Si la France sort tout juste d’un second confinement, les artistes ne peuvent toujours pas reprendre leur activité. Théâtres, opéras, musées, salles de concert demeurent fermés et les évènements culturels le plus souvent annulés. A tous les artistes dont l’activité est suspendue, Sarah Roubato adresse une lettre leur proposant de se réinventer pour pouvoir faire face aux nouveaux enjeux et contraintes qu’ils subissent.

Gens de scène et de papier,
du corps et du mot, du son et de l’image,
des matières et des idées,

Écrivains, musiciens et auteurs-compositeurs-interprètes,
comédiens et metteurs en scène, danseurs et chorégraphes,
circassiens, sculpteurs et peintres, photographes,

Je vous écris d’une solitude que vous connaissez bien, où les circonstances actuelles nous obligent à nous retrancher une fois encore. Pour nous artistes qui avons tant besoin de faire taire le bruit du monde pour chercher à le dire, penchés au-dessus de nos bureaux, de nos instruments, dans nos studios et nos ateliers, dans nos petites tanières aménagées, ce retrait est encore une fois l’occasion à saisir pour repenser notre métier.

Nos spectacles, nos expositions, nos répétitions, nos tournées, nos sorties de livres… tout est mis en suspens. Pour la plupart des artistes de scène, nous ne retrouverons pas nos dates. Car un spectacle ne se reprogramme pas comme on rouvre une boutique. Les galères, les annulations, les projets qui restent dans les tiroirs, nous connaissons si bien ! Ce que beaucoup apprennent aujourd’hui – l’incertitude du lendemain, la nécessité de s’adapter, faire avec ce qu’on peut – nous le pratiquons comme un art de la survie. Et je me demande si dans notre fragilité, nous ne sommes pas aussi une partie de la réponse.

Dans un monde traversé de crises sans précédents qui se superposent et donnent une impression de chaos dont on ne pourra sortir, le besoin de pouvoir exprimer le monde dans sa complexité est vital. Car laisser l’expression au main des simplificateurs de tous bords, c’est enrichir le terreau des pires crimes.

Oeil de Graffiti par : Linnaea Mallette

Avec presque rien, nous créons des mondes, qui émergent d’une voix, d’un geste, d’un regard.  Nous donnons à voir ce qui est caché, et ce qui est possible. On nourrit les âmes et les esprits, dans un monde qui donne priorité au matériel et au superflu… quand on ne se laisse pas happer par l’industrie du divertissement.

Nous faisons autant d’années d’études qu’un avocat, un ingénieur, un scientifique ou un médecin. Et pourtant on n’oserait jamais réclamer les mêmes tarifs. Nous avons l’habitude des propositions de prestations gratuites contre visibilité, et nos 10% de droits d’auteur ne nous étonnent plus. Nous devons nous battre pour leur faire comprendre que le geste, la parole, la musique, se payent comme un café, un sandwich, une séance d’ostéopathie.

Nous avons souvent du mal à fermer la porte pour créer, à nous arracher aux urgences du quotidien. En ce moment, cette porte, on la ferme pour nous. En attendant, qu’allons-nous faire ? Écrire, composer, gribouiller, trier ses photos, en s’efforçant de mettre en sourdine les inquiétudes. Au premier confinement, le choc était tel, que le besoin d’exprimer ce qui nous arrive s’est emparé de beaucoup parmi nous. Des vidéos ont circulé sur internet. Des heures passées à essayer de synchroniser images et sons avec d’autres personnes à l’autre bout du pays et plus loin encore. Pas pour dire les tourments de leurs petites personnes, mais pour exprimer un ressenti commun. Quelque chose que nous partagions. Pas pour se soulager, mais pour faire du bien aux autres. Le confinement nous avait redonné, pour un temps, la conscience du commun. Pour un temps seulement. Le règne de l’individu a très vite repris ses droits. 

Mis en arrêt pour non-essentialité, on a paradoxalement retrouvé la certitude d’être essentiels. Nous sommes essentiels pour créer la rencontre, pour faire émerger la compréhension de l’autre et de soi, pour ouvrir la sensibilité. L’artiste est garant de la paix civile. Dans beaucoup de sociétés autochtones, l’artiste avait un statut privilégié, comme l’homme-médecine ou le prêtre. Il était nourri et logé, car ce qu’il apportait à la collectivité était considéré comme vital pour préserver l’équilibre social. Alors qu’allons-nous faire maintenant ? Refaire des vidéos et rester chacun recroquevillé sur son cosmos en attendant l’autorisation de sortie ? Est-ce qu’il n’est pas temps, cette fois, de réaffirmer notre rôle dans la société et de reprendre la place que l’industrie du divertissement nous avait fait oublier ?

Est-ce qu’il n’est pas temps de se demander à quoi nous servons, et à partir de là, inventer de nouvelles pratiques qui nous permettent d’obtenir des conditions décentes pour exercer notre métier ? Sommes-nous les éternels fabricants de loisirs voués à nourrir la machine à divertissement ? Les berceuses que le système de consommation murmure à l’oreille des braves pour qu’ils reprennent mieux le boulot le lendemain ? Ou sommes-nous  –  pouvons-nous être –  autre chose ? 

