Jeune, mais trop vieux pour être resté insouciant, cet ingénieur du secteur écologique privé nous raconte sa solitude face à l’effondrement du sens de sa vie toute tracée. Vertige des pérégrinations de sa pensée ; ou mieux, de sa prise de conscience, jusqu’à sa déconstruction complète. Comme un cheminement dont le paysage nous fait fatalement écho – même si un peu, même si de loin : lettre ouverte d’un citoyen du siècle.
« Il est 15h55 et dehors, il pleut enfin. C’est le début de l’automne.
Posté devant l’écran de mon ordinateur, je me sens tellement seul dans cet open-space bondé.
Ils ne (me) comprennent pas.
J’ai eu trente ans il y a peu. On aurait pu m’accuser de la crise de la trentaine.
Si seulement.
J’aurais préféré ne pas avoir à écrire.
Ne rien avoir à écrire.
Ne pas à avoir à penser à cela. Mais pourtant cela me pèse tant.
Comme d’autres, longtemps je me suis tu. Mais pas aujourd’hui.
Aujourd’hui, je passe le cap. Sûrement pas celui que je pensais.
Il y a 5 ans, je terminais une formation à Lille où l’on m’a sensibilisé à l’écologie, formé sur les statistiques (appliqués à la santé publique), la toxicologie (effets des produits chimiques sur les organes du corps humain), l’écotoxicologie (effets des polluants sur les écosystèmes pour faire simple) ou encore la réglementation environnementale.
J’ai travaillé ensuite à Paris en tant qu’ingénieur dans un grand bureau d’études environnementales.
Je ne le sais pas encore à ce moment-là, mais c’est le début de la fin.
La fin de l’insouciance.
Même si l’entrée dans le monde de l’environnement et du réglementaire est difficile, je suis enthousiaste. Je gagne mes premiers « vrais » salaires, je suis heureux, car j’ai un niveau de vie décent, je ne manque de rien et je semble être un peu la fierté de mon entourage. Je ne vais pas cacher qu’il y a également une sorte de satisfaction personnelle à ce qu’ingénieur soit marqué sur ma fiche de poste (cocasse pour quelqu’un qui n’en a pas le diplôme). Il faut dire que j’ai de la chance aussi côté collègues, on est une nouvelle petite équipe, on vient tous et toutes d’arriver et on a le même âge. Il faut croire que tout me sourit, à Paris.
Ce sont les premiers pas dans un domaine que j’ai choisi et je le crois, le début de ma carrière.
Je passe du temps à visiter des usines, je vois comment sont créées des tas de choses. Il y a de la fumée, de la vapeur. Il y a des machines et des humains qui s’activent là-bas, c’est fascinant. Je remarque que tout rentre et sort des camions, en permanence, ça grouille, jour et nuit. Il y a ce brouhaha permanent qui, je me rends compte, fait souvent la guerre aux oreilles du voisinage. Il y a aussi, parfois, ces odeurs, qui, embaument l’usine et se dispersent aux alentours au gré des vents. Là aussi, les habitants grondent. Eux, ils n’avaient rien demandé.
un jour, alors que je travaille sur un rapport, on me demande d’en enlever une partie.
Je commence à avoir quelques missions à mon actif quand, un jour, alors que je travaille sur un rapport, on me demande d’en enlever une partie.
Le prétexte ? Cette partie serait nuisible pour le client et l’administration la demandera si ça l’intéresse. Je ne comprends pas. Il s’agit de données qui mettent en défaut l’installation étudiée en matière de qualité de rejets. J’insiste, mais devant les ordres qui me disent de ne pas ajouter ces données, j’obtempère et j’envoie le dossier tel quel avec les conclusions qui vont bien. Premier questionnement.
J’apprends à orienter les rapports, j’apprends à omettre des détails quand c’est nécessaire (heureusement, c’est resté relativement rare). Ce serait trop bête que nos dossiers nous soient renvoyés pour incompatibilité et que les projets soient retardés.
L’État est surchargé puisque le recrutement des postes est coupé. Quant à moi qui côtoie les procédures, je découvre qu’elles sont longues et complexes. Tout est fait pour tourner au ralenti. Les délais, le traitement des dossiers. Il y a une sorte de contradiction pourtant.
On parle d’urgence climatique et tout ce qui est censé « cadrer » les impacts environnementaux est tellement lent.
Une année passe. Je vois la réglementation évoluer sous mes yeux, je vois des rubriques réglementaires sauter (on laisse alors plus de marge de manœuvre aux concernés pour faire leurs activités, car moins de contraintes leur sont imposées). Encore une fois, je trouve que ça ne tourne pas rond. Je le sais, moi, qui suis sensibilisé sur l’environnement, la santé, les risques industriels.
