Récemment, nous vous présentions un documentaire sur l’action de l’ONG Conservation Justice au Gabon, où elle a fait arrêter et condamner plus de 500 trafiquants de faune. Depuis, nous avons pu nous entretenir plus en détail avec son fondateur, Luc Mathot, qui revient sur la création de son association et sur les problématiques auxquelles elle doit faire face dans sa lutte contre les trafiquants de faune et les exploitants de bois illégaux. Interview.

Au Gabon, l’ONG belge Conservation Justice lutte contre la criminalité environnementale et en faveur de la protection de la faune africaine. Son combat s’axe sur le trafic de la faune sauvage et l’exploitation forestière en Afrique centrale. Luc Mathot, son fondateur revient, dans cette interview, sur la création et les missions de l’ONG.

Mr Mondialisation : Pour commencer, pouvez-vous nous présenter votre parcours et comment votre ONG Conservation Justice est née ? 

Luc Mathot : J’ai suivi une formation d’ingénieur « Eaux et Forêts » que j’ai terminée en 2002. Et mon travail de fin d’études se déroulait au Gabon déjà. Il portait notamment sur la chasse villageoise, sur les produits forestiers non ligneux mais surtout sur la viande de brousse. C’est comme ça que j’ai connu le Gabon. Ensuite j’ai fait une spécialisation avec un travail de fin d’études au Cameroun cette fois.

Puis j’ai commencé à travailler au Gabon fin 2003 pendant 1 an et demi. Ensuite j’ai eu la chance de travailler pour la fondation anglaise Aspinall au Congo pendant 4 ans. Je me suis occupé de la réintroduction des gorilles au Congo-Brazzaville, de la gestion d’une aire protégée, de la lutte anti-braconnage, d’un peu de recherche et de travail avec les communautés. C’est à ce moment là que j’ai abordé la lutte contre le trafic car nous récupérions des gorilles orphelins, victimes du trafic de faune et du braconnage, que l’on réintroduisait en milieu naturel. Le programme était bien mais ce qui me gênait c’est qu’on ne luttait pas vraiment contre le trafic. Certes on récupérait les gorilles et les chimpanzés mais les trafiquants à qui on les retirait étaient relâchés. On organisait la saisie, mais souvent ils n’allaient même pas en garde à vue et étaient libérés 2-3h après. Dès le début cette situation m’a interpellé.

Luc Mathot. Crédit photo : Conservation Justice

Mr Mondialisation : À cette époque, une expérience vous a d’ailleurs particulièrement marqué…

Luc Mathot : Une fois, devant un restaurant assez connu à Brazzaville au bord du fleuve Congo, une personne vendait un chimpanzé et d’autres petits singes. Et c’est un restaurant où se retrouvaient toutes les ONG, les ambassades, des expatriés. Je trouvais ça assez incroyable que cela se fasse sous le nez de tout le monde. J’ai pris contact avec ce monsieur en lui faisait croire que j’étais intéressé par un chimpanzé. En somme je me suis fait passer pour un acheteur et comme lui n’avait pas l’habitude d’être inquiété dans son activité, il m’a emmené à quelques centaines de mètres dans une arrière-cour où il gardait d’autres primates. Il m’a dit qu’il pouvait avoir d’autres animaux, comme des gorilles… J’étais impressionné et je me suis dit « bon on peut faire saisir les animaux mais s’il est libéré deux jours après ça ne sert à rien. »

J’ai donc fait appel à l’ONG LAGA qui travaillait au Cameroun car c’était la seule alors qui réussissait à faire arrêter et condamner des trafiquants de faune. Son directeur et fondateur, Ofir Drori, m’aidera à répliquer son modèle au Congo. Malheureusement, la première fois, je n’étais pas sur place et même si mon intérimaire a finalement fait saisir le chimpanzé, le trafiquant a été libéré le jour même. Mais pour le deuxième cas que l’on a rencontré, on s’est un peu mieux organisé avec l’appui de juristes. Cela concernait un gorille dont le trafiquant a été condamné à 6 mois ou 1 an de prison – je ne sais plus exactement. C’était la première fois au Congo qu’il y avait une condamnation d’un trafiquant de faune et en l’occurrence de grand singe. J’avais même reçu des félicitations d’Interpol. C’était vraiment les prémices de Conservation Justice.

Mr Mondialisation : Pour des personnes non averties, cette peine de 6 mois peut sembler légère.

