La critique cinéma et la presse ont applaudi à l’unisson la prestation remarquable de Joachim Phoenix, et concluent sur le caractère « monstrueux » et « inquiétant » du personnage du Joker. Les commentateurs bienpensants accusent le réalisateur Todd Phillips d’encourager le public à la violence, tandis que d’autres ont jugé le film réactionnaire et démobilisateur. En réalité, à la lumière des usages politiques du masque du héros DC Comics par certains mouvements sociaux, force est de constater que le film contient – intentionnellement ou pas – une forte charge politique. Comment comprendre que le masque de Joker soit devenu un symbole, parmi d’autres, de résistance contre la violence des régimes autoritaires et du capitalisme ? Comment mieux le contextualiser ? Après la tempête médiatique, retour sur un film qui aura su marquer les esprits.
« Toujours les gendarmes et la prison !
On n’a pas encore trouvé d’autres écoles sociales. »
Paris, Émile Zola
Où est le bien, où est le mal ?
La diversité de réactions face à ce film est sans doute liée à sa complexité narratologique et morale. Il est en effet difficile de situer où sont les bons et les mauvais : les riches, comme coupés du monde dans leurs tours d’ivoire et de fastes, ont un comportement distant et hautain, tandis que les manifestants détruisent et pillent sans remords dans le chaos le plus total. Toutefois, chez le spectateur un sentiment de sympathie finit par s’installer vis-à-vis d’Arthur Fleck et de la foule, tous les deux victimes de l’oppression des élites et du système inégalitaire qui les a abandonnés.
N’en déplaise à qui a vu dans ce film une œuvre démobilisatrice, mais les références cinématographiques contenues dans Joker ont un caractère dénonciateur. C’est le cas des citations à Taxi driver, dont le protagoniste partage avec Arthur Fleck « cette haine viscérale envers une société qui abandonne les plus fragiles ». C’est le cas également de cette scène où une audience on ne peut plus sélective rit de Charlot devant la projection des Temps Modernes de Chaplin. Une mise en abîme qui ne va pas sans rappeler l’attitude des médias dominants et d’une partie du public à l’égard du film de Todd Phillips. La classe ultra-riche de Gotham et certains spectateurs de Joker se ressemblent en cela qu’ils ne relèvent pas toujours la portée critique de l’œuvre cinématographique qu’ils regardent.
Film politique ou pas ?
Todd Phillips déclare avoir réalisé un film humaniste et minimise le message politique de son œuvre. Toutefois, le long-métrage est non seulement très fin, malgré ses quelques moments par trop didactiques ; mais il porte aussi clairement à voir les mécanismes socio-politiques qui mènent les « mal-nés » du monde entier à la misère, en faisant écho à leur révolte et leur colère. Les faits donnent raison à Michael Moore et Slavoj Zizek qui s’accordent sur le pouvoir mobilisateur du film.
Il est vrai que la focale psychologique mise sur l’individu Arthur Fleck a pu masquer la veine sociale de l’œuvre. Certains spectateurs ayant même ri du nanisme d’un collègue de Joker, inconscients de reproduire ainsi une violence symbolique dont ils sont, ailleurs et autrement, eux-mêmes victimes. Mais ce public est précisément le miroir de la culture néolibérale dominante que Joker illustre avec efficacité. Cette culture de l’atomisation et de la compétition, de l’indifférence et du divertissement, demeure une thématique présente durant tout le film. Elle est incarnée et représentée par l’isolement et l’indigence d’Arthur Fleck et de sa mère, par les rires sur-commande du public de Murray Franklin (alias Robert De Niro), par le travail immoral des trois premières victimes de Joker, par les discours dédaigneux des riches contre les laissés-pour-compte (qui rappellent les propos autour des « premiers de cordée » tenus par le président de notre chère Monarchie républicaine), et puis aussi par le comportement des policiers, à la fois bras armé du capital et perroquet du discours du pouvoir : « C’est toi qui as déclenché tout ça », disent-ils à Joker pointant du doigt l’émeute qui a éclaté dans la rue.
La réalité décrite par Joker rappelle celle vécue par bien des peuples dans le monde. Du Liban à Hongkong en passant par le Chili et la Bolivie, les manifestants portent le masque de l’anti-héros de Todd Phillips en le chargeant du même message révolutionnaire qui est encore attribué au masque de V pour Vendetta – symbole d’Anonymous entre autres. Ces peuples en révolte savent en effet que ceux qui produisent les conditions de la révolte elle-même sont les auteurs des politiques publiques néolibérales, qui, à partir des années 1970-80, se sont imposées presque partout sur le globe et qui se sont révélées néfastes pour la grande majorité des citoyens et des citoyennes. Les peuples contestent de plus en plus fortement les réformes qui ont déréglementé la finance, permis les privatisations des biens communs, précarisé les travailleurs, démoli les services publics, dévasté les écosystèmes et saccagé les ressources naturelles.