Je commence à douter de la pertinence de mon métier. Moi qui pensais être venu défendre l’environnement et rendre la planète plus verte. C’est encore écrit sur les fiches métiers d’un bon nombre de sites d’orientation aujourd’hui… Je me rappellerai toujours d’une conversation entre collègues alors que l’un d’entre nous se vantait de faire dans la journée l’aller-retour Paris-Marseille en avion. Sympa la vitrine pour un bureau d’études dans l’environnement.
Puis arrive le COVID, on fuit toutes et tous la capitale et mon équipe se retrouve disséminée dans toute la France. On a tout de suite moins de contacts et les missions commencent à me déplaire fortement. Pourtant, elles sont en majorité les mêmes qu’il y a quelques mois. Les démissions pleuvent dans l’équipe, paradoxalement à la météo de ce premier confinement.
Une fois Paris regagnée, dans mon équipe on est plus que quatre fixes, les autres sont soit en préavis, soit partis. On était une petite dizaine. Ce qui devait arriver, arriva. Je quitte à mon tour ce navire en train de sombrer, le management aura eu raison d’une partie de l’équipe quand ce fut le greenwashing pour l’autre.
Une année « vide », professionnellement parlant, passe. Grosse introspection pour ma part. Je suis alors suivi par l’APEC (une association pour les cadres qui peut réaliser un suivi professionnel par un conseiller et qui nous aide à (re)construire un projet). Une des conclusions de cet accompagnement est que je n’étais peut-être pas à ma place à cause des contradictions du management, des valeurs de l’entreprise etc…
Finalement, je ne sais plus. Mais la réalité fait mal à cette période. Je suis au chômage, je suis retourné vivre chez mes parents, j’ai presque 30 ans, je ne m’étais jamais imaginé ici à cette page de l’histoire. Puis un jour, le téléphone sonne. On m’appelle pour travailler à Nantes, un nouveau bureau d’études en environnement me contacte. Je saute sur l’occasion, je passe tous les entretiens avec succès et j’insère une deuxième pièce dans la machine.
Les premiers mois sont comme ceux que j’avais passés à Paris, intéressants, intenses. Puis la fougue retombe aussi vite qu’elle est arrivée. Je refais face aux mêmes situations, ailleurs.
Comme je le redoutais, arrive le jour où l’on m’ordonne à nouveau de ne pas joindre des analyses compromettantes.
Comme je le redoutais, arrive le jour où l’on m’ordonne à nouveau de ne pas joindre des analyses compromettantes. Comment être au courant de sa maladie lorsque le médecin nous cache le diagnostic ? Je découvre que des rapports publics existent et mettent en garde l’exploitant sur ses rejets et que, depuis des années, malgré des visites de contrôle répétées, rien n’a changé.
Puis un jour, ces documents disparaissent de la base de données. Sûrement la faute au site qui a été mis à jour (ce qui est vrai, mais je doute que ça soit une raison suffisante pour se permettre d’enlever ces rapports). Je ne sais pas si c’est fait exprès, je commence à me dire que cette situation arrange aussi bien l’industriel en question que l’administration, mais je ne veux pas tomber dans le complotisme.
Tout ce que je sais c’est que je suis las. Las et fatigué de brasser de l’air et de continuer à entretenir un système qui n’a d’avenir joyeux que son propre effondrement.
Je décide de tout envoyer balader.
C’est d’ailleurs la goutte de trop. L’hypocrisie aura eu raison de moi. Je décide de tout envoyer balader. De sortir de cette léthargie silencieuse. J’en peux plus qu’on se foute de la gueule des gens, qu’on leur dise que tout va bien, que nous, en France, l’écologie, l’environnement on y fait attention. Combien de morts devrons-nous encore compter avant de nous réveiller ?
« L’écologie, combat du siècle. Depuis le début du quinquennat, en France comme sur la scène internationale, la cause écologique est l’une des priorités du Président de la République. » peut-on lire sur le site de l’Élysée.
J’ai toujours essayé tant bien que mal de diffuser tout ce que j’ai pu apprendre dans mes cercles proches : amis, famille, etc… à défaut, de n’avoir eu jusqu’à ce jour, le courage de hausser d’un cran le périmètre de mon auditoire. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui me pousse à écrire aujourd’hui. Je ne peux plus rester à dresser des constats. Je veux pouvoir être utile d’une manière ou d’une autre.
plus les personnes sauront, plus elles seront susceptibles d’agir.
Je pense proposer mon temps à qui que ce soit qui puisse aider à la compréhension, la vulgarisation, la diffusion d’informations relatives aux questions d’écologie, du climat et de la biodiversité. Ces contributions permettront peut-être de relier avec la science. Même si je ne suis pas assez naïf au point de croire que diffuser l’information serait la solution pour « sauver le monde », plus les personnes sauront, plus elles seront susceptibles d’agir.
