« C’est bien intéressant ton projet, mais moi, je ne vote pas pour les extrêmes. » Quel militant altermondialiste ne s’est pas déjà vu rétorquer cette phrase alors qu’il essayait de convaincre un proche, plus ou moins désintéressé par la politique ? Petite mise au point.

Il faut dire que cette rhétorique de la lutte contre « l’extrémisme » est devenue le slogan numéro un du bloc néolibéral. Extrémisme pourquoi et en quoi ? La plupart se garde bien de l’expliquer.

Mais dans ce « stratagème de l’extension » ou de l’homme de paille, une chose est sûre, le président Emmanuel Macron s’est mué en véritable champion. Lors des dernières campagnes, présidentielle et législative, l’intégralité de son camp répétait le processus à l’envi. Il ne s’agissait plus de réélire son gouvernement pour ses idées ou son projet, mais afin de s’épargner le péril extrémiste. Mais de quel extrême parle-t-on ? Décryptage.

Une stratégie qui ne date pas d’hier 

Repeindre son adversaire comme le pire des extrémistes n’est en réalité pas une stratégie  nouvelle pour l’ordre établi. Il s’agit d’un moyen simple de faire peur et de conserver ses  privilèges. Calomnier son adversaire reste l’une des postures les plus efficaces pour endiguer tout processus de changement. En témoigne, aux Etats-Unis durant la période électorale, l’escalade de dénigrements via des spot TV. On se souvient également de Robespierre, en France, représenté comme le pire des tortionnaires dès son élimination, ou encore de Léon Blum, ce dangereux  « judéo-blochevique ». Expression qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler le on ne peut plus contemporain, mais pas moins absurde, « islamo-gauchiste », autrefois plus connu sous le nom d’ « islamo-trotskiste » dont Marine Le Pen faisait son cheval de bataille…  

Dans notre Histoire récente, il est cependant un évènement particulièrement marquant qui  semble avoir mis en branle un engrenage encore à l’action aujourd’hui. En effet, en 2002,  lorsque Jean-Marie Le Pen arrive au second tour des présidentielles, l’immense majorité des Français se regroupe contre lui et réélit largement Jacques Chirac avec plus de 80% des suffrages. À cette époque, il est même inconcevable de débattre avec un parti co-fondé par d’anciens membres de la Waffen SS.  

Dix ans plus tard, la donne a bien changé, et dirigé par Marine Le Pen, le Front National, bien aidé par les médias, entame sa dédiabolisation. Toutefois, en 2017, lorsque les deux partis traditionnels de France (LR et PS) sont éjectés du deuxième tour des présidentielles, il ne faut pas longtemps à Emmanuel Macron pour se souvenir de la victoire triomphante de Jacques Chirac, 15 ans plus tôt. La nouvelle vitrine de l’extrême droite n’est pas encore payante et leur héritage, encore prégnant, permet dès lors à En Marche d’imposer leur discours « ni-ni » qui prétend offrir une option plus mesurée au milieu du chaos.

La stratégie du « vote contre » 

En jouant essentiellement la carte du « vote contre », le jeune énarque – alors encore inconnu des néophytes – l’emporte plutôt facilement. Ayant pris conscience de l’opportunité que représente  cette tactique, il n’a cessé, depuis, de se positionner en seul rempart à l’épouvantail Rassemblement National. Pari à nouveau remporté (de peu) en 2022, puisque l’ancien ministre de François Hollande s’est hissé une seconde fois au pouvoir après une deuxième tour face à Marine Le Pen, affrontée grâce aux mêmes codes qu’en 2017.

Aux mêmes codes à ceci près que, sentant le filon s’essouffler, LREM rebaptisé Renaissance semble de plus en plus sensible à la popularité de son adversaire montant. Des points d’ententes avec cet opposant, dont les marcheurs feignaient jusque-là de protéger le citoyen, se dessinent à hauteur des parts électorales et des projets de lois qui sont en jeu. En ce milieu d’année 2022, aube du second quinquennat néo-libéral d’Emmanuel Macron, les députés RN – jugés infréquentables pas plus tard qu’hier – se réjouissent ainsi de rejoindre doucement les bancs du pouvoir, jamais tout à fait officiellement quoique plutôt ouvertement, et avec le consentement entre-assumé du gouvernement. A croire que les deux idéologies ont en fait été élues de concert, au détriment d’une gauche bouc-émissaire, composée de « khmers verts » et de « féminazies »

