Laurent Bègue-Shankland est psychologue social. Il a établi pour la première fois – en France et dans le monde – un lien robuste entre le spécisme et la cruauté envers les animaux. Son étude suggère que les comportements déviants ne sont pas seulement liés à des perturbations psychologiques individuelles mais prennent aussi racine dans les normes sociales et culturelles, générant une violence systématisée contre le règne animal dans nos sociétés humaines. Explications.
Lien entre cruauté animale et violence humaine
Il est depuis longtemps admis dans la littérature scientifique que les violences sur les animaux sont des marqueurs de violence sur les humains. Ce domaine de recherche est devenu une discipline à part entière en criminologie pour pouvoir établir notamment le profil d’une personnalité criminelle.
90% des auteurs de meurtres en série avec comportement sadique ont été, durant leur jeunesse, impliqués dans des comportements de cruauté envers des animaux. L’inverse semble aussi se vérifier : selon une étude menée par Frank Ascione à l’université de Denver, les enfants ayant subi des violences sexuelles auraient une probabilité de commettre des actes de cruauté contre des animaux multipliée par cinq.
La revue scientifique Research in Veterinary Science a recensé quatre-vingt-seize publications sur ce thème depuis 1960. Dans 98% des articles, une corrélation entre les violences envers des êtres humains et la maltraitance animale est effectivement relevée.
Lien entre cruauté animale et spécisme
La cruauté animale est définie comme un comportement social inacceptable qui tend à causer intentionnellement de la souffrance, douleur, détresse ou mort à un animal. Les motivations sont diverses : irritation, frustration, punition, vengeance, provocation, préjugés…
Entre 2018 et 2019, 12 344 adolescents isérois âgés de 13 à 18 ans ont été sondés par Laurent Bègue et son unité au laboratoire Inter-universitaire de Psychologie de l’université Grenoble Alpes. 7,3% d’entre eux, dont une large majorité de garçons (67,7%), ont admis avoir déjà volontairement fait du mal à un animal dont 41,3% plus de trois fois.
Sans surprise, les victimes de ces violences sont principalement des chats et des chiens. Des fragilités psychologiques sont constatées chez ces enfants-bourreaux : tendances anxieuses, dépression, socialisation moindre…et spécisme.
À la question « la vie d’un être humain a-t-elle plus de valeur que celle d’un animal ? », les réponses des adolescents font ressortir un niveau d’adhésion plus important chez les auteurs d’actes de cruauté. Ainsi, les adolescents qui ont un niveau supérieur à la moyenne à la mesure de spécisme ont 1,7 fois plus de probabilité d’avoir commis un acte de cruauté envers un animal.
De même, ceux-ci justifient davantage le recours aux animaux dans la recherche biomédicale, même quand il est synonyme de souffrance, et acceptent plus facilement le « sacrifice » des rats et souris de laboratoire.
La corrélation ainsi mise en évidence entre violence animale, humaine et croyance spéciste nous conduit à une question brûlante :
La vision du monde postulant la supériorité de l’Humain sur les autres espèces (spécisme) préexiste-t-elle dans le processus de domination qui conduit à la violence sociale ? Et si oui, développer une approche normative d’égalitarisme entre espèces permettrait-elle de réduire cette violence ?
Le spécisme, angle mort de notre société « civilisée »
Le spécisme est le fait de considérer l’espèce comme un critère pertinent pour attribuer des droits à un individu (humain ou non-humain). Notre société humaine est construite sur un paradigme spéciste puisqu’elle accorde aux humains des droits fondamentaux qu’elle refuse aux autres animaux. Une discrimination qui conduit à l’exploitation et à la mort de plus de 1 000 milliards d’animaux par an.
« Malgré la charge idéologique forte du terme « spécisme » dans l’actualité, le titre de ma publication « Expliquer les violences animalières chez les adolescents : le rôle du spécisme » a été accueilli sans problème par de grandes revues scientifiques, ce qui marque un changement de paradigme » note Laurent Bègue. « Bien nommer les choses permet de les voir au lieu d’ignorer l’origine de nos comportements. » poursuit-il.
Au travers du spécisme, s’exprime un certain mépris des « bêtes » (ou misothérie), comme le titre Marie-Claude Marsolier dans son dernier livre qui débusque le spécisme dans les structures profondes de notre langage. Chosification, avilissement, désincarnation… Des expressions comme « se comporter comme un animal » ou « être bête » nous informe déjà sur l’héritage sémantique d’une époque où l’on avait besoin d’affirmer notre supériorité sur le reste de la création.
Le droit français, premier bastion du spécisme
Le droit français définit les animaux ainsi « On entend par animaux, dans le langage du droit, tous les êtres animés autres que les Hommes. » niant par là même toute considération scientifique et biologique : l’humain étant pragmatiquement un animal parmi les autres sur l’arbre du vivant.
Nous voilà mal partis.