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Enfant de cette société individualiste, chacun s’est replié sur soi, à poursuivre sa quête personnelle. Est-ce qu’il n’est pas temps de sortir de notre isolement, et de nous rassembler, d’échanger, de réfléchir ensemble à notre condition ? Il y a tant de choses à réinventer dans la pratique de nos arts.

Est-ce qu’il n’est pas temps de pointer nos radars vers autre chose que le nombre de vues ou de ventes ? Se demander non plus ce qui marche mais ce dont le monde a besoin ? Si on se contente d’entretenir la demande, on ne fait que conforter le monde tel qu’il est. On est la pommade que les gens s’appliquent pour calmer les symptômes de leurs vies effrénées. Mais on ne répond pas à leur besoin profond de changement. Ce besoin existe, mais il ne se formule pas aussi fort que les publicités. Il réside sous des couches d’habitudes et de renoncements, et il est à aller chercher chez les gens, dans leur quotidien.

Auteur : Damien Okiko

Nous avons tous l’instinct d’avoir entre les mains de quoi libérer les gens et leur permettre d’envisager un autre monde possible. On l’a tous vu, dans la tête penchée d’une personne devant une œuvre, dans le silence d’un public, dans les messages qu’on reçoit, dans leurs sourires, l’éclat dans leurs yeux. Mais tant qu’on reste confinés dans le cadre de l’industrie du divertissement, ces miracles ne pourront pas se déployer dans le réel. Ils auront passé un bon moment, avant de retourner à la vie normale qui les ronge et qui les appelle à encore plus de divertissement.

Il est temps pour nous d’envisager d’autres modes de diffusion, d’autres formes de création, une autre relation au public, qui soient basées sur autre chose qu’une relation de producteurs à consommateurs. Formons des groupes de recherche et de questionnements, menons des enquêtes, organisons des débats, réunissons nos expériences et nos tentatives. Cherchons de nouvelles collaborations, de nouveaux lieux, de nouvelles manières de transmettre, par la présence physique autant que par la diffusion numérique. Apparaissons au public en dehors de la promotion. Invitons des éditeurs, des diffuseurs, des producteurs, le public, pour imaginer ensemble comment faire. Parlons-en, de ces 10% de droits d’auteur, des billets payants, des contributions libres, des festivals gratuits, des images qui circulent, des miettes qu’on ramasse une fois que tous les autres sont payés. De cette nouvelle obligation de nous vendre, d’entretenir notre réseau sur internet, de ce choix invraisemblable que nous devons faire entre visibilité et juste prix, quand on nous dit de mettre nos œuvres en ligne quasiment gratuitement pour se faire un public, de cette dictature de la communication qui nous fait passer plus de temps à communiquer qu’à créer.

Il y a de nouveaux lieux à investir pour les spectacles vivants. Des lieux qui n’ont pas vocation à accueillir la « culture » et où justement, c’est là qu’il y a besoin d’expression et d’art : les usines, les fermes, les bureaux, les prisons, les hôpitaux, les domiciles des personnes âgées… Il y a une nouvelle relation à creuser avec nos publics, pour en faire des collaborateurs. Il y a de nouveaux contrats à négocier avec les distributeurs et les éditeurs. Il y a des choses qu’on ne peut plus accepter. Et il y en a d’autres qu’il faut faire accepter. Il y a de nouveaux médias à inventer pour que l’artiste soit invité comme autre chose qu’un produit culturel, mais comme un penseur du monde. Il y a des thèmes à explorer qui ne sont presque jamais traités.

Il est temps de (re)devenir les voix du changement qu’il est urgent d’entreprendre et non plus de souhaiter. Pour ne plus être dépendants d’une seule manière de faire un spectacle, d’exposer, de vendre un texte, ou d’un seul régime d’intermittence qui nous tient la tête hors de l’eau sans nous permettre de nager.  Évidemment, il faut bien vivre… Certains prennent un job alimentaire pour que leur création reste entièrement libre. D’autres continuent à pratiquer leur art en toute circonstance, même en se forçant. Les deux sont courageux. Et chacun choisit de placer sa limite entre risque et sécurité financière. Mais s’il vous plaît, ne laissez pas passer ce moment. Sortez de votre cocon, arrêtez d’attendre « que ça passe », que les salles rouvrent, et aidons-nous à jeter les bases d’un changement pour notre profession. Des agriculteurs, des éleveurs, ont inventé d’autres manières de cultiver de produire et de vendre de la nourriture. Des acteurs de l’éducation ont inventé de nouvelles manières d’enseigner. Ce mouvement qui traverse tant de professions, ne passons pas à côté. Inspirons-nous d’eux.

Je n’ai pas la réponse à tous ces enjeux. Je sais seulement qu’il est temps d’en parler et d’en faire un débat public.

D’habitude j’écris ces lettres à des destinataires qui ne peuvent pas répondre. Mais cette fois, j’espère une réponse. Pour qu’on puisse s’y mettre. Car il est temps.

– Sarah Roubato

Retrouvez les autres écrits de Sarah Roubato sur son site personnel.

Photo d’en-tête : Circe Denyer


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