« Demain, le métier ne sera pas nécessairement le centre de nos vies » (Interview)

Et si nous trouvions « le verbe de notre vie », plutôt que l’emploi, comme le suggère Sarah Roubato ? Voulons nous aider, soigner, construire, faire rire ? Quelles sont alors les professions qui s’ouvrent à nous ? Dans Trouve le verbe de ta vie : lettre à un ado (Editions La Nage de l’Ourse), l’auteure qui s’est fait connaître en 2015 avec le texte Lettre à ma génération : moi je n’irai pas qu’en terrasse, invite à repenser le sens de nos métiers et la manière dont on les choisis à l’heure des grands bouleversements que sont le changement climatique et les crises économiques à répétition. C’est également un appel à un sursaut de la part d’une jeunesse en mal d’avenir et qui n’a que rarement l’occasion de se faire entendre dans le débat public. Interview.

Mr Mondialisation : Pourquoi avez-vous voulu écrire à un.e adolescent.e ? 

Sarah Roubato : Je rencontre beaucoup d’adolescents en donnant des ateliers dans des lycées. C’est à la suite d’une série d’ateliers que ce texte m’est venu. J’étais en fait pleine d’une certaine frustration, devant les potentiels gâchés que je voyais, autant chez les élèves que chez les professeurs, et de l’étroitesse du parcours qu’on leur proposait et de la façon d’envisager leur vie.

C’est en pleine période des fêtes, un moment béni pour moi où je peux écrire tranquillement, que cette frustration a rencontré deux phrases issues des portraits sonores que je réalise (cf : L’extraordinaire au quotidien). Alain le boulanger disait : « J’ai toujours œuvré mon métier, même quand j’étais salarié ». Et Cécile la sculpteure : « Si j’ai trouvé le bon geste dans ma vie c’est que j’ai trouvé ma juste place. Et je ne parle pas d’une place sociale, je parle d’un endroit entre soi et soi. »

Ces deux phrases ont résonné en moi et j’ai écrit à des adolescents avec cette idée du verbe. Au départ, cette lettre a commencé par une colère, et puis s’est muée en proposition.

Mr Mondialisation : Quelle était cette colère ?

Sarah Roubato : Elle me vient chaque fois que je les vois au Starbucks, écouter de la musique à fond dans des petits écouteurs qui vont leur tuer les oreilles, obsédés par les vêtements et le maquillage, lever la main pour savoir si quelque chose serait à l’examen, sinon ils ne prennent pas de notes. Quand je les vois compenser leur sentiment d’impuissance dans la consommation, ouvrir de grands yeux quand je leur dis que je vais dormir chez des inconnus, rire avec mépris en disant « Je ne vais pas devenir coiffeur ! » ou demander « Combien on gagne ? » Ça me fait peur.

Crédit image : Sarah Roubato

Mr Mondialisation : Avez-vous eu, vous-même, le sentiment que pendant votre parcours scolaire, on ne vous donnait pas l’occasion de donner « du sens » à vos choix ? 

Sarah Roubato : J’ai la chance de faire partie de ceux qui sont habités par une nécessité absolue qui accompagne tout au long de la vie. Écrire, c’est le geste que j’imprime dans le monde. J’ai su très tôt que c’était cela que je voulais faire. Ou plutôt que c’est ce que j’étais. Pour moi, la difficulté a été de ne pas me laisser happer par un système qui me traçait une voie qui dans le fond, ne correspondait pas à mon besoin. J’étais vouée à être enseignante, ou bien haut-fonctionnaire, ou encore anthropologue. Mais à chaque fois cela me confinait dans un milieu où je ne voulais pas exercer. Je voulais écrire, oui, mais comment ? Dans quel contexte, pour qui ? Je voulais du terrain, de l’expérience auprès des gens, et pouvoir la restituer à tous. J’ai bifurqué plusieurs fois des voies toutes tracées, pour finalement m’inventer une manière de faire qui me correspond.

Mr Mondialisation : Est-ce que l’omniprésence du numérique accroît ce phénomène ou permet-elle au contraire de nous libérer ?

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Sarah Roubato : Je me dis souvent en écoutant les adolescents : « Mais il y a internet… comment se fait-il que vous ayez une vision aussi étriquée de vos possibilités ? Allez voir ! » L’utilisation d’internet et du numérique sera toujours sujette à la culture qui l’utilise. Si nous fabriquons des enfants qui n’envisagent leur avenir que d’après un schéma étriqué, ils iront chercher sur internet ce qui le conforte.

Mr Mondialisation : Dans ce contexte, que signifie « trouver le verbe » de sa vie, expression qui inspire le titre de votre dernier ouvrage ? 