Nous sommes en 1950. La toute première loi française en faveur des droits des animaux dite « Loi Grammont » interdit les mauvais traitements infligés aux animaux dans l’espace public. Non pas pour protéger les animaux, mais pour protéger la sensibilité des humains…
Neuf ans plus tard, la loi est abrogée pour protéger les animaux pour eux-mêmes.
Aujourd’hui les animaux sont soumis à des régimes juridiques particuliers en fonction de leur espèce. Ainsi, les animaux « domestiques », « d’élevage » ou « sauvages » ne sont pas protégés de la même façon, alors que leur sensibilité vis-à-vis de la douleur est totalement identique.
Une proposition de loi déposée le 15 septembre 2020 par Eric Woerth vise à relever de 2 à 3 ans la peine d’emprisonnement encourue en cas d’acte de cruauté et le montant de l’amende passerait de 30 à 45 000 euros. Un bien maigre pansement sur la plaie du spécisme au pays des droits de l’homme, dont Eric Dupont-Moretti, Garde des Sceaux – chasseur émérite et adepte de la corrida – s’érige en fier ambassadeur.
Nos institutions, responsables de la cruauté et de la violence qu’elles condamnent ?
Sachant que les enfants témoins de violences commises envers des animaux sont 3 à 8 fois plus enclins à les maltraiter par la suite, quelle place joue l’institution dans les actes de cruauté perpétués par nos enfants sur les animaux et sur les autres humains ?
Alors que la France s’émeut devant l’affaire des mutilations de chevaux, pourquoi la corrida qui consiste à torturer un taureau pendant plusieurs heures est elle élevée au rang d’art ? Pourquoi s’émouvoir de l’un et pas de l’autre ? Jusqu’où peut aller l’excuse culturelle en matière de souffrance volontaire et évitable ?
Et que penser de la légalité des campagnes de promotion en faveur de la chasse, visant spécifiquement les jeunes publics, alors que son objet est la mise à mort et la souffrance d’animaux ?
Il n’est pas rare que les actes de cruauté s’appuient sur des croyances ou des techniques d’auto-persuasion comme le caractère déclaré nuisible d’un animal, le bénéfice supérieur retiré (économique, social, artistique, scientifique…) ou encore l’ignorance vis-à-vis des capacités d’un animal à ressentir des émotions et de la douleur. Chacune de ces « excuses » repose sur le caractère supérieur auto-déclaré de l’Humain sur le reste du vivant (spécisme).
En effet, dès le plus jeune âge, notre société présente aux enfants une vision hiérarchisée du monde animal, rendant acceptable l’idée que certains animaux sont plus utiles que d’autres et leur attribuant des « fonctions » spécifiques (d’élevage, de compagnie, de laboratoire…) assorties de droits. Cette vision spéciste conduit inexorablement à une différence de traitement normalisée et acceptée par tous.
Pour Laurent-Bègue-Shankland, l’immersion dans des discours quotidiens (dans la famille, à l’école, dans les médias), les représentations erronées et les pratiques qui révèlent le rang subalterne accordé aux animaux contribuent à éroder la valeur qui leur est attribuée. Cela conduit à une cruauté systémique par des individus qui font juste leur métier, pensant avoir affaire à des êtres inférieurs.
« La représentation de la valeur des animaux par rapport aux humains est prédictive des actes commis. On se tromperait en concevant uniquement la cruauté envers les animaux comme une pathologie individuelle : des représentations collectives sont également impliquées », conclut-il, ouvrant ainsi un champ de recherche quasi vierge qu’il a bien l’intention d’explorer dans les années à venir.
Qui est Laurent Bègue-Shankland ?
Professeur de psychologie sociale à l’université Grenoble Alpes, et membre de l’Institut Universitaire de France. Il a été visiting scholar de l’université de Stanford, et dirige actuellement la Maison des Sciences de l’Homme-Alpes (CNRS). Auteur de nombreux articles et ouvrages (dont The Psychology of Good and Evil, Oxford University Press), il est en charge depuis 2019 de la section Criminologie pour la Revue Semestrielle de Droit Animalier.
Dans la continuité de ses travaux de recherche (agression, cognition et justice, jugement moral, addictions et délinquance…), la question animale se révèle à lui comme un sujet d’exploration – quasiment vierge – pour mieux comprendre la psyché humaine. Il lance en France en 2019 les « lundis verts » (instauration d’un menu végétarien par semaine avec l’économiste Nicolas Treich), une action de mobilisation couplée avec un processus de recherche.
https://www.lip.univ-smb.fr/person/laurent-begue/
Charlotte Arnal
Sources
https://www.researchgate.net/publication/334170875_Pour_une_criminologie_animaliere
https://theconversation.com/comment-expliquer-les-meurtres-danimaux-145855
https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/28279899/
https://www.puf.com/content/Le_mépris_des_«_bêtes_»
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