Un autre modèle est pourtant possible ! Alors que les scandales sanitaires les plus récents ont été l’occasion, une nouvelle fois, de mettre en lumière le quotidien toujours plus difficile et précaire des agriculteurs français, Pour une autre PAC, plateforme constituée de 30 organisations françaises dont Agir pour l’Environnement, Terre et Humanisme, la Confédération paysanne ou encore Terre de liens, s‘engage pour une réforme systémique du modèle agricole européen. Selon son Président, Quentin Delachapelle (paysan dans la Marne et président du Réseau CIVAM), il faut d’urgence sortir des logiques agro-industrielles – aujourd’hui confortées par la PAC (Politique Agricole Commune) – qui nous emmènent dans le mur, pour aider les paysans à gagner en autonomie et en résilience. Et donc encourager la prise en compte de nouvelles valeurs et objectifs : l’indépendance du monde agricole, l’environnement, la santé publique… Interview.
Mr Mondialisation : Aujourd’hui, en France, plus d’un tiers des agriculteurs vivent avec un salaire inférieur au SMIC. Comment expliquer une situation qui menace directement l’avenir de l’indépendance alimentaire du pays et détourne les jeunes d’une profession essentielle ?
Quentin Delachapelle : Ce constat alarmant est révélateur de l’incapacité structurelle de nos décideurs à faire évoluer une politique dans le temps. La PAC a été conçue dans les années 1960 pour répondre à un objectif relativement simple : produire une nourriture de qualité standard en quantité. Cet objectif devait permettre d’éviter les pénuries d’avant-guerre, mais surtout de développer une société de consommation en diminuant la part du budget des ménages consacré à l’alimentation (le pourcentage du budget alloué à l’alimentation est ainsi passé de 35% en 1960 à un peu plus de 20% en 2015). Cela a été permis grâce à l’intensification de la production (mécanisation, utilisation de la chimie, etc.) qui a par ailleurs permis de libérer de la main d’œuvre pour l’industrie afin de produire de nouveaux biens de consommation. Pendant plusieurs décennies, les prix agricoles ont ainsi été encadrés au niveau national et européen afin de sécuriser le revenu des paysans et les inciter à investir dans la modernisation de leur ferme, indispensable à l’intensification. Mais si cette politique a permis d’atteindre les objectifs précités, ses effets négatifs se sont fait sentir à partir du milieu des années 1980 (surproduction, dégâts sur l’environnement, désertification rurale, etc.). Et si les réformes de la PAC se succèdent depuis 1992, pour tenter d’amender ses effets négatifs, le résultat en est surtout une fragilisation accrue de l’agriculture. La dérégulation de l’encadrement des prix, visant à ce que les agriculteurs soient en prise directe avec le marché mondial, a fragilisé de nombreuses filières, notamment d’élevages, ou dont les coûts de productions sont trop élevés par rapport aux prix de vente. Les paysans n’ont pas les moyens de peser dans la négociation des prix de vente face aux acteurs de l’aval, qui leur demandent de produire toujours plus pour toujours moins. Pour tenter de résoudre cette équation, ils cherchent à réduire leur coût unitaire de production et cela passe généralement par une recherche d’augmentation des volumes et ils entrent dans un cercle vicieux qui les mène au surendettement et au sur-agrandissement. Ils perdent alors toute autonomie sur leur production, dépendant d’un côté de leurs multiples fournisseurs et leurs créanciers et de l’autre, d’acheteurs peu soucieux de leur attribuer leur juste part de la valeur ajoutée.
C’est une situation qui est d’autant moins justifiable que ces agriculteurs reçoivent un soutien important au revenu via les aides de la Politique Agricole Commune (PAC). Mais les réformes successives de la PAC ont échoué à la fois à redresser le niveau de vie des paysans et à rendre cette politique plus juste. Par exemple, les aides européennes restent encore attribuées en fonction de la surface qu’utilise la ferme et de ses productions et pas du nombre de personnes qui y travaillent. Un petit maraicher qui produit des tomates en vente directe n’aura pas d’aides spécifiques alors qu’un producteur de tomate industrielle en touchera ! C’est l’illustration d’une politique qui reste centrée sur un schéma agro-industriel.