 

L’embarrassante gauche altermondialiste

Le seul problème dans cette manœuvre qui semblait pourtant à l’épreuve des balles, a en effet été le retour en force d’une gauche altermondialiste que tout le monde croyait disparue depuis des décennies. Sous l’égide de Jean-Luc Mélenchon, celle-ci décolle pourtant d’année en année jusqu’à dépasser les 22% aux présidentielles de 2022. Aux législatives de la même année, en  forgeant une nouvelle alliance, la NUPES, elle, réussit même à émerger en tête du premier tour. Difficile pour Emmanuel Macron et les siens de continuer à invisibiliser cette nouvelle force comme ils l’avaient fait jusqu’à présent. 

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Pour ne pas avoir à confronter ses idées de plus en plus rejetées par la population, le chef de  l’État a donc tout simplement décidé d’appliquer la même méthode face à la gauche que celle dont il se servait jusque récemment face aux identitaires de Marine Le Pen : la lutte contre les extrêmes. 

@AllanBarte

L’extrême gauche, gauche extrême, vraiment ? 

L’extrême droite n’étant plus aussi extrême, laisse entendre le gouvernement par ses rapprochements, c’est à présent la gauche qui le serait dangereusement ; ce spectre wokiste monstrueux qui réclamerait trop d’écologie, de représentativité, de justice sociale et d’inclusion. Le parti mené par Jean-Luc Mélenchon en première ligne de ces reproches. Mais la France Insoumise est-elle vraiment d’extrême gauche ? S’il est vrai que son programme, L’Avenir en Commun, était autrement plus radical que celui qui fut récemment présenté par des membres du parti socialiste, il convient tout de même de préciser que selon les analyses, les propositions de l’Union Populaire restaient toutefois moins à gauche que celles de François Mitterrand en 1981. Ainsi que l’explique le politologue Rémi Lefebvre, interrogé par « l’Obs »

« Historiquement, l’extrême gauche représente ce qui est à gauche du Parti communiste. C’est un mouvement qui se définit contre le « gauchisme », notamment durant les grèves de Mai-1968. Par exemple, sont considérés comme d’extrême gauche les partis trotskistes Lutte ouvrière ou celui des Communiste révolutionnaires, qui jouent le jeu électoral mais contestent la voie légale de la conquête du pouvoir et estiment que celle-ci doit se faire par la grève générale, les mouvements sociaux, et pas par l’élection. Ces mouvements ont un rapport parfois compliqué avec la légalité républicaine et peuvent revendiquer une forme de conflictualité »

Et de poursuivre en précisant : « Concrètement, Jean-Luc Mélenchon joue le jeu des élections. La République constitue une valeur très importante pour lui et il a une forte culture républicaine. Ce propos est d’autant plus outrancier que Mélenchon s’inscrit dans la tradition de Jean Jaurès et de la Révolution française ».

Pour conclure in fine que ce dernier « correspond [plutôt] à une forme de radicalisation du socialisme, si l’on se réfère à l’évolution du Parti socialiste depuis les années 1980. Concrètement, le programme de La France insoumise n’est pas plus radical que celui de François Mitterrand en 1981 ».

En effet, l’extrême gauche se définit avant tout par une volonté de  révolution par la force, d’une socialisation des moyens de productions et surtout de l’abolition du salariat, de la propriété privée lucrative et du capitalisme. En France, il est largement représenté par plusieurs mouvements dont certains étaient candidats aux présidentielles, comme le NPA de Philippe Poutou ou la Lutte Ouvrière de Nathalie Arthaud.  

À la lumière des ces précisions, il parait donc complètement absurde de qualifier la France  Insoumise d’extrême gauche puisque celle-ci ne porte aucune de ces propositions et s’inscrit dans un cadre réformiste. D’autant plus aujourd’hui, alors qu’elle vient de faire alliance sous l’acronyme NUPES (Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale) avec le PCF, EELV et, surtout, le PS que les néolibéraux n’avaient de cesse de désigner comme la  « gauche raisonnable » ou « de gouvernement ».  