Luc Mathot : C’est une peine qui peut paraitre peu mais c’est relatif. Pour certains c’est beaucoup, d’autre vont dire que c’est peu. Au Gabon aujourd’hui, le code forestier prévoit 6 mois maximum pour le trafic de faune. Par contre depuis 3 ans, c’est 10 ans maximum pour le trafic d’ivoire selon le code pénal cette fois (alors qu’au Congo la peine est de 5 ans). En général c’est un, deux ou trois ans pour le trafic d’ivoire mais pour les autres espèces cela reste 6 mois. Et en Europe aussi, on a eu des cas, comme une dame venue de Kinshasa qui a été arrêtée à Paris avec un bonobo. L’animal a été saisi mais la personne n’a même pas été interpellée et a pu continuer son vol vers Moscou. En Europe quand il y a des cas de trafics d’animaux les gens reçoivent des amendes, de la prison avec sursis. C’est assez rare qu’il y ait des condamnations à de la prison ferme. Donc vous voyez que même en Europe, il reste aussi beaucoup de travail à faire.

Voilà donc comment on a démarré au Congo en 2008, avec la réplication du projet LAGA. Le projet PALF (Projet d’application de la loi sur la faune sauvage) au Congo est un projet qui perdure et que je continue à appuyer et à suivre. En 2010, après 4 ans au Congo pour la fondation Aspinall, j’avais envie de repartir au Gabon, de créer ma propre ONG, d’être un peu plus autonome et de m’engager d’avantage tout en continuant à appuyer le projet au Congo avec qui je suis toujours en contact. J’ai donc créé ma propre structure Conservation Justice en 2010. C’est une association belge qui a, depuis 2011 un accord de partenariat avec les autorités gabonaises. Quand je suis arrivé au Gabon, au début nous manquions de fonds, nous n’étions pas très connus mais on a réussi à convaincre les autorités.

Mr Mondialisation : Est-ce que cela n’a pas été difficile en tant qu’étranger de s’installer au Gabon et d’arriver à avoir le soutien des autorités ?

Luc Mathot : On a crée Conservation Justice, puis d’autres projets en Guinée, au Bénin, à chaque fois au travers d’ONG différentes (associations locales et une française) et on a toujours réussi à se faire accepter par les autorités. Puis en 2013 on a créé le réseau EAGLE (Eco Activists for Governance and Law Enforcement).

Concernant l’environnement, la conservation de la faune en Afrique francophone (mais sans doute aussi en Afrique anglophone), les ONG sont vues comme un soutien par les autorités mais souvent cela s’arrête au niveau de la capitale. C’est souvent des ONG avec relativement beaucoup de moyens qui font de l’appui technique aux autorités.

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Nous ne sommes pas du tout dans ce modèle là. On pourrait penser qu’ils ne nous acceptent pas mais en fait on leur montre qu’on a des résultats concrets. Et aussi qu’on ne doit pas demander d’accord à un supérieur basé au USA ou en Europe pour intervenir. On va voir directement des autorités assez hautes placées. Le ministre, lui, n’a pas grand-chose à gagner, par contre l’image de son ministère et du pays sont quand même importantes. Quand on organise des arrestations, on médiatise beaucoup donc ce n’est pas seulement nos résultats, ce sont aussi ceux de la politique du pays. Et je pense que les autorités nous respectent car elles voient que nous sommes engagés : on arrive sans gros salaires, on se débrouille comme on peut, avec peu de moyens… elles constatent qu’on est vraiment là pour de bonnes raisons contrairement à d’autres associations qui arrivent avec plus de moyens mais qui ne sont pas nécessairement pertinents, pas très engagés etc. Ce qui fait qu’on les respecte moins évidemment.

Crédit photo : Conservation Justice

Au Gabon au début, on y est allé un peu au culot : on rencontre les autorités des Eaux et Forêts qui trouvent notre projet intéressant. En même temps on fait des enquêtes qui sont assez faciles parce qu’au Gabon, vous aviez de l’ivoire en vente libre au marché artisanal. Et notre force c’est qu’on va demander directement à voir le procureur, la police judiciaire, les services de renseignement et les forces de l’ordre en général. Donc quelques jours après, on retourne voir les Eaux et Forêts, on leur donne notre rapport avec des photos de trafiquants, en expliquant que la police est prête, qu’on peut intervenir le lendemain ou le surlendemain. On nous renvoie au Ministre qui donne son accord pour intervenir. On a l’habitude de les convaincre et on travaille aussi avec les ambassades des USA, de France, de l’Union européenne qui nous appuient auprès des autorités.

