Il y a 51 ans, le mouvement ATD (Agir tous pour la dignité) était fondé par le père Joseph Wresinski et les habitants du bidonville de Noisy-le-Grand en banlieue parisienne. Un mouvement reposant sur le refus catégorique de la misère, de l’exclusion et de l’indignité où qu’elle se trouve. Ce projet radical met en cause le fonctionnement capitaliste de notre société et questionne son degré de démocratie. Découverte.

À l’arrivée du père Joseph Wresinski dans le bidonville de Noisy-le-Grand en novembre 1956, 27 organisations intervenaient alors pour offrir des vêtements, de l’argent, de la nourriture et « ainsi surtout du déshonneur » (1) aux plus de 1 300 habitants du camp. Afin d’émouvoir les donateurs et donatrices, il était même demandé aux parents de ne pas laver leurs enfants pour leur donner un aspect le plus misérable possible. Les habitant.e.s avaient honte de leur situation, raconte le père Joseph. « Des hommes et des femmes, allant avec leur gamelle, faisaient le tour du camp par l’extérieur, pour ne pas passer devant ma baraque, tellement ils avaient honte, tellement ils savaient que j’avais honte pour eux. » (2) Très rapidement, le père Joseph a voulu chasser les «  envahisseurs  » pour que seuls les soutiens essentiels restent sur place.

L’un des premiers soutiens du père Joseph dans sa lutte contre la misère fut la résistante Geneviève de Gaulle-Anthonioz. Dans son livre Le Secret de l’espérance, elle raconte sa première visite au camp : « Lorsque, pour la première fois, je suis entrée dans ce grand bidonville, au bout d’un chemin de boue, sans lumière, j’ai pensé au camp, l’autre, celui de Ravensbrück. Bien sûr, il n’y avait pas de miradors, pas de sentinelles SS, pas d’enceinte barbelée et électrifiée mais ce paysage de toits bas et ondulés d’où montaient quelques fumées grises, était un lieu à part, séparé de la vie. Et ses habitants portaient sur leur visage cette marque de détresse que je connaissais bien et qui avait sans doute été la mienne. » (3)

bidonvilleLe parallèle avec les camps de concentration dont on connaît mieux l’horreur fait froid dans le dos. La misère, loin de l’image romancée qu’on peut en avoir, ne créée pas de liens authentiques entre des individus ayant échappé au pervertissement de l’argent. Au contraire, elle divise. C’est pour cette raison qu’il faut exiger l’émancipation des plus pauvres et non pas se contenter, comme prétendent le faire les Nations Unies, de la sortie de la pauvreté d’une partie seulement des pauvres, donc des moins pauvres (4). Le projet porté par le père Joseph et le mouvement ATD Quart Monde qu’il a fondé avec les habitant.e.s du camp est un projet radical. Il s’agit, comme le préconise aussi la Déclaration universelle des droits de l’homme, de libérer l’humanité entière de la misère. (5)

Ce projet, radical, ne peut être mené à bien qu’avec la participation des personnes concernées par la pauvreté et l’extrême-pauvreté, ce que Geneviève de Gaulle-Anthonioz avait mesuré par sa propre expérience : « A Ravensbrück, nous avions découvert qu’un livre était plus précieux que le pain. De tels rapprochements m’aident à prendre un peu conscience du projet conçu par le père Joseph : ceux que détruit la misère peuvent seuls nous apprendre ce qu’ils voudraient vivre, il faut donc être attentifs à leurs aspirations profondes. » (6)

C’est seulement en s’alliant avec celle et ceux qui connaissent la misère qu’on peut l’éradiquer. Il s’agit de trouver ensemble un savoir-vivre fondé sur le respect de la dignité d’autrui. Projet simple en apparence, il ne remet pas moins en cause un principe fondamental du fonctionnement de la société, celui de l’exclusion des individus qui « ne servent à rien », invoquant un prétendu « darwinisme social. » (7) C’est ainsi la remise en cause d’un mode de société érigeant l’économie en loi supérieure et par là-même une critique fondamentale du capitalisme.

Les plus pauvres doivent au contraire être considérés comme une source indispensable de connaissances pour porter les combats les plus radicaux. Ces derniers sont indispensables à l’éradication de la misère, par le simple fait que leur position sociale leur donne un savoir que nul autre ne peut avoir. Mais même au-delà de la simple question de la misère, la prise en compte de leur parole est un enjeu pour la démocratie. Fondée sur l’égalité entre tous, elle devrait ne délaisser personne.

Bruno Tardieu a vécu à New York entouré de personnes très pauvres, avant de devenir par la suite délégué français du mouvement. Il explique combien les plus pauvres sont en mesure d’apprendre à écouter l’autre et donc peuvent apprendre à la démocratie. « Les plus faibles ne choisissent pas de passer par le rapport de forces, dans lequel ils seront perdants, mais cherchent à toucher la personne, à la convaincre. » Refuser catégoriquement l’exclusion, c’est en plus facile de vivre ensemble, puisque justifier son appartenance au groupe en se distinguant du plus faible devient inutile.

