En ce moi de décembre hautement festif, Sarah Rabouto nous livre sa lettre mensuelle, destinée aujourd’hui à une figure symbolique qui sera au cœur de toutes les attentions des derniers jours du mois : la Fête.
Je passais par là, dans ton quartier de fin d’année. Alors je me suis dit que j’allais te faire un petit coucou. Les rues sont frénétiques. « Et qu’est-ce qu’on va lui trouver ?… Il manque encore… » On se bouscule. Sur internet les sites clignotent autant que les enseignes des magasins et les halls des immeubles. J’ai cherché ce qu’il y avait de différent du reste de l’année, puisqu’on nous dit que c’est une période spéciale dont tu es la prêtresse. Hier, je voyais des gens épuisés courir pour satisfaire des besoins qui se réveillent chaque lendemain. Aujourd’hui, je vois des gens épuisés courir acheter ce sans quoi, paraît-il, tu ne serais pas satisfaite, en attendant le prochain rendez-vous que tu leur donneras pour la St Valentin, Pâques ou Halloween. Ils ressortiront début janvier encore plus épuisés, s’entasseront dans les wagons des métros, les bus et les couloirs de route, pour aller remplir de quoi te badigeonner.
Tu prétends toujours être un moment exceptionnel. Dans un monde de consommation, tu devrais donc être celle qui nous propose un autre geste à poser dans le monde. Au lieu de ça, tu as réussi à nous faire croire que remplir un peu plus le besoin de consommation de l’autre est une preuve d’amour. Comme si nous n’avions plus que ce langage-là pour nous parler. Acheter et remplir pour combler le vide quand on ne va pas bien, acheter et remplir pour célébrer notre bonheur, acheter et remplir pour travailler, acheter et remplir pour se reposer. Quelle étrange bestiole nous sommes devenus.
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Tu arrives même à te rendre obligatoire : qui ose répondre à la fameuse question « Et toi qu’est-ce que tu fais pour Les Fêtes ? » en disant qu’il ne fera rien de particulier, s’expose dangereusement à un regard désolé ou déçu et à une tentative de correction. C’est peut-être que celui-là te fréquente dans bien d’autres contextes. Quand il arrache à son quotidien essoufflé un repas partagé avec un voisin seul, une chanson cueillie sur un trottoir par un musicien de rue, une ballade improvisée qui ne compte pas le temps, une discussion que n’interrompt pas le portable posé sur la table. Quand il fait un cadeau sans occasion, sans rendez-vous pris, d’un objet acheté ou ramassé quelque part, qui soudain lui chuchote : « Tiens ; ça lui ferait du bien… »
Tous ceux que tu fais courir en ce moment, leur as-tu demandé ce dont ils avaient besoin, là, maintenant ? Ce qui leur ferait un bien fou ? Une escapade en forêt, un échange avec ceux dont on dit ça fait longtemps , une soirée à la maison à ressortir ce qu’on laisse toujours à Plus tard, quand j’aurai le temps. Non bien sûr. Dans ce nouveau royaume qu’on t’a fabriqué tu ne sors plus de ton palais de lumières clignotantes. Tu sais qu’ils enfileront les kilomètres après le boulot « Pour faire plaisir… » aux enfants, aux parents, aux cousins qui se disent la même chose.
Ne prends pas tes grands airs. Je ne dis pas que tu n’es qu’une vaste mascarade, ce serait trop simple. Je sais que de belles choses arrivent encore dans ton temple. Le sourire de l’enfant consommateur émerveillé d’ouvrir son cadeau reste encore un sourire d’enfant. Les rires autour de la table encombrée d’emballages inutiles pour laquelle notre terre a payé bien cher, restent des rires précieux. Je me demande simplement s’il n’y a pas quelque part une promesse de joie et de partage bien plus grande, où tu pourrais enfin danser une autre chorégraphie que celle de la consommation. Alors tu serais ce qui nous promet un autre monde possible.
Alors laisse-moi te faire un cadeau, ma belle. Laisse-moi te montrer ce que tu pourrais être d’autre qu’une prêtresse de la consommation. Il me semble que le plus beau cadeau qu’on puisse faire à quelqu’un, c’ est de répondre à ce qui dort en lui, en elle, plutôt que ce qui le conforte dans ce qu’il montre de lui, d’elle. Loin de Noël et de la fin d’année, loin des anniversaires des mariages et des sorties du weekend, je te vois, nue sous ta tenue du quotidien, pieds nus sur le sable de l’imprévu. Allégée des bijoux et de ta robe du soir, tu te laisses porter. Ici tu n’as pas besoin de maquillage, pas besoin de te mettre en scène. Et tu finis par rencontrer ceux qui te font voir la beauté que tu portes et que tu ne soupçonnes même pas. Tu es comme une belle fille qui n’imagine pas que l’homme qui se souvient d’elle la revoit en survêtement ou emmitouflée dans un bout de tissu grossier.
Fête, ce serait alors tout ce qui nous fait revisiter le précieux de la vie. Tout ce que notre société nous amène à laisser tomber de nos poches, pour avancer toujours plus vite. La main qu’on nous tend c’est une fête. Deux corps qui prennent le temps de se découvrir, c’est une fête. Le sourire d’un vieil homme que l’on aide à descendre du bus, c’est une fête. Le rire d’un enfant c’est une fête. L’oiseau recueilli qui s’envole à nouveau c’est une fête. Des amis qui parlent toute la nuit sans écran, sans lumière, sans bruit, c’est une fête. Le silence d’un matin d’hiver dans les montagnes c’est une fête. Une lettre manuscrite c’est une fête. Quelqu’un qui nous écoute c’est une fête. L’arbre planté qui donne ses premiers fruits c’est une fête. Le ciel étoilé qu’on redécouvre c’est une fête.
Je sais bien que, quelque part en toi, à certaines heures de l’ennui, tu aspires à réinvestir ces écrins où la vie respire à nouveau. Je t’ai bien vue, cette année, autour des braseros au milieu des ronds-points, dans le froid et la tension. Discrète et transie de froid, mais heureuse. Je t’ai vue dans les marches d’alerte et de colère. À guetter ce qui se jouait d’essentiel. Oui, un mouvement social, c’est une fête. Une manifestation, une grève, c’est une réjouissance. La célébration d’être ensemble dans un combat, dans quelque chose à conquérir ou à défendre. Pour une fois, être autre chose que des solitudes agglutinées. Retrouver le goût perdu de faire partie de quelque chose qui nous dépasse.
Je te souhaite d’investir nos vies plutôt que de leur glisser dessus. D’être pour nous une nourriture qui nous apaise et nous revigore, plutôt qu’un événement de plus sur l’étagère de nos divertissements.
Prends soin de toi.
Lettre à la fête par Sarah Roubato.
PS : je ne peux empêcher les quelques mots de Brel sur la fête de résonner dans ma tête.
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