Dangereux donc extrême  

Et pourtant, la majorité continue de se contorsionner pour expliquer qu’au sein d’une alliance qui partage un programme commun, il y aurait des gens raisonnables et d’autres extrémistes.  Et si la fraction du mouvement dite « extrême » se trouvait être la même qui a failli accéder au second tour de la présidentielle par deux fois et qui menace de plus en plus le pouvoir en place ? Ce ne se serait sans doute pas un hasard qu’elle fasse l’objet d’une campagne de discrédits, qui plus est venant d’un gouvernement dont la popularité repose sur une identité (se voulant) consensuelle, voire neutre. 

Au fond, la stratégie coule de source : installer dans l’opinion l’idée que le camp néolibéral serait le seul raisonnable et que tout autre projet conduirait derechef à la banqueroute, à la tyrannie ou à l’effondrement. Ils seraient utopistes, idéalistes, mais en ce sens, naïfs et rêveurs, incapables de penser et diriger le monde tel qu’il est réellement ou, plutôt, tel que le gouvernement en place aurait intérêt à le maintenir.

Le vocabulaire utilisé couramment dans le milieu politique n’y est sans doute pas étranger. Combien de fois a-t-on entendu parler des « extrêmes » d’un côté et des « modérés », de la gauche ou de la droite au  « gouvernement », de l’autre ? On appuie ainsi sur l’idée que le « centre » ou le ni-gauche ni-droite serait nécessairement la position la plus raisonnable, puisque, de fait, elle ne penche ni trop d’un bord, ni trop de l’autre. Mais est-ce vraiment le cas ?

 

L’escroquerie intellectuelle du « centre »

@Emmanuel Douay/Flickr

Pour un novice en politique, l’attribut « centriste » ou de la neutralité purement économique a tout pour séduire : ses représentants piocheraient les meilleures idées d’un côté comme de l’autre pour obtenir un savant mélange de raison, de tempérance et de sagesse. De fait, leur parti incarnerait un compromis confortable pour celle ou celui qui voudrait paraître davantage cérébral et civilisé, loin des effusions et des sensibleries conspuées de l’activisme citoyen, souvent associé à une forme d’outrance irrationnelle et chaotique menaçant les conventions et la paix sociale. Aussi, le fatalisme et l’acceptation du monde-tel-qu’il-est seraient-ils des marques d’intelligence et de sérieux, et toute rébellion au contraire un signe d’emportement ?

En 2017,  Emmanuel Macron profite déjà largement de cette idée pour se faire élire, sous le masque du progrès et de la Start-Up Nation, concepts essentiellement organisés autour des valeurs d’entreprenariat et d’économie de marché mondialiste, soufflant un air de pseudo-pragmatisme…

Il s’agit pourtant d’un sophisme de première catégorie puisqu’il prétend ainsi que les idées de gauche et de droite seraient compatibles, comme si l’on pouvait les mêler de manière équivalente pour obtenir un équilibre parfait. Or, si l’on est favorable à des idées solidaristes, il est absurde de vouloir les contrebalancer avec des positions individualistes ; la cohérence idéologique serait brisée.  Les deux forces sont profondément antipodiques et si le débat ne s’enlisait pas dans l’idée floue de l’extrémisme, la distinction serait évidente : xénophobie contre accueil, culte économiste contre écologie, chasse contre cause animale, méritocratie contre égalité, etc.

C’est que dans la réalité, on se rend compte que les personnalités politiques qui se revendiquent d’une certaine neutralité ou d’un « en-même-temps » bien pratique partagent en fait l’immense majorité des idées de la droite traditionnelle. Et c’est bien là l’objectif : donner à ces idées conservatrices et néo-libérales l’image la plus raisonnable, positive, moderne et ouverte possible, en affichant des sensibilités de gauche encore chères à la France comme la répartition des richesses, la solidarité envers les plus précaires ou encore l’égalité des chances. En pratique, cette partie du projet électoral de LREM n’aura cependant pas fait long feu, délaissée en faveur de propositions majoritairement de droite. 

 

« There is no alternative » 

Margaret Thatcher @Levan Ramishvili/Flickr

Peu importe la pratique, l’image néo-libérale est au moins « présentable ». À l’inverse, ce qui sortirait du champ idéologique du néolibéralisme est donc invité à être immédiatement rejeté par la population. Et peu importe si les idées de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon sont radicalement différentes, la majorité sème sans vergogne la  confusion en plaçant toute opposition dans le même sac. En agissant ainsi, elle reprend une vieille stratégie qui remonte aux origines mêmes du néolibéralisme. 

