Le « modèle allemand » est souvent présenté comme un idéal à suivre : faible taux de chômage, exportations records, plus gros PIB européen…mais que cache vraiment ce « modèle » ? Selon une association allemande d’aide sociale, la barre record des douze millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté vient d’être franchie. Pauvreté, inégalités, bas salaires, services publiques atrophiés, de nombreux allemands sont obligés de cumuler deux emplois pour boucler leurs fins de mois. Explications.
Une pauvreté galopante
D’après un rapport de l’organisation d’aide sociale Paritätischer Wohlfahrtsverband (1), la pauvreté a atteint un niveau historique en Allemagne. Le rapport indique qu’environ 12,5 millions de personnes étaient touchées par la pauvreté en 2013, soit une augmentation de 15 % par rapport à 2012. Si les écarts de richesse entre riches et pauvres ont augmenté, on apprend que les inégalités entre régions ont aussi explosé. Les personnes les plus exposées sont les mères célibataires : plus de 40 % d’entre elles ont basculé dans la pauvreté. Une autre catégorie est touchée de plein fouet : les retraités. Conséquence de la baisse du niveau des retraites et du déclin démographique de l’Allemagne, le nombre de pauvres dans ce groupe de la population a augmenté de 48 % depuis 2006.
C’est le paradoxe de l’Allemagne : si le taux de chômage baisse depuis des années, un fait largement médiatisé et montré comme exemplaire, la pauvreté, elle, se multiplie dans toute la population. Une réalité beaucoup moins médiatisée et pourtant très importante à connaitre, qui découle des mesures néolibérales brutales mises en place depuis Gerhard Schröder et poursuivies par Angela Merkel : austérité généralisée, baisse des salaires, généralisation des mini-emplois, coupes budgétaires dans les services publiques, baisses des allocations chômage et des cotisations sociales, etc.
Photo : AFP
Toutes ces mesures furent mises en place en 1998 afin de favoriser la sacro-sainte « compétitivité » et les exportations, sur lesquelles est aujourd’hui basée l’économie allemande. Si les exportations augmentèrent significativement, force est de constater que cette « politique de l’offre » agressive se fit au détriment de la demande interne, mais aussi des classes moyennes et populaires, des salariés, des retraités, des collectivités et des infrastructures publiques. En effet, dans l’ensemble, les exportations ne bénéficient pas aux travailleurs allemands, mais aux détenteurs de capitaux, qui s’empressent de placer leurs bénéfices à l’étranger au lieu de les redistribuer dans les salaires ou les investir dans la recherche ou l’économie allemande.
Résultat : depuis 2005, le nombre de personnes devenues pauvres en Allemagne est dix fois plus important qu’en France, pour un total de 20% de la population contre 17% en France, incluant les personnes « sous le seuil de risque de pauvreté » ou « en privation matérielle sévère » (chiffres Eurostats). « Depuis 2006, on observe clairement une dangereuse tendance d’augmentation à la pauvreté. La pauvreté est un problème bien de chez nous. L’Allemagne a clairement un problème croissant de distribution de la richesse », estime Ulrich Schneider, directeur général de Paritätischer Gesamtverband.
Le poison allemand
Mais le modèle allemand ne pose pas des problèmes qu’à l’intérieur de ses frontières. Il est également nocif à l’extérieur, ce que M. Mélenchon (député européen français) nomme Le poison allemand. En effet, en tant que leader économique et politique de l’UE, l’Allemagne d’Angela Merkel pèse de tout son poids dans les mesures d’austérité dictées par la troïka aux pays européens en difficulté, notamment à la Grèce : privatisations, baisses des salaires et des pensions, coupes dans le social, la santé et l’éducation, etc. Des mesures qui ont eu des conséquences dramatiques, faisant exploser la pauvreté (35% de la population), les suicides, le chômage, les maladies et…la dette, alors qu’elles étaient censé la réduire. Les grandes gagnantes de ces mesures sont les banques françaises et allemandes, qui ont « prêté » de l’argent à la Grèce et jouissent des intérêts très rentables de ces placements, appelés abusivement « aides » par les néolibéraux.
