Le 14 juin dernier, une embarcation transportant 750 migrants a sombré au large de la Grèce, faisant au moins 81 morts et plusieurs centaines de disparus. À peine une semaine plus tard, un autre naufrage faisait 46 victimes non loin de l’Italie. Ces drames, qui ne sont malheureusement pas isolés, relancent le débat sur la responsabilité des Européens dans ces situations récurrentes. Contexte. 

Ils avaient tout sacrifié pour une existence meilleure en occident, loin de leurs pays natals où ils s’étaient vus privés d’avenir. Dépouillés par des passeurs, ils avaient tout risqué, y compris leurs vies et celles de leurs plus jeunes enfants. Et pourtant, beaucoup d’entre eux n’ont rien trouvé d’autre que la mort.

Dans la nuit du mardi 13 au mercredi 14 juin, au moins 81 personnes sont mortes et plus de 500 ont été « portées disparues » dans le pire naufrage constaté depuis 2016. Alors que, d’après les rescapés, l’embarcation de 750 personnes entassées tentait de rejoindre l’Italie au départ de la Libye, son moteur serait tombé en panne à environ 80 km au sud-ouest de Pylos. Quinze minutes ont alors suffit à engloutir le bateau de pêche.

Evidemment, il est très compliqué d’évaluer le nombre d’individus n’ayant pas survécu à ce genre de traversée. D’abord parce que les trajets sont par définition clandestins et qu’il est difficile de comptabiliser toutes les embarcations naufragées et les effectifs à leur bord.

Ensuite, parce qu’il est, de ce fait, d’autant plus complexe de retrouver et de recenser les défunts. Pour beaucoup, la mer restera leur dernier tombeau. Depuis 2014, le « Projet Migrants Disparus » a ainsi estimé pas moins de 27 000 morts ou disparus lors de ces navigations précaires. Quelques clefs de compréhension pour mesurer l’ampleur de la situation.

Le plus meurtrier au monde

De ce fait, la méditerranée est devenue le lieu de passage le plus meurtrier au monde pour les migrants. Et si le fait qu’elle sépare l’un des continents les plus pauvres de l’un des plus riches est sans aucun doute un facteur important, la responsabilité des autorités européennes n’est, pour autant, pas à exclure.

Ces drames sont en effet, avant tout, le résultat de décisions politiques. Ce sont les autorités qui fixent les moyens alloués aux sauvetages des naufragés et à la surveillance des côtes. Ce sont également elles qui choisissent d’accueillir et de soutenir les migrants en difficulté ou de créer à l’inverse un climat de répression qui ne permet aucunement de dissuader les personnes migrantes de poursuivre leur espoir d’une autre vie, mais amplifient en revanche évidemment la violence subie. Pire encore, ce sont nos autorités qui créent les risques en ne permettant pas des traversées sécurisées, et encore moins encadrées de manière responsable et humaine.

De fait, ce dernier naufrage massif pose de plus en plus de questions quant à la gestion des frontières et des êtres humains. Dans son article du 25 juin à ce sujet, The Conversation rappelle : « Pour sortir du « spectacle singulier » constitué autour de chaque naufrage – leur fréquence particulière depuis le début de l’année 2023 nous y oblige – il est nécessaire de replacer le naufrage de Pylos dans un contexte structurel. Que dit-il de la politique mortifère de dissuasion qui se joue en mer ? »

Et d’y répondre : « Dans les mailles de ces interrogations se dessinent des marqueurs d’une gestion européenne des frontières migratoires maritimes où la sûreté humaine vient après la sécurité des frontières »

- Pour une information libre ! -Soutenir Mr Japanization sur Tipeee

Un fondement raciste

Les pays riches choisissent de façon arbitraire que des êtres humains venus de telle ou telle contrée auraient moins de valeurs ou de capacités d’adaptation que d’autres. Lorsque l’on décide par exemple qu’un Allemand ou qu’un Hongrois est totalement libre de s’installer en France sans aucune démarche administrative, tandis qu’un Tchadien ou un Somalien devra effectuer un véritable parcours du combattant pour y parvenir, on crée une hiérarchie de traitement entre deux populations différentes.

Inutile de faire un dessin pour démontrer que ce comportement est le fondement même du racisme. En agissant ainsi, les Occidentaux ont délibérément intégré dans le droit le fait qu’une personne venue d’un pays riche pourrait plus facilement s’établir en France qu’une autre originaire d’une région pauvre. Même notre langage est significatif : on parlera alors d’ « expatriés » pour les premiers, et de « migrants » pour les seconds, en faisant qui plus est le distinguo arbitraire entre migrants économiques et réfugiés selon le degré d’empathie qu’on aura pour les motifs de leur déplacement.

Instrumentalisation du contexte social

Évidemment dans un contexte de crise sociale où 72 millions d’Européens vivent sous le seuil de pauvreté, il est bien plus simple de se servir des personnes immigrées comme de boucs émissaires. C’est d’ailleurs ce que font allègrement des partis comme le Rassemblement National ou Reconquête, mais aussi Les Républicains et, plus insidieusement, le gouvernement actuel.