En effet, il y a maintenant plus de quarante ans, Margaret Thatcher, l’une des figures  fondatrices du néolibéralisme arrivait au pouvoir au Royaume-Uni. L’un de ses slogans, qui  rentrera dans l’Histoire, était alors « There is no alternative ». Déjà donc, à ce moment là, une  bonne partie des élites médiatico-politiques commençait à expliquer partout dans le monde que  toute volonté altermondialiste conduirait au désastre. Il n’existerait alors qu’une seule et unique voie possible et stable – même si destructrice de manière avérée sur le plan environnemental et social selon la recherche scientifique et l’analyse sociologique -, celle du néolibéralisme économique. 

Et plusieurs décennies plus tard, un jeune président français, décrit par tous les médias comme ultramoderne, continue donc de fredonner inlassablement cette vieille ritournelle. Emmanuel  Macron a d’ailleurs récemment poussé le bouchon encore plus loin lors des élections législatives. En appelant à voter pour sa majorité, il a déclaré que « pas une voix ne devait manquer à la République ». Or, par cette déclaration, il se posait comme le seul parti Républicain, excluant de ce champ tous ceux qui penseraient différemment de lui.  

Il faut malgré tout admettre que ces idées ont largement triomphé dans notre société, et en  particulier dans les plus anciennes générations. Et pour cause, celles-ci se trouvent être les  plus perméables aux médias de masse. Or, ces médias, détenus en très grande majorité par des milliardaires qui défendent leurs intérêts économiques, ont très largement véhiculé l’idée que  tout autre politique que le néolibéralisme serait extrémiste. Rien de surprenant lorsque l’on sait que cette idéologie favorise énormément le maintien de leurs propres privilèges. 

 

La gauche et les identitaires dos à dos

Outre l’évident questionnement pour la démocratie que pose cette façon de procéder, il existe aussi des raisons de s’interroger sur le signe égal que pose l’élite néolibérale entre toutes ses  oppositions. On viendrait ainsi nous expliquer que le partage des richesses ou la défense de  l’environnement seraient des valeurs « extrémistes » à mettre exactement dans le même sac que des projets discriminatoires fondés sur la xénophobie ? 

En réalité, avec cette méthode, Emmanuel Macron a surtout trouvé un moyen de ne pas  discuter de fond. En rejetant toute alternative comme « extrémiste » et « déraisonnable », il parvient ainsi à ne pas confronter son projet à d’autres idées que les siennes. Par là même, lors des élections de 2022, il a pu éviter d’avoir à affronter son bilan plus que discutable. Quant à l’écologie, elle n’a fait l’objet que de 3% du temps d’antenne à cette période… Il conviendrait pourtant de s’interroger sur ce qui va réellement à l’encontre du bien commun et si ceux qui tapent toute la journée sur « les extrêmes » ne tiendraient pas en réalité,  eux-mêmes, des positions démesurées et totalement inconséquentes.  

Car ceux qui se posent comme des « partis de gouvernement », « raisonnables » et  « modérés » sont pourtant directement responsables de l’état du monde tel qu’il est sous nos yeux. Leur libre marché à tout prix, la mondialisation économique criminelle, la privatisation systématique, la priorisation des lobbyistes sur les citoyens, la croissance infinie dans un monde fini… sont autant de folies déconnectées du réel qui nous conduisent droit dans le mur. 

À qui doit-on l’explosion de la pauvreté ? À qui doit-on l’interminable croissance des  inégalités ? À qui doit-on enfin la destruction progressive de l’environnement et le  dérèglement climatique ? Tous ces évènements et les politiques aliénées qui ont conduit à leur  déclenchement peuvent facilement être qualifiés d’extrêmes. Et pourtant, leurs initiateurs sont  bien les mêmes qui nous expliquent depuis des décennies que toute autre politique que la leur conduirait au désastre. 

Force est de constater que le désastre est en réalité déjà là. 

– Simon Verdière


Aller plus loin avec l’article : « Les centristes sont les plus hostiles à la démocratie, pas les extrémistes » 

Image de couverture @Humphrey King/Flickr

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