Aussi, il faut savoir que dans tous les codes de procédure pénale des pays d’Afrique francophone, si vous allez voir un agent des Eaux et Forêts, un officier de police judiciaire pour lui signaler une infraction, il est obligé de réagir. On arrive avec une urgence et on peut intervenir tout de suite avec une équipe, des véhicules loués pour la journée. On n’attend pas d’avoir un protocole signé, validé. On essaie de réagir vite d’autant plus qu’on n’est pas ralenti par des procédures administratives comme dans d’autres ONG où il faut l’accord de plein de gens.

Mr Mondialisation : Est-ce que le fait que le Gabon développe depuis des années une politique de conservation de sa faune et sa flore joue positivement dans votre relation avec les autorités ? Comment cette relation évolue-t-elle avec les changements de politique suite à des élections notamment ?

Oui, ce qui est bien au Gabon, c’est qu’on a des taux de condamnation très élevés, de l’ordre de 95 % l’année passée, 100% si on enlève deux cas particuliers. Alors que dans les autres pays, on est plutôt à 50-70% et beaucoup de trafiquants sont libérés ou disparaissent des radars. C’est un aspect assez positif du Gabon où on a facilement accès aux autorités pour mener nos actions. Parce qu’au final ce n’est pas nous qui passons les menottes, qui jugeons. Il faut une volonté politique derrière. Et c’est parce que les autorités ont cette volonté qu’on y arrive.

Ofir Drori & Luc Mathot. Crédit photo : Conservation Justice

C’est un chemin tracé par la présidence même si certains ministres sont plus ou moins sensibles aux aspects de protection environnementale. Sur le trafic d’ivoire et de faune, il n’y a pas eu de grosses modifications au fil des années, tous les responsables savent que ce n’est pas une lutte que l’on peut remettre en cause. Ils sont bien conscients que c’est aussi important pour l’image du pays. Un des très gros problèmes que l’on rencontre ce sont les conflits homme-éléphant. Avec le changement climatique, les éléphants trouvent moins à manger en forêt car les arbres n’ont plus assez de fruits. Des études sur 30 ans montrent que les éléphants maigrissent et que la fructification diminue fortement. Un léger changement d’humidité ou d’un degré de température peuvent avoir des conséquences importantes. Les éléphants se rapprochent de plus en plus des villages. Quand ils arrivent dans une plantation de bananes, c’est un peu le buffet à volonté pour eux ! Ce qui cause des dommages importants auprès des villageois et des cultivateurs. Il faut dire aussi qu’il y a plus d’exploitation forestière que 20 ans en arrière, ce qui contribue à perturber les éléphants et les pousser vers les villages en plus de la faim.

Là, on aboutit à un gros conflit avec des ramifications politiques car les opposants au régime en place s’en servent pour dire aux communautés que le pouvoir préfère protéger les éléphants plutôt qu’elles. Ils désignent l’éléphant comme une contrainte, un problème que le gouvernement défend contre les populations. Surtout qu’au Gabon, il n’y a pas de tourisme qui pourrait profiter aux communautés. Donc il faut à la fois protéger les éléphants mais aussi les êtres humains et c’est un compromis délicat à trouver. On fait de la sensibilisation dans les villages, le gouvernement met en place des barrières électriques mais il en faudrait un nombre énorme ce qui représente un coût très important. Depuis 2-3 ans, une ONG spécialisée, Space for Giants, installe des barrières un peu partout. C’est plus des fils électriques que des barrières d’ailleurs car les fils sont accrochés directement à des arbres autour des plantations. Mais ça demande de l’entretien et les éléphants sont intelligents, ils peuvent faire tomber un petit arbre sur la barrière pour la casser. Donc rien n’est jamais simple.

Un autre aspect que l’on essaie de promouvoir, ce sont les dédommagements. Avec son image de « Gabon vert » qui lui fait gagner une image internationale et des financements pour la conservation et gestion durable des forêts et de la faune qu’elles renferment, l’État pourrait indemniser les villages avec 2-3 millions d’euros par exemple. En s’assurant que l’argent aille vraiment aux personnes qui ont subi des dévastations et qu’il ne soit pas détourné. Pour cela, le ministère a mis en place un mécanisme de transparence. Quand il y a des dévastations, les agents se rendent sur le terrain, ils font un procès-verbal de constat et des photos géoréférencées sont prises de toutes les zones dévastées ainsi qu’une cartographie. Nous participons parfois à certaines de ces missions même si nous sommes plus dans la partie « application de la loi » en collaboration avec les communautés.