Sarah Roubato : C’est une proposition pour changer notre manière de regarder la question de l’orientation de vie ou de carrière. Une autre lentille en quelque sorte, qui nous permet d’envisager la multiplicité des parcours. Je pense que poser autrement la question est la réponse à une impasse.

Au lieu de chercher un métier, si on cherche un verbe, on comprend que ce qui est important, c’est ce qu’on cherche à faire à travers un métier. On peut vouloir être footballer pour la jouissance d’offrir un spectacle, pour la compétition, le désir de se dépasser, ou encore pour le plaisir de travailler en équipe. Si on comprend ce qui nous intéresse dans le football, on peut envisager plusieurs métiers qui vous/nous apportent du spectacle, ou de la compétition, ou du travail d’équipe.

Il y a des gens qui aiment découvrir, d’autres qui aiment protéger, défendre, faciliter, soigner, embellir. À travers chacun de ces verbes on peut envisager une multitude de métiers. Pour le verbe relier, on peut être aussi bien chauffeur, organisateur de festivals, guide touristique, interprète, présentateur d’émission, agent. Être maraîcher ou sage femme, c’est toujours faire naître du vivant. Être cuisinier ou chef d’orchestre, c’est mettre ensemble des éléments pour en faire quelque chose d’harmonieux. Être éleveur, gardien de parc naturel, thérapeute, homme ou femme de ménage, c’est toujours prendre soin.

Cela permet de ne pas se braquer sur un métier, et à l’heure où le marché du travail évolue, où notre génération comprend déjà que peu d’entre nous aurons un seul métier dans leur vie et des carrières de trente ans dans le même domaine, pouvoir aller d’un domaine à l’autre sera une absolue nécessité. Or le système scolaire continue à fonctionner en entonnoir et en spécialisation. Récemment je suis intervenue dans un amphithéâtre de deux cents lycéens. Quand je leur ai demandé qui ferait S (filière scientifique en France) l’année prochaine, les trois quarts ont levé la main. Quand j’ai demandé qui comptait faire carrière en sciences, quatre personnes ont levé la main. Ils continuent à être persuadés que Scientifique est la voie royale et méprisent les parcours professionnels. Artisans c’est pour les nuls à l’école et les arts c’est pour les rêveurs ou les fils à papa…

Je suis persuadée que le métier qu’on fait est un accident. Mais ce qu’on y fait, ce qu’on y cherche et la manière dont on le fait, cela nous est propre. Si on quitte un métier on continuera dans un autre cette même quête. Bien entendu le but n’est pas de faire du verbe une nouvelle étiquette. C’est une grille de lecture, tout simplement.

Mr Mondialisation : Alors qu’il est de plus en plus difficile pour les jeunes de se projeter, tant le sentiment de vivre la fin d’un cycle économique et social est fort, notamment avec l’accroissement des injustices, des violences et de la crise environnementale, comment faire face à l’avenir avec plus sérénité ? 

Sarah Roubato : Justement, il faudrait que cette difficulté puisse faire naître des audaces. Au lieu de ça, plus les jeunes ont peur de l’avenir plus ils se réfugient dans ce qu’on leur présente comme étant sûr. En fait les adultes projettent sur les jeunes leurs propres peurs, et au lieu d’en faire des êtres prêts pour l’avenir, ils leur apprennent à penser dans des catégories qui n’existeront plus bientôt.

Je pense qu’il faut déjà changer notre rapport au risque, et oser dire à des adolescents : tente le coup, prends des risques, sois créatif. Ça ne se fait pas ? Vas-y ! Ça n’existe pas ce métier ? Invente-le ! 80% des métiers de 2030 n’existent pas encore, et on continue à froncer les sourcils en leur disant : Mais ça va te mener à quoi ? Et qu’on les laisse prendre une année sabbatique, obligatoire dans certains pays, très largement pratiquée dans d’autres, et encore considérée comme une perte de temps en France.

Nous avons aussi fabriqué des jeunes consommateurs. Je ne suis pas sûre que la plupart se questionnent sur l’impact de leurs actions dans le monde. Je pense qu’en leur rappelant leur responsabilité ils retrouveront leur puissance d’action. Parce qu’ils comprendront que leurs actions ont un impact. Donc qu’ils peuvent changer une partie du monde. S’ils osent en avoir le courage.

Sarah Roubato, Trouve le verbe de ta vie, Editions La Nage de L’Ourse, 2018. 6,50 euros. ISBN/EAN : 978-2-490513-01-7 – 9782490513017

(Illustration de couverture : Robin Guinin)


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