc durant la crise, il a fallu à la fois assumer une charge de travail plus lourde et les absences.
À l’hôpital, on a réduit la présence des pères en salle de naissance, d’une part pour le risque de contamination, d’autre part, pour ne pas avoir à leur fournir des équipements qui nous manquaient déjà cruellement. Les patientes seules avaient donc d’autant plus besoin de notre présence. Les secteurs d’hospitalisation ont aussi été réorganisés de manière à ce qu’il n’y ait plus de chambres doubles, seulement des chambres particulières. Les visites ont été interdites pendant le confinement puis autorisées uniquement pour le père mais à des horaires plus restreints que d’habitude.
D’autre part, je tiens aussi à préciser que nous les sages-femmes, on accueille normalement toutes les urgences gynécologiques et obstétricales mais aussi beaucoup de cas qui ne sont pas réellement des urgences. Le métier de sage-femme n’inclut pas seulement l’accouchement mais aussi la prescription de la contraception, les IVG, le suivi de grossesse, le retour à la maison… Pendant la crise, nous nous sommes concentrées sur les urgences « prioritaires ». Le côté négatif de la chose est que beaucoup de patientes n’ont ainsi eu aucun suivi, ce qui a provoqué notamment des IVG tardives et de graves situations de détresse.
Mr Mondialisation : Le gouvernement vous a-t-il donné des directives à suivre ?
Camille Dumortier : Des directives ont dû être données aux directeurs d’hôpitaux. Pour ma part, je suivais surtout les travaux des sociétés savantes et de la cellule de crise que les associations de sages-femmes ont montée dès le début de l’épidémie. Tout le monde sur le terrain s’est mobilisé et la direction a facilité certaines procédures en étant beaucoup plus rapide dans ses réponses. À l’endroit où je travaille, ce sont les personnes de la maternité qui faisaient des propositions de réorganisation et de réaménagement. La directive nationale était grosso modo « faites du mieux possible » et c’est ce que l’on a fait. C’est assez paradoxal que l’État nous demande de faire au mieux alors que cela fait des années que l’hôpital est à genoux et subit un manque de matériel, un manque de personnel et des procédures administratives ultra-chronophages… On travaille dans des conditions vraiment très compliquées. Donc on était déjà à genoux et on a fini en rampant.
Mr Mondialisation : Où en est la situation aujourd’hui ?
Camille Dumortier : La situation s’est un peu calmée mais on maintient certaines mesures en ce qui concerne les chambres, la restriction des visites… En fin de compte, chaque hôpital continue de se débrouiller, on reste dans un mode particulier. Nous sommes aujourd’hui d’autant plus en colère avec cette histoire de « Ségur de la santé » qui nous paraît être du vent. On dit que 18 milliards seront consacrés au personnel hospitalier mais il faut faire la part des choses… les niches sociales et fiscales représentent en tout 180 milliards d’euros par an. Donc la somme qui nous est accordée représente seulement 10 % de ce montant. Ce n’est pas tout d’applaudir, il serait temps de constater que cela fait de nombreuses années que l’hôpital crie au désespoir. Il s’agit-là d’un gros investissement mais malheureusement, on est encore loin du compte.
À quoi cela sert-il de créer 15 000 postes alors qu’il y a des dizaines de milliers de postes qui sont non pourvus ? Puis enfin, une augmentation de 183 euros par mois, même si c’est une bouffée d’oxygène pour les petits salaires, cela ne rattrape même pas le gel du point d’indice. L’ensemble des professionnels de la santé sont en colère, le nouveau collectif « Santé en danger » a déjà rassemblé 50 000 de professionnels depuis le 27 juillet. L’ONSSF l’a rejoint dès sa création pour contribuer à porter la voix des sages-femmes.
Mr Mondialisation : Qu’en est-il de la reconnaissance de votre métier aux yeux de la société ?
Camille Dumortier : À l’hôpital il y a d’un côté les PM (professions médicales) et de l’autre les PNM (professions non médicales). Ce qui est terrible, c’est de se rendre compte qu’en 2020, avec plus de 700 000 naissances par an en France, 25 % des femmes qui n’ont aucun suivi gynécologique et 50 % qui ont un suivi insuffisant… les sages-femmes font toujours partie des « personnels non médicaux ». La nuit dernière, nous étions trois sages-femmes à avoir aidé sept bébés à naître. Le médecin obstétricien a dormi toute la nuit et c’est tant mieux car cela veut dire qu’on n’a pas eu besoin de lui pour gérer des pathologies (ventouses, forceps, césarienne, hémorragie). C’est rare !
On gère au final plus de 87 % des accouchements normaux par voie basse. Donc on fait le travail, on est responsables de la vie de la mère et de l’enfant, on a de plus en plus de responsabilités, sans pour autant recevoir de quelconque reconnaissance. Ce qui nous tient à cœur, c’est d’améliorer la santé des femmes car si la mère est en bonne santé, les enfants et la famille ont plus de chances de l’être aussi. Donc vous pouvez compter sur nous ! Nous essayons aujourd’hui d’acquérir un statut médical réel pour pouvoir participer davantage à la santé des femmes, être reconnues et continuer à exercer ce métier avec passion et envie.
Mais même si j’aime vraiment mon métier, je reste aussi lucide. Il est hors de question que je devienne une sage-femme aigrie par l’hôpital donc si je sens que je me dirige vers cette ligne, je quitterai le milieu hospitalier. Il faut se rendre à l’évidence, recruter à l’hôpital est de plus en plus difficile car les étudiantes sages-femmes voient bien les conditions dans lesquelles on travaille. De plus en plus décident de partir dans le libéral. On est dans une profession dans laquelle le côté humain est primordial mais elle inclut des situations bien trop difficiles. Beaucoup de sages-femmes finissent par se reconvertir à cause des conditions de travail. Personnellement, je tiens encore mais à force de remplir la coupe, elle finira par être pleine… Je reviens de vacances et même si je me suis reposée physiquement, moralement, ça n’a pas été le cas. Je me dis que si une deuxième vague arrive, j’aurai vraiment du mal à la supporter.
Propos recueillis par Elena M. / Mr Mondialisation