Pourquoi Joker est un film politique
Bien qu’il se dise non-politisé, Arthur Fleck fut capable d’éveiller dans les foules un sens d’injustice envers ce système qui les écrase. Par sa rébellion désespérée, il dénonce la société qui l’a trahi, battu, blessé, viré, moqué, appauvri, isolé, oublié. Joker n’est pas une anomalie, il émerge par une série de hasards dans un champ de forces déterministe : si les services publics fonctionnaient, si les inégalités étaient moins criantes, si son entourage était plus solidaire, si les médias étaient moins occupés à entretenir la crétinisation générale, Joker n’émergerait pas.
Sans surprise, selon les commentateurs bien-pensants et conservateurs, le film célébrerait la violence niant son caractère conséquentiel. Après tout, ils poursuivent leur mission de coloniser l’imaginaire du public et de le remplir avec l’idéologie néolibérale où chaque individu est livré à lui-même devant un marché rigide et injuste par nature. Malmenés par ce système, les citoyens et les citoyennes finissent par prendre parti en faveur de leur pire ennemi, sans le savoir. Typiquement, face au geste du manifestant chilien de l’image ci-dessus, beaucoup se concentreraient plus sur le jet du vélo que sur le tank…
Ainsi, plus que son aspect psychologique – signifié par la teinte jaune de la photographie (en langage cinématographique, le jaune symbolise la folie) – ce qui est intéressant dans Joker est sa capacité à décrire, non seulement le New York de la fin des années 1970, mais les dégâts qu’un capitalisme désincarné peut avoir sur l’humain. S’il est bien contextualisé, ce film peut aider à comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans plusieurs pays du monde.
La société devient ingouvernable
Un atout pour mieux contextualiser Joker, c’est la lecture d’un livre récent publié par un philosophe français : La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire de Grégoire Chamayou (La Fabrique). Ce texte reconstruit la genèse de l’époque actuelle, qui rappelle le passage du capitalisme débridé du début du 20ème aux Trente Glorieuses. L’Histoire donne en effet l’impression que les régimes odieux passent régulièrement par des périodes d’expansion, puis de limitation, et ensuite de ré-expansion. La révolte ressurgit à chaque fois que l’oppression des classes dominantes porte la société au bout de ce qu’elle peut endurer : cela s’est vérifié plusieurs fois à la fin du 18ème siècle et pendant tout le 19ème siècle ; cela s’est répété en 1929 et est en train de revenir aujourd’hui.
En retraçant la contre-réforme que les capitalistes lancèrent après les avancées social-démocrates, mouvementistes et syndicales de ce qu’on a appelé « libéralisme encastré » (à la suite de Karl Polanyi, voir La grande transformation chez Gallimard), Chamayou montre comment la destruction de la sécurité sociale, du droit du travail, de la souveraineté populaire et de l’engagement politique des populations sont l’effet d’une opération consciente et rigoureuse menée par des théoriciens de toute sorte. Pendant les années 1960 et 1970, économistes, managers, entrepreneurs, journalistes et politiciens conservateurs ont innové dans le répertoire du combat capitaliste, qui, à partir des années 1980, a pu de nouveau sortir des bornes – évidemment insuffisantes – que le keynésianisme redistributif et providentiel des Trente Glorieuses avait réussi à lui imposer.
Ainsi, Joker peut être vu à la fois comme le produit de l’esprit du temps et comme le présage du futur prochain. Peut-être sommes-nous à l’aube d’une nouvelle phase dans laquelle la société va se défendre. Les éléments potentiellement déclencheurs sont là : récessions, bulles, émeutes et prophéties de malheur prolifèrent, tant dans les salles de cinéma qu’en dehors. Peu de médias semblent avoir compris l’importance des révoltes populaires qui déferlent sur plusieurs pays du monde en ce moment – à moins qu’ils l’aient parfaitement compris et se gardent d’en faire le relais.
Quoi qu’il en soit, à la lumière des crises économiques, sociales et environnementales qui ne font que s’exacerber, le masque du clown semble être destiné à faire partie du répertoire symbolique des mouvements sociaux pour longtemps.
Garance Goux & Fabrizio Li Vigni
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