Mr M : C’est donc tout un système politique qui est en cause…
Q. D. : Une politique communautaire aussi bien dotée que la PAC pourrait constituer un formidable outil pour répondre à la fois aux multiples défis auxquels font face les paysans européens et aux attentes des citoyens. Ce n’est donc pas le principe de la PAC qu’il faut remettre en cause. C’est la manière dont il est conçu et mis en œuvre depuis des décennies.
Au vu de son manque d’efficacité voire de ses effets délétères, la PAC telle qu’elle est conçue aujourd’hui doit être totalement révisée. Il faut repenser sa logique d’intervention. Les attentes de la société vis-à-vis de l’agriculture ont totalement changé : on ne veut plus une alimentation de subsistance mais des produits de qualité qui soient accessibles à tous ; l’environnement n’est plus un simple support de production (c’est la PAC qui a financé l’arrachage des haies dans les années 60…), mais un bien vital à préserver. Il faut passer d’aides à la surface, attribuées quasiment sans condition, à un système de rémunération des services environnementaux et sociaux rendus par l’agriculteur à la société, insuffisamment ou pas du tout pris en compte par le marché. Dans le premier cas, on vous attribue de l’argent public pour que vous fournissiez de la matière aux filières de transformation à bas coût. Dans l’autre, on vous paye, proportionnellement à votre contribution effective, pour les bienfaits que votre activité génère pour tous vos concitoyens, grâce à la production d’une alimentation saine, la création d’emplois en zone rurale, la préservation de la biodiversité, etc.
Mr M. : Dans ce contexte, les propositions de réforme de la PAC du ministre de l’agriculture Stéphane Travert vont-elles dans le bon sens selon vous ?
Q. D. : Tout d’abord, Stéphane Travert propose « une évolution, pas une révolution ». Or, la PAC a besoin d’une réforme ambitieuse, pas d’ajustements à la marge ! On ne peut pas se contenter d’ajouter ou de déplacer des pansements d’une réforme à l’autre. Il faut arrêter l’hémorragie, qu’il s’agisse de la disparition des paysans comme de la gabegie financière. Edgar Pisani, qui était Ministre de l’Agriculture lors de la création de la PAC, a déclaré après avoir vu les effets de sa politique sur le long terme : « Quand une politique efficace a réussi, c’est qu’elle a changé le monde, et puisque le monde a changé alors il faut changer de politique ». Hors le monde a profondément changé, le prix mondial du blé varie aujourd’hui autant en une heure qu’en un an lors de la création de la PAC ! Et les effets du changement climatique sont déjà une réalité en agriculture, avec des aléas de plus en plus fréquents.
Stéphane Travert ne remet pas en cause les « aides directes », celles liées à la surface et qui accaparent près de 70% du budget de la PAC, parce qu’elles constituent selon lui le « premier filet de sécurité » des agriculteurs. Nous en avons une lecture toute différente : c’est ce régime d’aides qui entretient le modèle agro-industriel et emmène les agriculteurs dans le mur… Au lieu d’enfermer dans le productivisme, les aides de la PAC doivent au contraire accompagner les agriculteurs dans leur transition agroécologique.
Par ailleurs, le ministre n’intègre jamais la question de l’alimentation dans la PAC. Or, à quoi bon une politique agricole si elle n’a pas une vocation nourricière ? Pourquoi soutenir les paysans si on ne les guide pas vers le type d’aliments qu’on souhaite qu’ils produisent ? Pourtant, les objectifs initiaux de la PAC incluaient bien la notion de souveraineté alimentaire de l’Europe. Malgré cela, aujourd’hui, rien qu’en France il y a encore 3,5 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire…
Enfin, Stéphane Travert a fait de la gestion des risques un de ses principaux chevaux de bataille pour la prochaine réforme de la PAC. Il souhaite créer des dispositifs permettant d’indemniser les agriculteurs en cas d’aléas économiques (baisse des prix par exemple), sanitaires (maladies végétales ou animales) et climatiques (sécheresse, tempêtes, etc.). Sauf qu’une fois encore, on est dans une logique d’ « aide à la survie ». En outre, le financement par de l’argent public d’assurances privées ne se justifie pas auprès des contribuables. De plus, il aura une efficacité très limitée dans une période où les aléas font partie de la vie courante, alors qu’une assurance privée est conçue pour couvrir un risque exceptionnel. Ce qu’il faut, c’est accompagner les paysans pour qu’ils puissent améliorer leur résilience technique et économique, c’est-à-dire pour que leurs fermes deviennent capables intrinsèquement de résister à ces chocs. Il vaudrait donc mieux mettre l’accent sur la prévention des risques plutôt que leur gestion. Cela passe, d’une part, par un encouragement à l’autonomie des paysans et la diversification des productions et d’autre part, une intervention sur les marchés pour en minimiser les perturbations.