Il paraît en effet très compliqué de demander à des foyers français en difficulté financière de consacrer une partie de l’argent public à l’aide des étrangers. Et pourtant, dans ce contexte, l’État se permet bien de supprimer des milliards d’euros d’impôts sur les plus riches et d’aider massivement des multinationales évadés fiscaux qui se servent de cet argent pour abreuver leurs actionnaires à l’international.

Il faut bien comprendre par là que si les pouvoirs publics le souhaitaient vraiment, il serait tout à fait possible de régler le problème de la crise sociale et, ce, sans « argent magique », mais bien avec celui quantifiable qui disparaît chaque année comme par enchantement des contribuables.

Or, attribuer notre impasse sociale à l’immigration est une tromperie démagogique particulièrement malhonnête, en plus d’être infondée et dangereuse. Pendant que les pauvres se battent entre eux pour savoir qui possède le plus de miettes, les classes privilégiées se frottent les mains et creusent davantage les inégalités à leur profit. Amnesty a écrit à ce propos un livret édifiant : 10 préjugés sur la migration, arrêtons de croire n’importe quoi ! qui rappelle, en citant diverses études factuelles, que le coût de l’immigration serait nul pour les finances, voire légèrement positif. Toutefois, on pourrait aussi se demander à quel point la rentabilité d’un humain doit entrer en jeu s’agissant d’accueil et d’entraide.

Le terreau de l’extrême droite

Par ailleurs, s’agissant de cette division populaire, il est aisé de constater que tous les politiciens vent debout contre l’immigration sont aussi curieusement les mêmes qui n’ont absolument rien à proposer pour anéantir la pauvreté. Sans solutions politiques, cette démagogie devient donc de plus en plus facile à diffuser dans des pays où la crise fait rage, en particulier au sud de l’Europe où les migrants arrivent en premier. On l’a notamment constaté en Italie où l’extrême droite a d’ailleurs fini par prendre le pouvoir.

Mais c’est aussi le cas en Espagne où les identitaires font une poussée électorale, où encore en Grèce où la responsabilité du gouvernement de droite a largement été mise en cause dans l’affaire du naufrage du 14 juin : « Après le naufrage qui a eu lieu dans la Méditerranée dans la nuit de mercredi à jeudi, des manifestations ont eu lieu dans toute la Grèce. Les milliers de manifestants pointent la responsabilité des politiques anti-migratoires du gouvernement grec et de l’Union Européenne ». Des politiques d’autant plus hypocrites qu’après avoir bénéficié des pratiques illégales permises aux frontières grâce à l’opacité d’un périmètre tout permis, elles se parent de faux semblants en formes d’hommages et de minutes de silence pour feindre l’impuissance. 

The Conversation met par exemple l’accent sur l’intensification depuis 2020 des pushbacks (refoulements) consistant pour les autorités officielles à renvoyer des personnes migrantes vers la Turquie via des navires précaires, voire des radeaux. Pourtant : « Ces pratiques sont illégales mais rendues possibles par des réglementations européennes qui font des pays d’Europe du Sud une « couronne intérieure de contrôle », et sont tolérées, sur le plan politique ». 

L’UE également en ligne de mire

Cette montée de l’extrême droite dans le débat public a aussi évidemment une influence sur les gouvernements de droite libéraux, comme celui d’Emmanuel Macron. En bons opportunistes, ceux-ci suivent toujours le sens du vent et sont preneurs de n’importe quel idéologie pour éviter d’avoir à parler du partage des richesses et ainsi conserver une économie de privilèges à l’abri des regards.

À cette image, l’Union européenne ne s’est également pas montrée à la hauteur et Frontex, l’agence continentale de gardes-frontière est régulièrement pointée du doigt. Comme on peut le voir sur la vidéo ci-dessous, datée de 2020, certains garde-côtes n’hésitent pas, par exemple, à s’attaquer directement aux migrants. Dans le naufrage proche de la Grèce, ceux-ci auraient une nouvelle fois brillé par leur inaction et leur manque d’humanité face aux migrants. Un comportement qui pose aujourd’hui question et invite à des investigations plus poussées concernant les ordres et les politiques internes de la gestion des frontières.  

En effet, Frontex avait repéré le navire dès le matin du 13 juin 2023, mais les gardes-côtes n’ont pas souhaité intervenir au prétexte que l’embarcation n’aurait pas demandé d’aide. Un argument qui a eu le don d’irriter Louise Guillaumat, directrice adjointe des opérations de SOS Méditerranée qui réagit auprès de l’Humanité « Quand on a un bateau avec une telle densité de personnes à bord, sans gilets de sauvetage, c’est par définition un cas de détresse, qui appelle une réaction immédiate des autorités maritimes et le déploiement d’une opération de secours dans les plus brefs délais. »

Immigrer est une souffrance

Pour éviter ce genre de drames à l’avenir, des interventions rapides seraient sans aucun doute nécessaires, mais il faudrait aussi permettre aux populations du monde d’avoir le choix de rester là où elles sont nées dans de bonnes conditions.

