Au beau milieu de Vincennes se cache une friche industrielle des années 1930. Elle est actuellement squattée par environ 300 habitants, dont plus de 50 artistes. C’est après une liquidation judiciaire que la cité laissée à l’abandon fut investie par des personnes de tous horizons, le plus souvent en situation de précarité tels des familles, des artisans et des artistes. Espace culturel, de création et de rencontres, la cité est devenue un lieu de mixité, de réinsertion et de création : en bref, un village expérimental unique en son genre. Patrimoine industriel d’hier, patrimoine artistique de demain, ce lieu est pourtant menacé de destruction. Les résidents s’attendent à une expulsion à tout moment.
Depuis que le syndicat intercommunal de Vincennes et de Fontenay-sous-Bois en est devenu propriétaire en juillet 2015, le maire de Vincennes prévoit de raser la Cité, expulser tout le monde au passage, et construire un lycée. Forcément, on s’interroge. Est-ce le lieu idéal ? N’y-a-t-il pas un terrain autre où construire un lycée ? Au vu des offres artistiques du coin, du prix du loyer, des conditions salariales actuelles, ce lieu peut être vu à la fois comme un lieu de réinsertion, un tremplin pour les artistes en graine et une occasion pour les Franciliens de profiter d’un lieu culturel atypique. C’est également un lieu de tournage et d’enregistrement studio à prix abordables pour le cinéma français. Au-delà du travail artistique et artisanal permanent, la Cité ouvre très souvent ses portes pour des événements poly-artistiques, des rencontres et des fêtes.
Ainsi, les habitants et quelques locaux de la cité s’organisent pour éviter que leur lieu de vie ne soit rasé. Du 11 au 26 juin, plusieurs jarryciens associés avec, entre autres, les collectifs Rouge Rouge 3, La Rue des Miracles, Alternatiba ou Les Jardins suspendus, y organisent le festival « Hey June ». L’entrée est libre et la programmation ambitieuse : concerts, expositions, ateliers participatifs, théâtre, performances, jeux de société, laboratoires d’écriture ou encore une conférence gesticulée sur le climat et des produits bios et locaux. Une bonne occasion de dépoussiérer ce lieu des préjugés et de profiter de l’esprit artistique, libertaire et de partage qui anime le lieu. Mais également une opportunité unique d’offrir un coup de projecteur sur une destruction annoncée.
Photographie : Olivier Duval
Crédits : Catherine Cribeiro, Coo Las, Sébastien Bonfanti, Tamsyn Mathew
La reconversion d’un lieu
Pour comprendre La Jarry, il faut revenir sur les premières pierres qui ont fait le lieu. Dans les années 1930, l’architecte Laroche a pour projet de concevoir une cité industrielle à l’image du modèle américain, dans l’optique de transformer les conditions de travail de ses occupants. Un vaste « hôtel industriel » de 46 000 m² sur six niveaux voit alors le jour. De multiples entreprises y cohabitent mais au fil du temps la Cité se vide : à la fin des années 1990, les entreprises majeures telles que les laboratoires Opodex et Trophy Radiologie quittent le lieu. Par la suite, la gestion administrative du site se dégrade. Les années 90 sonnent la fin du projet initial. La SCI (société civile immobilière) se trouve en redressement judiciaire. EDF décide de couper le courant. Tombant peu à peu en désuétude, le lieu entraîne la publication d’un arrêté de péril en 2004.
À partir de 2004 des artistes décident d’investir le lieu. Au départ, ils en prennent possession sans bail et sans payer de loyer. Puis une organisation se met peu à peu en place. C’est grâce à l’association Jarry’ve Revient que le lieu reprend vie. D’abord, elle réunit suffisamment de moyens pour qu’EDF accepte la remise en route de l’électricité. Elle effectue ensuite un travail de gestion administrative, collecte l’argent auprès des occupants et gère les divers abonnements à l’eau et à l’électricité. Chaque habitant paie une somme différente, le montant des factures étant fonction du nombre de mètres carrés occupés. Ce système permet à beaucoup de personnes sans ressource, notamment des familles, de se loger en région parisienne sans se ruiner. Parmi elles, Robert, ancien SDF. Il nous explique sa situation : « pendant des années, j’allais au travail et le soir, je dormais dans la rue. Je n’avais dit à personne au travail que j’étais SDF. Je me débrouillais pour aller prendre une douche dans des associations. Aujourd’hui même si le local est très petit, j’ai un certain confort et cela me permet de m’adonner à ma passion, la sculpture. » La Jarry devient ainsi un organisme vivant, presque un symbole de la société dans sa diversité. Ce sont autant de personnes réunies dans un lieu pour autant de raisons différentes.