Mr M. : Concrètement, quelles réformes proposez-vous ?
Q. D : La plateforme Pour une autre PAC porte un projet de transformation de la PAC en un autre PAACte, c’est-à-dire un pacte fondé sur une nouvelle politique agricole et alimentaire commune, qui serait passé entre les paysans et la société. Cette nouvelle politique servirait à plus qu’à redistribuer de l’argent public : elle impulserait à grande échelle la mutation du système agro-alimentaire européen vers un modèle alimentaire durable. Dans cette approche, les paysans seront rémunérés à la hauteur de leur réponse à la demande des citoyens, en faveur d’une alimentation équilibrée et diversifiée, en faveur du respect du bien-être animal, en faveur de la protection de la qualité de l’air et des sols, etc. La politique vient encourager des pratiques agricoles vertueuses et stimuler la création de filières équitables.
Par exemple, si un paysan s’engage à maintenir des prairies grâce à un élevage responsable, au lieu de les retourner pour implanter des cultures qui impacteront le milieu et dont la rentabilité est très variable suivant les terres. Le maintien des prairies ne se limite pas à un intérêt pour la production : elles sont souvent liées à une biodiversité spécifique et elles conditionnent parfois la préservation d’espèces d’oiseaux ou de plantes en voie de disparition. Les prairies en vallée contribuent fortement à la régulation des crues lors de période de pluie intense comme cet hiver et leur mise en culture peut accentuer le risque d’inondations. En contrepartie d’une gestion responsable des prairies, qui garantisse leur intérêt pour la société au-delà de la simple production, un agriculteur recevrait ainsi un paiement pour services environnementaux.
Autre exemple : la France ne produit pas assez de fruits et légumes frais pour satisfaire sa propre consommation et la qualité nutritionnelle des fruits et légumes a été divisé par 5 depuis le début de la modernisation. La nouvelle PAAC pourrait donc consacrer une partie de son budget à soutenir ces productions, toujours sous condition de pratiques agricoles vertueuses et permettre ainsi le redéploiement d’une alimentation de qualité.
Mr M : Il s’agit donc non seulement de pérenniser l’activité des agriculteurs, mais aussi de se tourner vers un nouveau modèle agricole, plus respectueux de l’environnement ?
Q. D : Tout à fait, et plus encore ! Plus respectueux de l’environnement, mais aussi de la santé humaine, des agricultures des pays en développement, du bien-être animal, de la valeur du métier de paysan, de l’utilisation de l’argent public, de la place des citoyens au sein des politiques, de l’importance des zones rurales… La PAAC que nous portons adopte une vision systémique : par un changement de modèle agricole et alimentaire, on peut apporter des réponses à beaucoup d’enjeux. Prenons l’exemple de la réduction des pesticides. L’INRA a démontré qu’une diminution de 50% de l’usage des pesticides en grandes cultures améliorerait la balance commerciale française de 690 millions €, notamment grâce à une augmentation de certaines cultures qui permettrait de remplacer les importations de soja OGM utilisé pour l’alimentation animale. Un soutien clair des agriculteurs s’engageant dans cette démarche par la PAC permettrait donc d’améliorer l’environnement et l’autonomie des élevages, améliorer la santé des agriculteurs et des riverains et le tout en créant de la richesse !
La prochaine PAC doit entrer en vigueur à partir de 2021 et les négociations pour sa réforme ont déjà commencé. C’est une opportunité majeure pour réinsuffler des perspectives d’avenir au secteur agricole européen, redonner confiance aux consommateurs dans la production européenne et aux paysans dans cette politique. Elle doit être un levier pour atteindre des objectifs communs, y compris extra-communautaires, à l’instar de l’Accord de Paris et les Objectifs de Développement Durable.
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