Pour finir sur un intérêt écologique : une étude a montré que les éléphants modifient la structure forestière en cassant les petits arbustes ce qui permet aux grands arbres de se développer davantage. Et c’est d’autant plus important que le carbone est surtout stocké dans les gros arbres. Selon les dernières études, chaque éléphant de forêt permet de capter une quantité de carbone annuelle équivalente à ce que produisent 2 000 voitures. Il a donc un rôle important dans la lutte contre le changement climatique. Le Gabon peut dire « grâce aux éléphants on capte du carbone, la protection des éléphants aide l’environnement ».

Mr Mondialisation : Pouvez-vous revenir plus en détail sur vos deux combats principaux : la lutte contre le trafic de faune et l’exploitation de bois illégale ?

Luc Mathot : Sur le trafic d’ivoire et de faune, à nos débuts, ce n’était pas très difficile car les trafiquants n’avaient pas peur. Ils n’avaient pas l’habitude d’être trop inquiétés par les autorités, surtout ceux présents dans les centres urbains. Mais ils deviennent de plus en plus méfiants ce qui nous pousse à nous améliorer. On a 5 enquêteurs qui travaillent de manière professionnelle, qui sont recrutés uniquement pour faire ça. Ils se rendent sur le terrain un peu partout au Gabon et se font passer pour des acheteurs d’ivoire, de peaux de panthère. Bien sûr, il leur faut une couverture pour réussir à mettre en confiance le trafiquant petit à petit.

Les trafiquants forment toute une chaîne. Il y a les braconniers, des trafiquants intermédiaires qui eux-mêmes revendent à d’autres trafiquants. On essaie de remonter la chaîne même si nous agissons surtout au niveau de ces trafiquants intermédiaires qui cherchent des acheteurs. Parfois ils sont intéressés à la première rencontre et veulent vendre de l’ivoire, parfois ils n’ont pas l’air très intéressé et ils vous rappellent six mois après. Trouver les trafiquants, ce n’est pas le plus difficile en fait parce que les gens parlent facilement. Les enquêteurs arrivent dans une ville et à force, ils connaissent les endroits où se rendre. Ils ne trouvent pas des trafiquants tous les jours, mais tout de même un certain nombre.

Crédit photo : Conservation Justice

Concernant l’exploitation forestière illégale, on travaille avec plus de 100 villages chaque année. On s’y rend pour expliquer la législation et on les aide à récupérer les fonds de développement local. Ce sont des fonds que les sociétés forestières doivent mettre à leur disposition des communautés pour des projets de développement avec un Comité de Suivi et de Gestion des Projets : les CGSP en lien avec les autorités, les Eaux et Forêts, l’autorité locale, les communautés. Comme il y a souvent des détournements ou des fonds non payés par des sociétés de construction, nous aidons les communautés à les récupérer, à porter plainte. Dans le même temps, les gens nous donnent des informations sur des exploitations à proximité, informations que l’on transmet aux autorités puis qu’on aide lors des arrestations. C’est aussi une forme de lutte contre l’exploitation illégale parce que les sociétés qui ne payent pas les fonds de développement local sont déjà dans l’illégalité et on peut être sûr qu’elles trempent dans d’autres formes d’illégalité.

L’exploitation de bois rapporte bien plus que le trafic de faune et d’ivoire. Si on compte 2 000 éléphants braconnés par an, cela fait dix tonnes d’ivoire sur le marché international pour un montant de 10 millions d’euros maximum. Mais sur le marché local, cela rapporte « seulement » 1 à 3 millions d’euros. Ce n’est pas rien, mais cela reste peu à l’échelle d’un pays. Pour l’exploitation forestière illégale, par contre, on parle en centaines de millions d’euros avec des enjeux politiques derrière. C’est un secteur beaucoup plus difficile à investiguer.

