L’industrie de l’agroalimentaire, l’une des plus polluantes au monde, est caractérisée par la mainmise de quelques grandes entreprises sur l’offre, au détriment des petits producteurs. Abusant de leur position dominante, certains de ces géants n’hésitent pas à mettre en danger les consommateurs et l’environnement pour maximiser leurs profits. Dans l’industrie des produits laitiers, c’est le cas de Lactalis, dont les nombreuses dérives sont révélées une fois de plus par une investigation des journalistes de Disclose, en partenariat avec d’autres médias. Entre pollution des cours d’eau, dissimulation d’informations, évasion fiscale et manquements à la sécurité alimentaire, cette enquête révèle les pratiques douteuses du géant laitier.

Chaque année, le Français moyen consommerait 60 litres de lait et 25 kilos de fromage. Des chiffres records. Pour répondre à cette demande considérable, l’industrie laitière multiplie les fermes-usines, pour produire plus de 24 milliards de litres de lait par an. Dans ces élevages laitiers, presque toutes les vaches, brebis et chèvres sont nourries aux céréales en grain issues de l’agriculture industrielle. Blé, maïs, orge, colza, soja… des cultures particulièrement consommatrices de pesticides, dont le secteur de l’alimentation animale est l’un des premiers acheteurs. A lui seul, ce secteur consomme un tiers du blé produit en France, et importe une grande part des autres céréales du continent américain, participant à la déforestation du plus grand vivier de biodiversité. Entre pollution, cruauté animale et risques sanitaires, notre consommation effrénée de produits laitiers a des conséquences dévastatrices à bien des égards.

Une structure aux nombreuses filiales

Largement entretenue par les lobbies du lait, cette demande soutenue est pourtant une aubaine pour les géants de l’agroalimentaire, comme la firme française Lactalis, qui transforme chaque année en France 5 milliards de litres de lait en produits divers. Si le géant de l’industrie laitière évite de faire apparaître son nom sur tous ces aliments, il se cache en réalité derrière un grand nombre de marques incontournables des rayons de supermarchés (lait Lactel, camembert Président, mozzarella Galbani, La Laitière…). Avec pas moins de 260 usines dans le monde, dont 70 sur le territoire français, l’entreprise fondée en 1933 constitue aujourd’hui un véritable empire familial, au chiffre d’affaires exorbitant de 20 milliards d’euros.

Si elle n’affiche pas son nom sur tous ses produits, la firme Lactalis détient de très nombreuses filiales.

Mais ce statut de géant de l’industrie agroalimentaire, Lactalis se garde bien de le mettre en avant, préférant jouer la carte du terroir et de l’authenticité dans sa communication. Cette organisation reposant sur de multiples filiales a d’autres avantages, comme celui de transférer certaines responsabilités vers les gérants des différents sites Lactalis. Ceux-ci se retrouvent dès lors en première ligne en cas de litiges ou de poursuites judiciaires, qui ne manquent pas de survenir suite aux nombreuses dérives impliquant la multinationale. Pendant un an, les journalistes de Disclose ont mené une longue investigation sur ces agissements, basée sur de nombreux témoignages et l’analyse de documents administratifs et judiciaires.

De nombreuses rivières françaises polluées

L’enquête révèle ainsi l’ampleur de la pollution systématique de nombreux cours d’eau français à laquelle se livre Lactalis en y déversant des rejets toxiques. Au total, ce serait ainsi plus de la moitié des usines du groupe situées sur le territoire de l’Hexagone qui ont été ou sont toujours en violation du code de l’environnement. Dans l’Isère, l’usine « Etoile du Vercors » avait ainsi été poursuivie pour avoir pollué la rivière. Une enquête de l’Office français de la biodiversité (OFB) avait en effet découvert que des substances hautement toxiques sont rejetées dans l’Isère, comme des métaux lourds et pas moins de 28 produits chimiques différents. Interrogés par les journalistes de Disclose, les fonctionnaires de l’OFB témoignent du manque total de collaboration des dirigeants.

Les rejets toxiques des usines Lactalis polluent un grand nombre de rivières françaises. – Photo AFP

Suite au procès de l’usine fin 2018, Lactalis sera finalement condamnée à 100 000 euros d’amende. Plus récemment, la Véronne, au cœur du parc naturel régional des volcans d’Auvergne, s’est révélée une autre rivière polluée par une filiale de Lactalis, la société fromagère de Riom. Les substances qui s’échappent de l’un des tuyaux d’évacuation de l’usine sont en effet à l’origine d’une pollution qui s’étend sur quatre kilomètres. Suite à l’apparition de dizaines de poissons et d’écrevisses flottant à la surface de la rivière, une enquête est ouverte, dont le rapport, qui conclut à « une accumulation de boues de stations d’épurations », note des « dysfonctionnements majeurs » au sein de l’entreprise.