Un lieu de vie porté par des initiatives
Pour étayer l’ambition de transdisciplinarité et l’engagement politique de la Jarry, il faut citer « la Pépinière ». Il s’agit d’un espace de vie et de travail qui regroupe diverses disciplines artistiques et accueille des artistes en résidence. La « PéPInièRe » (P.P.I.R. > Place des Possibles pour Inventeurs du Réel) a été créée par les membres de l’Electrobolochoc, de l’A.T.P. (Association des Thésards en Philosophie à Nice), et de la revue Nécessaire. La Pépinière se réclame de la lignée des penseurs de l’Université de Vincennes des années 1960- 1970 : « avec des figures comme Gilles Deleuze, Felix Guattari, Michel Foucault pour ne citer qu’eux, et parce que la pensée, l’éducation, le logement, la justice sont en danger nous nous faisons une mission de prolonger le combat de ces penseurs révolutionnaires. Notamment, on ne peut oublier les situationnistes encore aujourd’hui. Leurs engagements sont toujours d’actualité et nous prenons le relais au travers de nos actions. Le statut précaire de la Cité industrielle et avec lui, celui de la communauté de la Pépinière, reflète bien les difficultés actuelles d’habiter, de travailler. Les inégalités se creusent. L’entraide et le regroupement de personnes pour organiser leur mode de survie commune est une nécessité. » peut-on lire dans un communiqué.
Parmi les résidents de la Pépinière on croise DING, un collectif d’artistes voyageurs créé en 2011 par Jean-Paul Labro et Lyn Nekorimaté. Il s’agit d’un laboratoire de création, de recherche et de réalisation de projets culturels voyageurs. Les deux artistes élaborent des ponts entre les notions de quotidien et de mythologie, les idées de familier et de lointain. Ils s’intéressent aux représentations symboliques et imaginaires, faisant de leur travail une investigation de signes à travers des dimensions sensibles du monde. Par exemple, leur projet artistique Travelling Natures met en lumière l’identité des territoires et des communautés qui y vivent sur un mode symbolique. Ils présentent ce projet comme « un espace de condensation fictionnel [et] un dispositif de représentation des communautés ». Ce travail en partie numérique tend à relier les représentations du territoire aux différentes communautés qui y vivent.
En parallèle, d’autres artistes vivant à la Jarry se sont associés fin 2015 pour créer le collectif Figmentation. Ce collectif s’est donné pour ambition de proposer à tous des événements poly-artistiques gratuits, dénommés « l’Art à la Ferme ». Il propose alors aux artistes, de la Jarry comme d’ailleurs, de présenter leurs créations. Au programme notamment, des projections de documentaires, courts et longs métrages, des concerts, des performances, des expositions, une conférence sur l’épigénétique ou encore du yoga acrobatique.
Une cité menacée
Co-propriétaire avec Fontenay-sous-Bois de la cité depuis cet été, le maire de Vincennes somme alors les résidents de quitter les lieux le 31 décembre 2015. La trêve hivernale ayant tout de même eu raison des 300 habitants, ceux-ci ne savent à présent ni quand ni comment se retourner pour trouver un nouveau logement, les informations de la mairie étant subites et incertaines. Faute de pouvoir sauver le lieu, les jarryciens se résignent à demander une convention d’occupation jusqu’au début des travaux prévus pour un nouveau lycée.
Le projet de construction n’est pas nouveau : la ville de Vincennes tient à désengorger le lycée Hector Berlioz. Construire un lycée est en effet un projet louable. Les habitants se questionnent surtout sur le fond de l’affaire et les possibilités d’opter pour un terrain alternatif qui puisse préserver la Cité industrielle qui, outre son patrimoine architectural unique, est aussi une hétérotopie au sens où l’entendait Michel Foucault : « un espace différent, un autre lieu, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons […] L’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles ». La Jarry est aussi cet espace autre, un miroir de la société actuelle et de ses inégalités, une œuvre à part entière.
Jean Nouvel l’avait justement remarqué, et avait proposé au maire de récupérer le bâtiment en y faisant cohabiter un lycée technique, une galerie commerçante, une cité moderne avec ateliers d’artistes, logements collectifs écolos, une place publique, des terrasses paysagées et un parking souterrain, le tout avec énergie solaire et géothermie. Un beau projet restant dans la logique actuelle de la Cité, celle de la mixité. Cette idée n’a pas séduit la municipalité. En plus de priver les plus démunis d’un accès à sa ville, la commune s’apprête donc à détruire un lieu de création ouvert à tous. « Quand la culture ne rime pas avec élitisme et prix exorbitants, ce n’est pas du goût de tous. La culture pour tous, cela sonne bien dans les campagnes électorales mais quand il s’agit de laisser des collectifs artistiques s’en charger, le discours change et les choix sont pour le moins radicaux. » exprime un habitant de La Jarry.