Il y a un constat que je fais souvent sur nous, nous, les humains. On s’est tellement éloigné. On s’est tellement éloigné les uns des autres. On a besoin d’humanité, plus que jamais, on a besoin de liens. Et puis de réapprendre à vivre ensemble. Et de casser une bonne part des codes qui nous ont été transmis depuis un moment si on veut faire bouger les choses. Il nous faut nous réinventer.
Il faut qu’on se redonne matière à penser, qu’on se redonne envie et qu’on recréer de l’enviable. Afin que l’on ait une idée de pourquoi, on se bat. On a besoin d’une porte de sortie, d’un but à atteindre, d’un horizon.
Nous nous sommes nous-même créés des dépendances avec les années. Aux objets, aux habitudes qu’on a prises. Elles se sont insinuées dans nos vies sans qu’on prenne conscience des impacts qu’elles auraient avec le temps. Nos souvenirs en sont pétris, on en a garni notre présent et on s’en découvrira de nouvelles demain. Mais une fois ce constat fait, est-il si grave de ralentir ?
On est de la génération touche-à-tout, parfois, on apprend dans l’urgence, par besoin, par nécessité, par instinct de survie. Et on se bat pour des droits, pour des causes, justes, pour les un(e)s et les autres. Et c’est normal, c’est simplement parce qu’on habite tous et toutes la même maison. Je me retrouve agitant les drapeaux pour essayer à mon échelle, de faire changer la trajectoire de la barque même d’un millimètre. Mais je sais que je ne suis pas seul et c’est aussi ça qui me donne cette rage, ce « courage » comme tant d’autres avant moi.
Je me souviens d’un appel d’Étienne Klein à la génération des jeunes ingénieurs. Il les appelait à s’exprimer, à prendre part aux débats sur les enjeux actuels et ne pas finalement laisser les politiques accaparer l’espace médiatique. Et même si, récemment certains boucliers se sont levés, il faut que le soulèvement soit à la hauteur des enjeux.
ils vivent des vies où la fin de l’abondance n’aura pas lieu.
Je connais tant de gens qui ont fait de nombreuses années d’études qui sont encore totalement déconnectés de la réalité, insouciants. Forcément, ils vivent des vies où la fin de l’abondance n’aura pas lieu.
J’ai l’impression d’être parfois pris pour l’intrus parmi certains groupes que je côtoie. Mais quand la discussion s’engage et que je leur raconte mon histoire, je vois dans leurs yeux qu’ils ne sont pas insensibles à ces réalités. Eux aussi rêvent d’une planète vivable notamment pour leurs (futurs) enfants. Ils sont réceptifs, bien plus que la plupart de nos parents et grands-parents. Les oreilles s’ouvrent enfin.
Et je pense qu’on aurait tout intérêt à ne pas créer des divisions parmi les nôtres. Il serait bon d’aider à garder les pieds sur Terre à celles et ceux qui sont encore en mesure de nous écouter et de comprendre.
J’ai toujours eu envie d’être père, moi aussi.
Mais pas dans ce monde.
Comment trouverais-je le courage d’expliquer à mon enfant qu’on a signé l’arrêt de mort de populations, de cultures entières, par immobilisme ?
Comment trouverais-je le courage de lui expliquer qu’on n’a pas réussi à arrêter le massacre du Vivant ?
Comment trouverais-je le courage de lui expliquer que la plupart des animaux et des plantes que j’ai connus, il les verra seulement sur les pages d’un livre ?
Comment trouverais-je le courage de lui expliquer que s’il manque d’eau aujourd’hui, c’est parce qu’à une époque, on n’avait pas compris qu’arroser des golfs en pleine sécheresse était une aberration ?
Comment trouverais-je le courage de lui expliquer qu’au moment où l’on pouvait agir on a préféré se gargariser sur le foot réfrigéré du Qatar ?
Qu’au lieu de prendre nos responsabilités de citoyen(ne)s du monde, on a été lâche. Tellement lâche.
Pourquoi arrachons-nous les rêves des générations futures ?
Pourquoi s’est-on autorisé à leur interdire de rêver ?
Et de quel droit mettons-nous en péril leur avenir ?
Il y a des regards qu’on ne pourra affronter.
Aujourd’hui, j’ai fait le choix délibéré de quitter mon emploi, de quitter cette vie « standardisée » de salarié « cadre » à la situation plutôt confortable parce que je ne crois plus en l’avenir.
Je n’ai pas d’autre bouée de sauvetage que les 5 mois de chômage que j’ai pu négocier à mon départ. Après, je n’aurai plus rien.
Je ne cherche pas la pitié. Cette décision, c’est la seule chose qui me permet de me regarder en face en me disant que je peux me rendre utile pour nous tous/toutes.
Mon seul but, c’est d’aider.
Maintenant, c’est à nous de nous serrer les coudes.
La bienveillance et l’honnêteté sont les clefs. »
– M.S
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