D’autres effets néfastes de ce modèle économique découlent des exportations (2). En misant tout sur la baisse des couts de production, les produits allemands peuvent perturber très fortement l’économie dans les pays qui les importent à bas prix, notamment en Europe. L’un des exemples les plus parlant est la viande. Troisième plus gros producteur de porcs au monde, l’Allemagne possède de véritables usines à animaux qui peuvent concentrer plusieurs dizaines de milliers de cochons, pour un volume total de 60 millions de bêtes abattues chaque année (3).
Élevage intensif de porcs – Photo d’illustration © iStock
De tels « résultats » ne se font pas sans casse : outre les conditions de vie effroyables des porcs (castration à vif, maladies, promiscuité, fractures, cannibalisme…), les salariés travaillant dans cette industrie, souvent recrutés dans les pays de l’Est, sont sous-payés et travaillent dans des conditions souvent difficiles. Au final, cette viande à bas prix – et de faible qualité – exportée en Europe cause d’énormes difficultés aux éleveurs français (entre autres), qui n’ont d’autres choix, pour essayer de rivaliser, que de tirer vers le bas les normes sanitaires et environnementales, les salaires et les conditions de vie des animaux.
Une « course vers le bas » dictée par la compétitivité qui ne semble jamais s’arrêter et qui concerne évidemment de nombreux autres secteurs, alors que l’heure devrait logiquement être à la qualité, à la solidarité, aux solutions durables, propres et équitables, non pas à la fuite en avant industrielle. Ainsi, pour reprendre notre exemple, les éleveurs français qui s’en sortent le mieux sont les producteurs de viande biologique. Moins endettés, moins mécanisés et moins dépendants des prix du marché européen, ces producteurs privilégient généralement les circuits courts ou semi-courts pour distribuer leurs produits, s’assurant ainsi un juste revenu et évitant la pression extrême des grandes surfaces tout en respectant leur environnement (pas d’intrants chimiques, peu d’antibiotiques, nourriture bio locale…).
A quand un changement de modèle ?
Il faut aussi voir le problème de façon global : toutes les mesures antisociales adoptées en Allemagne inspirent les dirigeants européens, qui s’empressent de faire de même pour paraitre « bon élève » aux yeux de l’Allemagne et de la Commission Européenne. En 2007, le gouvernement d’Angela Merkel augmenta de trois points la TVA et porta l’âge de la retraite de 65 à 67 ans. Matraquant généreusement les consommateurs allemands, les commerces de proximité, les classes populaires et les seniors. Les citoyens français ou belges reconnaitront sans mal ce type de mesure appliquée par mimétisme par leurs dirigeants politiques.
On assiste au final à une étonnante course à la régression sociale. Un jeu macabre dans lequel chaque pays joue à celui qui tirera le plus bas possible les salaires, les acquis sociaux et les dépenses publiques vitales, toujours au nom des intouchables : compétitivité et croissance. Mais qui gagne vraiment à ce petit jeu ? Certainement pas les salariés, ni les consommateurs, ni les commerçants, ni les précaires, ni les seniors, ni même la collectivité.
Sans trop hésiter, on peut affirmer que ce sont les dirigeants des grandes entreprises, les banques, les actionnaires de multinationales et les personnes les plus riches qui en profitent. Jamais depuis l’après-guerre l’écart de revenu entre salariés et PDG n’a été aussi important. Jamais le nombre de millionnaires et milliardaires n’a été aussi grand. Jamais la finance n’a autant vampirisé la richesse produite par les travailleurs.
Des solutions existent pourtant. Revoir les indicateurs de richesse pourrait être un début. Que signifie le PIB s’il est mal redistribué ? Que signifie la croissance si les inégalités augmentent ? Que signifie le taux de chômage si les salariés sont payés 600€ ? Raisonnons par l’absurde : un monde faisant travailler 100% d’esclaves n’aurait pas de chômage. Serait-ce le meilleur des mondes ? Prendre en compte les conditions de travail, les écarts de salaires, le taux de logements décents, la qualité du système de santé ou des transports en commun, le niveau de pauvreté, le nombre d’élèves par classe ou encore le niveau de la recherche permettraient d’avoir des indicateurs bien plus fiables de la réussite réelle d’un système économique.
