De plus en plus de concepts issus du monde de la transition sont galvaudés et récupérés par les industriels, les lobbies et les gouvernements pour afficher des préoccupations environnementales qu’ils sont loin de concrétiser en pratique. Il n’est ainsi pas rare de voir l’industrie de l’agroalimentaire souligner ses efforts en matière de transition agroécologique, le secteur de l’automobile vanter les bienfaits des voitures « propres », ou même les géants du pétrole et du gaz parler de transition énergétique. Dernière illustration de ce greenwashing de plus en plus omniprésent, l’appropriation par le lobby de la viande du concept ambigu de flexitarisme par des campagnes de propagande sur les réseaux sociaux.
« Le flexitarien est l’omnivore du 21e siècle » peut-on lire sur le site d’apparence neutre Naturellement flexitarien. On y déclare qu’il est « un consommateur éclairé, qui mange de tout : des aliments d’origine animale aussi bien que végétale. Libre de choisir son alimentation, il mange en conscience, c’est-à-dire en quantité raisonnée et privilégie autant le plaisir que la qualité, mais aussi l’équilibre et la variété, le local et la durabilité. » Véritable « mode de vie », le flexitarisme permettrait de « savourer ses aliments sans culpabilité », dont la viande, qui aurait toute sa place dans une alimentation respectueuse de l’environnement.
Force est de constater que cette définition très singulière du flexitarisme, émaillée d’expressions complaisantes, évoque davantage le plaidoyer en faveur de la consommation de viande qu’un mode d’alimentation tourné vers la réduction assumée des produits d’origine animale. Et pour cause, au bas de la première page du site Naturellement flexitarien, on remarque un petit logo, discret mais lourd de sens, celui d’Interbev, le lobby de la viande. Reste à détricoter le fil…
Du greenwashing à son paroxysme
Plus qu’un porte-parole de la filière bétail et viande, l’Interprofession dispose, comme on peut le lire sur son site, d’une large représentativité pour défendre les intérêts de tous les professionnels du secteur de la viande dans les instances tant nationales qu’internationales (services des pouvoirs publics, cabinets Ministériels, autres organisations professionnelles…). Mais si son activité de lobbying est pleinement assumée, sa campagne Naturellement flexitarien est bien plus insidieuse, indirecte et perfide. Incarnation peu commune du greenwashing, elle récupère et s’accapare un concept issu du monde de la transition pour faire la promotion de tout ce qu’il dénonce.
Ainsi, au Salon de l’agriculture 2019 (l’édition 2020 ayant été annulée en raison de la pandémie), le stand d’Interbev était devenu une publicité géante pour le flexitarisme sauce industrie. Le slogan « Être flexitarien, c’est ne se passer de rien » s’affichait en lettres capitales au-dessus des étals de boucherie teintés de couleurs vertes et d’arc-en-ciel. Ne se passer de rien… Le spot publicitaire de la campagne, largement diffusé au cinéma, à la télévision et sur les réseaux, est également particulièrement éloquent. On y découvre le quotidien de Thomas, qui pratique le yoga, se déplace en vélo, trie ses déchets, mange des légumes… et adore la viande qu’il consomme sans modération. Bref, le flexitarien selon Interbev est le bourgeois-écolo libéral idéal : il est engagé, parle d’écologie, fait des efforts mais ne touche pas à sa consommation de viande.
Un concept marketing idéal pour l’industrie de la viande
Ce n’était qu’une question de temps pour que le concept de flexitarisme – assez vague – soit récupéré par les industriels pour faire leur publicité. À l’heure où le véganisme a le vent en poupe, cette opération marketing tente de séduire les consommateurs indécis, avec les millennials en ligne de mire, par une stratégie manipulatrice qui détourne un concept de son sens premier. À l’origine, les flexitariens adoptent en effet un « mode d’alimentation principalement végétarien, mais incluant occasionnellement de la viande ou du poisson », d’après la définition du Larousse. Le terme « occasionnellement » est central dans la conception du flexitarisme militant. Cette réduction de la consommation de produits animaux s’accompagne par ailleurs d’une volonté de les choisir parmi des filières plus responsables et locales.
Mais l’imprécision et l’ambiguïté inhérentes au flexitarisme (en terme de quantité), en plus de ses connotations positives, modernes et éco-responsables, en font un concept marketing « fourre-tout » idéal pour l’industrie de la viande. D’autant plus qu’il permet par la même occasion de promouvoir un mode d’alimentation par rapport à d’autres, le végétarisme et le véganisme, indirectement discrédités pour leur inflexibilité. Alors qu’en réalité, le flexitarisme est généralement un pont vers des formes de consommation engagées. Malgré ses défauts, le flexitarisme peut en effet constituer une étape transitoire importante vers une alimentation entièrement respectueuse de l’environnement et des animaux. Par nature, le flexitarisme constitue déjà une rupture importante avec le modèle alimentaire dominant. Voir l’industrie de la viande en faire un slogan est une contradiction totale et une tentative de manipulation grossière.
Donner bonne conscience au consommateur moyen
La campagne d’Interbev, en insistant uniquement sur la qualité de la viande consommée, fait l’impasse sur le pilier de ce mode d’alimentation intermédiaire : le fait qu’il prône une diminution drastique de la consommation de produits carnés. Ce qui va en principe contre les intérêts économiques de cette industrie. « Interbev a une utilisation frauduleuse, ou au moins trompeuse, du terme flexitarisme, car ils parlent du “manger mieux”, mais oublient le “manger moins” » analyse ainsi Mathilde Théry, chargée de campagne alimentation à Greenpeace, dans les colonnes du quotidien Le Monde.
Sans parler du bien-être animal, même pas évoqué dans la campagne d’Interbev. Alors qu’il fait régulièrement pression pour limiter les normes et les contrôles dans les élevages et les abattoirs, le lobby aurait-il renoncé à pousser le bouchon aussi loin ? Il semble en effet plus aisé de limiter les exigences d’un régime alimentaire complaisant, pour rassurer le consommateur, réduire l’inconfort de ses dissonances cognitives et lui donner bonne conscience à bon compte.
Un greenwashing à peine voilé
Quoiqu’il en soit, cette opération marketing, qui manque clairement de subtilité, indique que « l’interprofession a bien compris que la société change et [que] le débat sur la qualité et la traçabilité a lieu aussi parmi les agriculteurs », comme le déclare Mathilde Théry. Mais au lieu de s’adapter aux impératifs écologiques et de bien-être animal et d’accompagner peu à peu les nouvelles habitudes de consommation d’une part toujours plus étendue de la population, le lobby surfe sur cette vague pour maintenir le système de l’élevage industriel, avec ses nombreux écueils, en place. L’interprofession semble d’ailleurs mal supporter la confrontation d’idées, puisqu’elle supprime systématiquement les commentaires divergents publiés sous ses publications sur les réseaux sociaux, comme le rapporte des utilisateurs qui en ont fait les frais.
Le culot dont fait preuve Interbev en pratiquant ce greenwashing à peine voilé peut donc paraître malhonnête voire franchement indécent, pourtant certains ont semblé avoir apprécié la campagne, à l’instar du président Emmanuel Macron, qui a jugé le « message intelligent » lors de son passage au Salon de l’agriculture, précisant qu’il était lui-même consommateur de viande. Un soutien peu étonnant de la part d’un gouvernement qui participe dans une large mesure à la poursuite de la croissance d’un des secteurs les plus polluants au monde. Comme le veut le dicton, les loups ne se mangent pas entre eux.
Raphaël D.