Quelques décennies en arrière, on trouvait beaucoup des sociétés forestières européennes, notamment françaises. Mais de plus en plus on retrouve des Asiatiques pour au moins plus de la moitié : Malaisiens, Indonésiens, Chinois. Il y a des sociétés certifiées avec le label FSC (Forest Stewardship Council), le plus strict, et qui sont auditées chaque année. C’est une procédure sérieuse, exigeante ; ce ne sont pas des certificats que l’on peut acquérir facilement. L’idéal serait de ne plus exploiter la forêt évidemment, mais l’impact des sociétés certifiées FSC est beaucoup moins important que celles non certifiées et encore plus que les sociétés asiatiques habituelles. Un plan d’aménagement est dressé pour que l’exploitation soit durable : ce qu’on prélève de la forêt se fait de manière progressive et non-intensive pour faire en sorte qu’au bout de l’exploitation du permis pendant 25 ans on puisse revenir au début. Normalement, en 25 ans la forêt s’est régénérée et on peut continuer à l’exploiter en sachant que c’est environ un arbre par hectare qui est prélevé ; on n’est pas du tout sur des coupes rases. Les sociétés certifiées doivent limiter leur impact sur le couvert, fermer des routes, limiter le braconnage, les fuites d’huile, protéger les rivières et les zones de conservation… Tout ça est prévu dans la loi mais l’avantage des certificats, c’est que les sociétés indépendantes qui les délivrent viennent vraiment vérifier. Si toutes les forêts étaient certifiées, en particulier FSC, nous n’aurions plus qu’à fermer notre projet. À côté des sociétés certifiées, il y a celles qui ne le sont pas mais qui respectent plus ou moins la loi et puis une bonne moitié, principalement asiatiques, qui sont souvent dans l’illégalité et ne respectent pas grand-chose.

Crédit photo : Conservation Justice

Mr Mondialisation : Existe-t-il des accords entre pays africains pour lutter de manière conjointe contre ces trafics qui profitent à d’autres pays ?

Luc Mathot : Pour l’Afrique, il existe la Communauté Économique des États d’Afrique Centrale (CEEAC) qui est censée harmoniser un peu les choses, avec des accords sur l’extradition mais ce n’est pas encore très effectif. Les réalités sont assez différentes entre les pays, ce qui crée des divergences et fait que la CEAC n’est pas assez forte. Des projets lui viennent en appui comme l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, financé par l’UE pour lutter contre les trafics de faune et de bois. Il y aussi des initiatives sous-régionales pour que les pays collaborent mieux, renforcent leur coordination, harmonisent leur législation. Mais ces initiatives, comme celles de nombreuses ONG, se contentent souvent de faire des ateliers, de l’assistance technique, et l’engagement n’est pas suffisant. Cela permet de payer des per diems, ou frais de mission, qui arrangent les gens participant à ces ateliers souvent sous-régionaux. Mais cela me semble en général inutile voire contreproductif, en plus d’être coûteux.

Au niveau intercontinental, l’UE a mis en place le « Forest Law Enforcement, Governance and Trade » (« Flegt »), une initiative pour renforcer l’application de la loi sur la gouvernance forestière avec des APV (accord de partenariat volontaire) qui est en train d’être refondu. Il faut prouver que le bois – d’Afrique ou d’ailleurs – arrivant en Europe est légal, c’est-à-dire de quelle société il vient, si la société est sérieuse, auditée, etc. Il y a un tout un processus avec des critères pour qu’on puisse affirmer que l’arbre qui entre dans l’Union européenne, arrive de tel pays, avec un point GPS exact, le plan d’aménagement… Si l’idée est d’aller jusque là à terme, en vérité, on a des lots envoyés par telle société forestière mais dont le bois a été détourné, blanchi… On met donc des mécanismes en place pour éviter ce manque de transparence. Des fonds de l’UE financent des projets au Gabon, au Congo etc. pour améliorer la gouvernance et prouver que le bois est légal.

Plots aux dimensions illégales prêts à être exportés. Crédit photo : Conservation Justice

Si un pays respecte tous les engagements et prouve que tout son bois est traçable, alors automatiquement il rentre sans problème dans l’UE. Tout ça c’est la théorie, car on sait très bien qu’il y a des pays touchés par l’exploitation illégale et dont le bois rentre quand même. Et en Europe le problème c’est qu’il y a très peu d’arrestations et de condamnations. Cela reste difficile, lent, très administratif.

Enfin, il faut prendre en compte l’aspect économique : si l’Europe refuse du bois pour cause de trafic, ce bois va tout simplement partir en Asie et cela peut être contreproductif car les Asiatiques – Chinois en particulier – ne s’intéressent pas à la durabilité des exploitations, à la protection des écosystèmes. Les sociétés peuvent donc être tentées d’arrêter les certifications si leur bois n’est plus accepté en Europe et de tout vendre en Asie. Il faudrait aussi que les autorités en Chine surtout jouent le jeu, mais ce n’est pas encore le cas. Et elles ne financent pas de programme d’appui à la transparence, à la gestion forestière durable, à la protection de la faune.