Pratiques malhonnêtes et risques sanitaires

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Au-delà de ces cas particuliers, c’est une pollution systématique que révèle les journalistes, selon lesquels ces diverses atteintes à l’environnement concerneraient 38 usines. Ces dérives sont d’autant plus révoltantes que Lactalis bénéficie d’importantes subventions publiques, justement pour moins polluer, pour un total, d’après les calculs de Disclose, de 40 millions d’euros au cours des dix-huit dernières années. Ces pratiques clairement malhonnêtes semblent devenues une habitude pour Lactalis. C’est ce qu’indique par exemple un ancien ouvrier en charge du conditionnement des fromages, licencié de manière abusive en raison de son engagement syndical, comme l’a reconnu un jugement rendu en 2018. Interrogé par Disclose, il pointe des anomalies concernant des fromages tombés au sol et réinsérés dans le circuit de production.

D’autres anciens employés dénoncent le recyclage des crèmes desserts, un secret de fabrication peu ragoûtant des produits La Laitière. Lors du rinçage des tuyaux de l’usine, le mélange d’eau et de produit lacté serait renvoyé dans des cuves dites de recyclage pour être réinjecté par petite dose dans la fabrication de nouveaux desserts. Cette pratique, bien connue des industriels, est appelée mouillage du lait. Le problème, outre que la liste des ingrédients des crèmes desserts Lactalis ne comporte aucune trace d’eau, est la multiplication considérable des origines de lait induite par cette pratique, qui rend la traçabilité des produits presque impossible.

Des informations volontairement dissimulées

Un manque de traçabilité qui ne serait pas sans poser problème en cas de retrait de produits à la suite d’une contamination, par exemple. Ce scandale a pourtant déjà impliqué Lactalis, en décembre 2017. Plusieurs produits laitiers infantiles avaient alors été testés positifs à la salmonelle, suite à de nombreux cas de bébés contaminés, et la gestion de la crise par l’entreprise a fait l’objet d’acerbes critiques. Après un premier rappel de douze lots contaminés le 2 décembre, il faudra en effet attendre une semaine supplémentaire et l’intervention du ministre de l’économie Bruno Le Maire pour rappeler 620 nouveaux lots. Ce ne sera finalement pas avant le 12 janvier 2018, soit plus d’un mois après le début de l’affaire, que l’intégralité de la poudre sera détruite. Le rapport de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui a enquêté plus de dix mois sur cette affaire, le confirme : « la stratégie du groupe Lactalis a consisté à réduire l’impact des opérations de retrait et rappel au strict minimum ».

Des poudres de lait pour bébé contaminées à la salmonelle, le scandale de trop pour Lactalis ? – PIxabay

Tout au long de leur investigation, les enquêteurs de la DGCCRF se heurtent à une coopération limitée de la part du groupe, et même à de la dissimulation d’information, qui relève selon eux d’une stratégie soigneusement organisée. C’est ce que confirme la venue d’un expert en sécurité sanitaire des aliments à l’usine de Craon, dont provient la contamination, quelques semaines après l’éclatement du scandale. C’est la firme Lactalis elle-même qui l’a fait venir, mais elle se serait également permise de maquiller ses conclusions avant de les transmettre aux autorités. Dans la version originale, à laquelle Disclose a pu avoir accès, l’expert émettait l’hypothèse d’une souche de salmonelle vieille de douze ans qui aurait contaminé plusieurs tonnes de lait en poudre par « manque de culture de la sécurité alimentaire ». Il indiquait en outre qu’une « refonte complète du plan de maîtrise sanitaire reste encore à faire ».

Une évasion fiscale à grande échelle

La dissimulation d’informations, véritable marque de fabrique de Lactalis, acquiert encore une autre dimension lorsqu’il s’agit du fisc. D’après l’investigation des journalistes de Disclose, la multinationale a mis en place un système d’évasion fiscale complexe, qui lui aurait permis de soustraire plus de 220 millions d’euros d’impôt sur les sociétés au fisc français, entre 2013 et 2018, et d’évader plusieurs milliards d’euros vers une société-écran au Luxembourg, dont les bénéficiaires ne seraient autres que la famille Besnier, propriétaires du groupe Lactalis. Leur montage financier repose sur trois mécanismes : la création de dettes fictives, de créances entre les sociétés du groupe et d’emprunts entre filiales.

Si ce système complexe englobe plusieurs structures de Lactalis, dont une holding basée en Belgique, c’est la société-écran Nethuns qui constitue la clé de voûte de la méthode fiscale du groupe. Via cette société luxembourgeoise qui convertit des créances en capital, les milliards de bénéfices du géant du lait disparaissent en effet vers des paradis fiscaux. Autrement dit, BSA International, la holding du groupe qui détient des parts dans toutes les filiales françaises et internationales du groupe Lactalis, récupère des actions dans Nethuns en échange de ses créances. Contactée par les journalistes, la communication du groupe avait indiqué dans dans un premier temps qu’aucun membre de la famille Besnier n’était bénéficiaire de Nethuns. Après la publication de l’enquête, Lactalis explique finalement que Emmanuel Besnier, à la tête de l’entreprise, en est « bénéficiaire effectif de manière indirecte ».

Malgré les scandales et les quelques rappels à l’ordre de la justice, Lactalis poursuit inexorablement sa croissance, et est aujourd’hui le numéro un mondial du lait. Emblématique de notre système économique, cette course à la croissance semble passer aux yeux de la multinationale avant la santé de ses clients, la sécurité alimentaire, la préservation de l’environnement, et explique ses pratiques trompeuses et son évasion fiscale à grande échelle.

Raphaël D.

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