Photographie : Chavanitas
Un lieu culturel alternatif lésé de l’intérieur
Mais qu’a-t-il manqué à la Jarry pour devenir un lieu culturel alternatif ? Quels problèmes sont venus plomber les rêves des jarryciens ? Vahid, comédien vivant depuis cinq ans à la Jarry et membre du conseil d’administration de Jarry’ve Revient, nous donne son ressenti : « Je suis venu ici car je n’avais pas le choix. Je veux être le plus libre possible pour me consacrer à mon métier de comédien. Je fais des petits boulots à côté mais cela ne me permet pas d’avoir un dossier admissible pour prétendre à un logement. J’ai été très investi dans ce lieu, il permet à beaucoup de pouvoir exercer leurs professions. En venant ici, j’ai été confronté à des problèmes qu’on ne veut pas voir. A la Jarry, j’ai fait du social, il y a des gens perdus et malades. Je leur ai consacré beaucoup de temps. Puis c’est un no man’s land ici, tout peut arriver. L’expulsion marque une page qui se tourne, c’est la vie, on va avancer. Pour le moment rien n’est sûr et nous sommes expulsables à tout instant. »
Ainsi, l’association continue de lutter mais l’espoir faiblit de jour en jour, faute de médiatisation et de soutiens extérieurs. Un membre de l’Electrobolochoc, président par deux fois de l’association, résume la situation : « qu’est-ce que tu veux faire quand les gens ne paient pas et que personne ne t’aide ? Même si vivre ici peut relever d’une conviction politique, la plupart des gens ne sont pas là par choix pour autant. Vivre ici c’est aussi un pacte de solidarité, si quelqu’un ne paie pas, les autres se cotisent pour pallier. Mais les dettes s’accumulent. » Beaucoup de résidents s’accordent à dire qu’il aurait fallu faire une sélection à l’entrée et ne laisser entrer que les personnes avec un projet sérieux ou souhaitant s’investir dans la fabrication de la Jarry comme un lieu culturel. Les artistes avaient d’ailleurs fait plusieurs demandes auprès de la mairie de subventions et de légalisation du lieu en tant que fablab et résidence d’artistes, en vain. En ajoutant à cela les problèmes d’argent, la non-reconnaissance du lieu par les services administratifs (les habitants ne peuvent inscrire leurs enfants à l’école, ni recevoir leur courrier administratif), l’association a senti qu’elle luttait dans le vide et que tout espoir de reconversion solide en lieu culturel resterait utopique.
Photographie : Pierre-Emmanuel Michel
La situation complexe de la Jarry amène à se poser des questions sur la place de tels lieux dans la société et du sort que leur réservent les pouvoirs publics à long terme. Comme Vahid le préconise, « il faudrait que les squats soient poussés dans leur élan et non le contraire. Pouvoir réorganiser la vie et les initiatives au niveau local, trouver des solutions avec les institutions publiques. L’idée n’est pas d’en faire des lieux de désordre. Si les pouvoirs publics aidaient un minimum ou du moins ne desservaient pas de tels lieux, on pourrait en faire quelque chose de bien et de profitable pour tous ». Accepte-t-on les personnes aux ressources précaires, qui n’ont pas eu la chance d’évoluer dans des conditions leur permettant de prétendre à un logement ? Que fait-on concrètement pour elles ? Au vu de la difficulté de trouver un logement sans CDI ni garant en région parisienne, comment des personnes aux revenus modestes peuvent-elles encore travailler à Paris ? La capitale doit-elle être réservée à une élite financière, sans donner à tous la chance de travailler dans une ville où les ébullitions se concentrent ? Les pouvoirs publics de Fontenay-sous-Bois et de Vincennes semblent avoir leur donné leur réponse.
Aussi terne que puisse être l’avenir, les jarryciens ne baissent ni bras ni joie et proposent aujourd’hui, avec Hey June, « un festival citoyen et divertissant où l’égalité est la norme et l’illégalité un devoir dans ce monde absurde ». Vous trouverez la programmation détaillée du festival ici. En plus de soutenir les résidents en venant découvrir ce qu’ils ont à partager lors de ce festival, on peut aussi signer une pétition demandant une convention d’occupation jusqu’au début des travaux.
Se rendre à la Jarry : 106 rue de la Jarry, Vincennes. Métro Château de Vincennes (ligne 1) ou Vincennes (RER A).