Alors que l’impact de l’élevage sur le climat n’est plus à démontrer, les industriels de la viande et de la filière laitière s’emparent d’une nouvelle unité de mesure des émissions de méthane, le PRG*, pour dissimuler leur rôle dans le réchauffement climatique et freiner des quatre fers la transition du secteur. Scientifiques et associations donnent l’alerte, révélant « la stratégie du doute » distillée par l’agro-industrie face aux indispensables réduction d’émissions et un drastique changement de consommation.

Depuis quelques années, une nouvelle unité de mesure climatique fait débat au sein de la sphère scientifique. Le PRG*, Pouvoir de Réchauffement Global Étoile (GWP*, ou Global Warming Potential Star en anglais), se présente comme un nouvel étalon de mesure capable de cerner avec davantage de justesse que son prédécesseur le potentiel réchauffant du méthane dégagé dans l’atmosphère.

Les modes de production agricoles industriels sont responsables d’environ un tiers du total des émissions de gaz à effet de serre. Près de 60 % d’entre elles proviennent du secteur de la production industrielle de viande et de produits laitiers. Image : Pixabay

Résultat ? Les secteurs les plus émetteurs de cette molécule au pouvoir hautement réchauffant voient leur « poids climatique » drastiquement baissé grâce au détournement de la nouvelle méthode de calcul. Une aubaine pour les géants agricoles de l’élevage, qui font désormais pression pour son adoption auprès des organismes officiels, allant du GIEC aux Nations-Unies, en passant par les gouvernements nationaux.

Mathématiques magiques

Pour comprendre ce tour de passe-passe mathématique, il faut s’intéresser à la genèse du PRG. Alors que les équipes de chercheurs du monde entier s’attèlent depuis plusieurs décennies à mesurer le réchauffement climatique, la nécessité d’instaurer une unité de mesure aux nombreux gaz à effet de serre s’est rapidement imposée.

« On ne peut pas additionner des choux et des carottes, avons-nous appris à l’école élémentaire. De même, on ne peut pas additionner les tonnes de CO2 et les tonnes de méthane (CH4), les deux principaux gaz à effet de serre rejetés par l’activité humaine », explique Christian Couturier, directeur à Solagro, association de recherche sur les enjeux écologiques dans l’agriculture et co-auteur d’un article sur le sujet. « Si on veut mesurer leurs contributions respectives au réchauffement global, on doit les convertir dans une unité commune ».

Une unité de mesure commune pour une action collective

À cette fin, le PRG100 s’impose au début des années 90 comme l’étalon de référence, permettant de donner à chaque gaz une valeur réchauffante à horizon 100 ans en se basant sur la valeur du CO2. Si les émissions de dioxyde de carbone (CO2), de vapeur d’eau (H20), de méthane (CH4) ou encore de protoxyde d’azote (N2O) ne disposent pas du même pouvoir réchauffant, elles sont désormais toutes comptabilisées sous une unité de mesure commune, converties en « tonnes équivalent CO2 », notées CO2eq.

En suivant cette méthodologie, on peut affirmer que le méthane a un PRG100 d’environ 28. Autrement dit, 1 kilogramme de méthane réchauffe autant l’atmosphère que 28 kilogrammes de CO2 en 100 ans. Toutefois, « comme toute représentation comptable, le PRG100 repose sur des conventions qui fournissent une image simplifiée de la réalité », relève Christian Couturier. Et certains ne tardent pas à proposer de nouvelles métriques alternatives, soulignant à juste titre le caractère beaucoup plus temporaire du méthane dans l’atmosphère.

Image : Pixabay

En effet, une fois libérée, une molécule de méthane exerce une « intensité radiative nettement plus forte que celle du CO2 », mais elle se dégrade rapidement (au bout de 12 ans en moyenne), sans s’accumuler dans l’atmosphère. Sans surprise, le PRG du méthane est donc très sensible à l’horizon temporel retenu : le GIEC estime dans son 6ème rapport le PRG du méthane d’origine fossile à 82,5 sur 20 ans, 29,8 à 100 ans et 10 à 500 ans.