Die Linke, transition énergétique : des raisons d’espérer ?
En Allemagne, l’espoir pourrait venir de la formation Die Linke créée en 2007, seul parti progressiste et anti-austérité allemand. Minoritaire au niveau fédéral, il a remporté pour la première fois un Land (Thuringe, Est de l’Allemagne) en Décembre dernier (4). Parmi les objectifs de M. Ramelow, chef du gouvernement du Thuringe et ancien syndicaliste : l’embauche annuelle de 500 professeurs, la gratuité de la première année en crèche ou encore l’autosuffisance énergétique sur base d’énergies renouvelables.
Au niveau national, Die Linke a soutenu la candidature et la victoire d’Alexis Tsipras en Grèce (leader de Syriza), et se montre très critique envers la politique étrangère de Mme Merkel : la députée allemande Sahra Wagenknecht, vice-présidente de Die Linke, a récemment critiqué l’alignement de l’Allemagne sur les intérêts de l’OTAN et des États-Unis. Elle se montre également très sévère envers les négociations sur le Grand Marché Transatlantique (GMT / TAFTA), qu’elle considère comme contraire à la démocratie. Enfin, elle rappelle que les banques et entreprises allemandes se sont enrichies sur le dos du peuple grecque.
« Une députée allemande Die Linke démonte la politique de Merkel »
Terminons sur une note positive : il faut rappeler que la transition énergétique allemande (5), bien que non dénuée de difficultés (transport de l’électricité, charbon, pressions des multinationales…) et sournoisement critiquée par les défenseurs du nucléaire, est la plus audacieuse en Europe. Chaque année, la production électrique basée sur le nucléaire diminue, celle basée sur les énergie renouvelables (ENR) augmente, quand la production basée sur le charbon est plutôt stable. Celle-ci n’a que légèrement augmenté avec l’arrêt de huit réacteurs nucléaires en 2011, après la catastrophe de Fukushima, qui fut presque intégralement compensé par le développement des ENR.
Notons que les plus farouches adversaires de la transition énergétique allemande ne sont pas les difficultés techniques mais les multinationales de l’énergie : le groupe suédois Vattenfall réclame 4,7 milliards d’€ à l’Allemagne pour l’abandon du nucléaire (6), s’estimant lésé par la fermeture de deux centrales nucléaires. Quand aux géants du charbon, ils font plus que jamais pression pour que l’Allemagne ne décide pas de freiner leur expansion (7), ou pire planifie la sortie complète du charbon. En 2018 les subventions à l’exploitation de la houille cesseront, ce qui entrainera déjà la fermeture de trois mines…mais resteront en activité onze mines de lignite.
Quoi qu’il en soit, le mythe conservateur selon lequel les ENR seraient incapables de produire suffisamment d’électricité s’effrite de jour en jour : la technologie des renouvelables évolue, les rapports d’expertise sur une transition énergétique totale (100% renouvelables) s’accumulent, notamment ceux de négaWatt et de l’ADEME, quand la faillite technique et économique de l’EPR (réacteur nouvelle génération) se fait de plus en plus évidente.
Évolution de la production d’électricité en Allemagne dans les centrales à charbon (lignite et charbon), d’origine nucléaire et à partir de sources d’ENR
Source : AG Energiebilanzen e.V.
(1) euractiv.fr
(2) alternatives-economiques.fr
(3) lepoint.fr
(4) politis.fr
(5) sortirdunucleaire.org
(6) http://blogs.mediapart.fr/blog/francoise-diehlmann/261014/ttiptafta-quand-un-groupe-suedois-denergie-reclame-47-milliards-d-lallemagne-pour-labandon
(7) http://www.bastamag.net/En-Allemagne-des-villages-entiers-sont-rases-pour-laisser-place-a-de