À ce stade, il n’est pas inutile de rappeler une évidence trop souvent balayée : l’immense majorité des gens préfèrent continuer à vivre dans le pays où ils ont grandi car devoir quitter sa famille, ses amis et son entourage, ainsi que le décorum de son enfance et ses odeurs, ses goûts, ses paysages, ses habitudes, sa culture, ses souvenirs,… est presque systématiquement une intense souffrance.

En Grèce, suite à cet énième naufrage récent, déshumanisé par les politiques publiques et les médias, un militant interrogé par Révolution Permanente résume : « Les revendications sont multiples mais les plus importantes sont l’ouverture des frontières, la régularisation des sans-papiers, la destruction du mur à la frontière turque, la suppression des accords restreignant la mobilité, l’abolition des accords de l’Union Européenne avec la Turquie, la Libye, le Maroc et d’autres pays qui enferment les réfugiés dans ces pays et leur interdisent de se déplacer et la fin de l’intervention des pays impérialistes, notamment de l’Union Européenne, en Afrique et dans les pays d’où proviennent la plupart de ces flux migratoires. »

Les immenses responsabilités de l’occident

En effet, la condition matérielle imposée à de nombreuses populations pauvres dans le monde est pour grande partie ce qui oblige énormément de personnes à partir. Et dans cet état de faits, les responsabilités occidentales sont loin d’être insignifiantes.

On pense bien sûr, par exemple, au pillage par les multinationales des terres et richesses d’Afrique, avec la complicité d’un échiquier politique aussi bien local qu’international. Alors que le continent est le plus riche du globe en matière de ressources naturelles, ses habitants sont quant à eux les plus précaires.

Dans la même veine, on ne peut que dénoncer le constant impérialisme exercé par les grandes puissances sur les pays originaires des personnes migrantes. C’est d’ailleurs aussi le cas des guerres alimentées par l’occident pour s’emparer de ressources naturelles.

Il est enfin crucial d’évoquer la question climatique dont les États les plus aisés sont en majorité responsables au détriment des plus pauvres. Ce sont bien les nations les plus pauvres qui subissent les conséquences violentes et intenables du train de vie des plus riches. Et si l’occident subit tour à tour sécheresses, inondations ou pénuries, c’est à une échelle relativement préservée au regard de ce que vivent déjà (voire depuis des décennies) d’autres pays dont le dénominateur commun est souvent une libération – récente au regard de l’histoire des sociétés – de l’emprise coloniale occidentale. Le niveau d’impact écologique est tel sur ces territoires qu’il pourrait entraîner jusqu’à 1,2 milliard de réfugiés d’ici 2050.

Un devoir d’humanité

À ce titre, croire pouvoir vivre dans une bulle confortable fermée sur elle-même tandis qu’une bonne partie du monde est contrainte à la misère n’aurait donc aucun sens. Ce fantasme est d’autant plus absurde que, au-delà de la question éthique, il est impossible à concrétiser sachant l’interdépendance des êtres et des écosystèmes à travers la planète.

De tout temps, nous avons migré. Nous-mêmes sommes issus, immanquablement, d’une migration plus ou moins lointaine. A chaque époque, quand des gens ont voulu migrer d’une région à une autre, ils l’ont toujours fait, et rien n’est en mesure d’empêcher un être humain désespéré de tenter le tout pour le tout. Aucune frontière ne saurait taire l’espoir d’une vie meilleure, aucune politique ne saurait effacer ce besoin vital d’avenir et d’horizons. L’humain est ici sur Terre dans son habitat légitime qu’il traverse originellement au gré de ses aspirations et des dangers : il est ainsi absurde de croire pouvoir contrôler les flux humains en cadenassant des générations entières sur des territoires devenus délétères ou hostiles pour eux.

On note, d’ailleurs, que même les pires identitaires, comme Donald Trump, ne sont jamais parvenus à mettre en place ces politiques lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir. Preuve, s’il en est, qu’il s’agit avant tout d’un discours démagogique pour séduire les masses plutôt que d’un véritable projet réalisable.

Enfin, quoi que l’on pense de la liberté d’installation, il existe de toute façon un devoir d’assistance envers des individus en danger. Un devoir que les garde-côtes grecs n’auraient pas respecté et qui est au cœur, plusieurs jours après le drame, d’interrogations sans réponses sur la manière dont les naufragés ont été traités : la cour suprême grecque a ainsi réclamé depuis l’ouverture d’une enquête pour déterminer les responsabilités.

De fait, personne ne pourra se satisfaire que des milliers de gens continuent à mourir en mer chaque année, simplement parce qu’ils cherchaient un avenir meilleur et que nous jugions leurs rêves illégitimes.

– Simon Verdière


Photo d’entête : 2016 @

- Cet article gratuit et indépendant existe grâce à vous -
Donation