Concernant les saisies de bois, Luc précise : « Au Gabon, on ne peut exporter que du bois transformé, sous forme de planches, chevrons, contreplaqués. Donc, ce qu’on voit dans les containers est illégal si c’est prêt à être exporté. Dans d’autres pays, ce serait légal. Après, il faut que la société soit en règle, qu’elle respecte le plan d’aménagement, etc. ». Crédit photo : Conservation Justice

Mr Mondialisation : Quels sont les trafiquants les plus importants que vous avez contribué à arrêter ?

Luc Mathot : S’il y avait un cas vraiment particulier à retenir, je pense que ce serait l’arrestation d’Adamou Nouhou avec 206 kilos d’ivoire à Libreville en 2015. C’est une personne qui était très méfiante, car agent des Eaux et Forêts. Il avait donc beaucoup de contacts et était bien organisés. C’était vraiment un très gros cas qui a été bien repris par les médias aussi. Il y a aussi eu les arrestations de Rodrigue Messimo et d’Abdoulaye. Ces trois-là ont quand même eu un impact significatif sur le trafic.

Depuis cinq ans, nos enquêtes montrent qu’il y en a moins. Alors, on pourrait penser que c’est peut être parce que les trafiquants sont plus efficaces. Mais en même temps, on voit que le prix de l’ivoire a beaucoup diminué. On a aussi les trafiquants intermédiaires qui nous disent qu’ils ont du mal à trouver des acheteurs d’ivoire, que le prix reste très bas. Donc j’ai envie de dire que pour le moment, bien qu’il y a toujours du trafic au Gabon, il est quand même fortement réduit. La grosse problématique aujourd’hui c’est vraiment le conflit homme-éléphant comme je l’expliquais plus tôt.

Crédit photo : Conservation Justice

Après, on doit continuer à maintenir nos activités parce qu’on entend quand même parler d’anciens réseaux qui se remettent en place. Il y a quand même encore une demande, donc on doit vraiment rester prudent et très vigilant. Si on ne fait pas attention, le trafic peut reprendre et de toute façon, il y a encore des abattages d’éléphants. Donc on doit maintenir et même renforcer nos activités pour préserver ce patrimoine gabonais qui reste quand même un des derniers refuges sur la planète et en particulier pour les éléphants de forêt, mais aussi pour la faune africaine forestière.

Les inventaires de faune parlent d’une population 95 000 éléphants de forêt, ce qui est quand même un chiffre inouï. On a vraiment l’impression que cette population est stable, certains disent même qu’elle est croissante. Sans Conservation Justice, beaucoup plus d’éléphants seraient morts. Alors, on ne saura jamais combien mais ce qui est sûr, c’est que c’est quand même assez important. Bon, après, peu importe le chiffre, et c’est bien aussi de voir que le Gabon a renforcé sa législation, ainsi que la Chine. Le trafic a diminué, on est fiers d’y avoir un peu contribué ainsi qu’à ce chiffre de 95 000 éléphants.

Mais même si un jour le trafic d’ivoire s’arrête, cela se réorientera sur les écailles de pangolin, les peaux, les hippocampes… Et il y aura toujours l’exploitation forestière illégale. Si cela n’a plus lieu au Gabon ce sera dans un autre pays. Nous développons un troisième projet au Gabon qui consiste en train de créer des brigades « faune » avec le service des Eaux et Forêts dans des concessions forestières où nous renforçons des contrôles routiers et interpellations. Là on vise plutôt sur le petit braconnage dans des zones limitées. On ne travaille plus à l’échelle du pays mais vraiment à celle des concessions avec dans l’optique de mettre en place des réseaux d’informateurs dans les villages, de faire de la sensibilisation dans les écoles et les villages.

Ce n’est plus du « gros » trafic, c’est à plus petite échelle. Le trafic de viande de brousse, semble moins impressionnant, mais imaginez un pick up rempli de 20 ou 30 antilopes de forêt, des potamochères, des pangolins… C’est quand même fort impactant sur la faune. Il y aura toujours beaucoup à faire.

Un grand merci à Luc Mathot pour avoir répondu à nos questions. Et un immense soutien à la lutte quotidienne menée par les membres de Conservation Justice. 

– S. Barret


Photo de couverture : Conservation Justice

 

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