Détourner la science au profit des intérêts industriels

Pour mieux tenir compte de ces éléments, des chercheurs proposent d’appliquer le PRG du méthane, non plus au montant absolu de ses émissions, mais à leur variation dans le temps. Le PRG* est né, et avec lui la possibilité de radicalement modifier la manière dont les émissions du bétail sont évaluées.

Sur base de cette nouvelle méthodologie, 1 kg de méthane émis n’équivaudrait plus qu’à 7 kg de CO2, à condition que les émissions de méthane soient constantes. Le premier effet pervers de la formule est grossier, et pourtant rapidement détournés par les acteurs ayant le plus à gagner à la voir appliquer : compte tenu de la faible durée de vie du méthane dans l’atmosphère, son impact serait surestimé. Une réduction partielle de ses émissions contribuerait donc à « refroidir » l’atmosphère.

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Mise en oeuvre d’une stratégie du doute bien huilée

D’après une enquête menée par l’association Changing Market Foundation, Fonterra, le plus grand exportateur mondial de produits laitiers, pourrait prétendre à l’absence de réchauffement net avec une réduction de seulement 17 % de ses émissions de méthane d’ici 2030 en utilisant le PRG*. Avec une réduction de 30 %, elle pourrait même prétendre éliminer 19 millions de tonnes d’équivalent dioxyde de carbone de l’atmosphère chaque année. « Cependant, les estimations utilisant le GWP100 suggèrent qu’elle émettrait toujours plus de 21 millions de tonnes d’émissions par an, soit un montant similaire aux émissions annuelles du Sri Lanka », déplore l’organisation.

En France, « Interbev (Association Nationale Interprofessionnelle du Bétail et des Viandes) commence également à communiquer sur le PRG* », rapporte Clément Fournier, auteur d’un article à ce sujet pour Novethic, dans lequel il cite quelques formules faisant mention du PRG* glanées sur le site de l’association : « le CH4 ne s’accumule pas et ne contribue donc quasiment pas au changement climatique », « avec une baisse de 10 %, [le méthane] est neutre climatiquement. Avec une baisse supérieure, il provoque un refroidissement. »


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Mal interprété, le PRG* déplace également la charge climatique sur les éleveurs du Sud global. Comme il mesure le taux de variations des émissions, et non pas leurs valeurs absolues, « les pays qui augmentent leurs troupeaux de bétail à partir d’un niveau bas – souvent dans les pays du Sud – seraient considérés comme plus polluants que les grands émetteurs dont les troupeaux sont importants mais relativement stables », constate amèrement Changing Market Foundation dans son rapport. « En revanche, les entreprises dont les émissions de méthane sont élevées mais stables pourraient prétendre être neutres pour le climat, voire négatives pour le climat, sur la base de réductions mineures des émissions de méthane ».

Une baisse drastique de production et de consommation d’aliments d’origine animale est inévitable

Scientifiques et associations se joignent alors pour alerter les citoyens et dirigeants du monde, les appelant à ne pas tomber dans les promesses accrocheuses des industriels du secteur. Les modes de production agricoles industriels sont responsables d’environ un tiers du total des émissions de gaz à effet de serre. Près de 60 % d’entre elles proviennent du secteur de la production industrielle de viande et de produits laitiers. Dans un rapport publié le 12 mars dernier, plus de 200 climatologues estiment que les émissions dues à l’élevage doivent atteindre leur niveau maximal d’ici à 2025 dans les pays à revenu élevé et intermédiaire et être réduites de 50% à l’échelle mondiale d’ici à 2030.

Jennifer Jacquet, professeure de sciences et politiques environnementales à l’université de Miami, juge que si l’industrie utilise toutes sortes de « mathématiques magiques » dans l’espoir de maintenir la taille des troupeaux et de continuer à éviter toute surveillance réglementaire, les gouvernements ne devraient pas « se laisser prendre par ces mesures floues ». « Il est impératif de réduire les émissions absolues de méthane provenant de l’agriculture animale et nous n’avons pas de temps à perdre », conclut-elle avec vigueur, et ce, quelque soit la méthode de calcul utilisée.

– L.A.


Photo de couverture de Bren Pintelos. Pexels.

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