De cette philosophie, forgée notamment par l’expérience du père Joseph dans son enfance de la misère puis dans le camp de Noisy-le-Grand avec ses habitant.e.s, est né ATD Quart Monde. Initialement pour Aide à toute détresse, son nom a vite changé pour ATD Quart Monde – Agir tous pour la dignité, All together for dignity, Actuar Todos pour la Dignidad. Son organisation-même traduit cette philosophie, ne serait-ce que dans le vocabulaire de l’engagement. Les bénévoles sont les personnes vivant la pauvreté qui s’engagent au sein du mouvement. Les allié.e.s, sont des personnes comme Geneviève de Gaulle-Anthonioz, ne vivant pas la pauvreté mais soutenant, grâce à leur position sociale ou leurs capacités à leur échelle les actions d’ATD. Enfin, il y a les volontaires, personnes s’engageant, en théorie à vie, au sein du mouvement. Ces personnes peuvent être déléguées du mouvement ou vivre dans des bidonvilles du monde entier (8).

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sous la pluieRemettant en cause la pyramide des besoins selon laquelle il y aurait des besoins primaires à combler avant de penser à des besoins considérés comme superficiels, une institution phare d’ATD est la bibliothèque de rue. Fondées sur la nécessité de l’échange des savoirs, les universités populaires d’ATD Quart Monde constituent une autre institution fondamentale du mouvement, ainsi que l’entreprise de réinsertion « Travailler et apprendre ensemble ». Ces initiatives concrètes s’ajoutent à des victoires sociales conduites par ATD Quart Monde comme la mise en place de la couverture maladie universelle (CMU), du droit au logement opposable, du RMI et de la journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre. Actuellement, l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » est en cours dans 10 territoires en France, pour prouver personne n’est inemployable. Le mouvement a d’autre par le statut consultatif auprès de l’Unesco, de l’Unicef, de l’Organisation internationale du travail, du Conseil de l’Europe, de la Banque mondiale et du FMI.

C’est un mouvement « de faibles » fondé sur le refus de l’exclusion et de la misère, remettant fondamentale en cause l’organisation actuelle de la société. Le projet constitue aussi un défi pour l’histoire. Pendant longtemps, l’histoire ne racontait que celle des puissant.e.s, se désintéressant complètement du non-dominant.e. Actuellement, beaucoup de travaux se penchent sur la vie d’inconnu.e.s et leur quotidien. Mais les individus tout en bas de l’échelle sociale n’ont toujours pas leur place dans les livres et dans la recherche. Comment pourrait-il l’avoir d’ailleurs ? On ne les écoute pas, on ne les entend pas, on parle pour eux. ATD Quart Monde propose ici une solution. Dès le départ, le père Joseph a estimé essentiel que les habitant.e.s des bidonvilles écrivent sur leur vie, sur leur expérience. Pour eux, mais aussi pour que l’histoire ne les oublie pas. À Baillet, à 40 km au nord de Paris, le centre international Joseph Wresinski regroupe des milliers d’archives encore jamais exploitées, des œuvres d’art, des écrits, des sons, des vidéos sur l’expérience de la misère, sur la vie en bidonvilles et sur la vie tout court. Un petit trésor pour de jeunes chercheurs.

Article rédigé en partenariat avec le site grozeille.co

Dos au mur(1) Bruno Tardieu, Quand un peuple parle. ATD Quart Monde, un combat radical contre la misère, 1 2015, La Découverte, p. 23
(2) Joseph Wresinski cité par Bruno Tardieu, ibid, p. 232
(3) Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Le Secret de l’espérance, 2001, Ed. Fayard/Ed. Quart Monde
(4) Le premier objectif affiché par les Nations Unies parmi ses « Objectifs du millénaire pour le 4 développement » est de « Réduire de moitié, entre 1990 et 2015, la proportion de la population dont le revenu est inférieur à 1,25 dollars par jour » : http://www.un.org/fr/millenniumgoals/ poverty.shtml
(5) Le deuxième paragraphe de la Déclaration est le suivant : « Considérant que la méconnaissance et 5 le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme. » : http://www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights/
(6)  Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Le Secret de l’espérance, 2001, Ed. Fayard/Ed. Quart Monde
(7) Bruno Tardieu montre que cette théorie de l’exclusion n’a rien à voir avec la théorie de l’évolution 7 développée par Darwin, ibid, p. 153
(8) Il y a également des services civiques proposés par ATD. Les polytechniciens refusant le service 10 militaire ont d’ailleurs la possibilité de passer une durée de six mois au sein du mouvement. Régulièrement, des polytechniciens s’engagent à devenir volontaire à ATD.


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