Silencieux,
Je vous écris ne sachant pas si vous aurez les yeux pour lire, car à vrai dire vous n’avez qu’un seul œil et il est fait pour capter la lumière, les couleurs et les formes. Vous voici aujourd’hui dans la poche des riches et des pauvres, des experts et des amateurs, intégrés aux téléphones, aux ordinateurs, aux tablettes et subsistant encore dans les objectifs des photographes. Par respect pour cette profession, il faudrait qu’on dise qu’on capte des images, plutôt que de dire que l’on prend une photo. Qu’on laisse au moins l’expression à ceux dont on dérobe si souvent le travail en recopiant leurs œuvres.
Il n’y a pas si longtemps, seuls quelques privilégiés avaient accès à la fixation de l’image sur le papier, et une image projetée sur un mur émerveillait. C’était la naissance d’une nouvelle forme d’art et de représentation, un nouvel outil de mise en scène de soi. Un autre monde s’ouvrait, et l’idéal des Lumières allait avoir une nouvelle guerrière. La photographie allait accomplir ce que les romanciers du XIXème avaient réalisé par les mots, et que les reporters du XXème siècle allaient porter à son apogée : faire voir le monde, ses petites gens et ses gens illustres, ses oubliés, ses déplacés, ses vendeurs de rêve et ses vendeurs de mort, ses beautés et ses naufrages. Montrer le monde tel qu’il est pour pouvoir envisager le monde tel qu’il devrait être.
Qu’avons-nous fait de cet idéal ? Nous nous sommes gavés. Et nous l’avons perdu, comme nous perdons le goût des fruits à force de les manger hors saison. De l’image, vous nous en donnez. Partout et tout le temps. Pas un coin de rue, pas un abribus, pas un couloir de métro, pas un bord de route épargné par elle. Vous régnez sans partage. Vous avez inventé ces bébés dauphins mourant de déshydratation d’avoir été exhibés pour que des centaines de personnes puissent prendre la même photo. Vous avez inventé les files d’attente interminables devant des sites naturels pour prendre un selfie qui finira sur instagram, les tableaux des musées encombrés par ceux qui vont réaliser ce cliché d’une banalité confondante. Vous venez même troubler les moments de recueillement devant les cercueils. Les politiciens ou les stars entrant dans une pièce où attendent leurs fans sont accueillis par des dos et des bras brandissant des écrans où vous ajustez la focale. Les chanteurs et les comédiens tentent de se concentrer face aux petites lumières bleues qui ne capteront d’eux qu’une ombre. C’est aujourd’hui un malheur que d’être belle pour une église ou une mosquée, car alors elles ne connaîtront plus ni silence ni paix. Le trop-plein d’images nous coupe de l’expérience des lieux et des paysages. Nous savons visiter et prouver que nous y étions. Savons-nous encore rencontrer les pays, les monuments les paysages, les œuvres ? Ou finissent-ils par tous se ressembler dans notre mémoire : une succession de beautés que nous avons photographiées. Qui peut dire le souvenir qu’elles ont chatouillé, le sentiment qu’elles ont éveillé, le frisson ou la paix qu’elles ont provoqué ? Vous nous aviez fait la promesse de pouvoir dire Ceci existe ! et de nous émerveiller. Nous voici à dire J’y étais ! et à en jouir.
Et en créant l’humain qui voit tout et ne regarde rien, vous avez créé l’humain qui sait et qui n’agit pas. Car vous allez me dire que grâce à vous nous partageons aussi les forêts qui brûlent, les enfants qui pleurent aux frontières, les manifestants réclamant leurs droits. Nous cliquons, et cela … et cela quoi ? Cela en fait parler. En vous alliant à la force de propulsion d’internet, vous avez forgé la première langue que nous parlons quand nous voulons faire changer les choses : Il faut partager ! C’est-à-dire poster, reposter, entrer des hashtags, et passer quelques heures devant son écran seul dans sa chambre à récolter les clics. Espérer faire pression, retenir l’attention. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : je ne dis pas que vous êtes inutile. Toutes les armes sont bonnes pour livrer un combat. Mais dans le flux constant, vos images deviennent banales. Et parce que les hommes ne se réunissent plus, parce que vous leur faites croire qu’un clic suffira à lui donner l’impression d’avoir fait, vous nourrissez ce que vous prétendez combattre. « Qu’ils partagent les photos avec leurs amis, tant qu’ils ne déferlent pas sur nos usines », diront certains puissants.
Je sais que vous accompagnez encore les photographes qui arpentent souvent à leurs frais les derniers écrins de la beauté du monde et les terrains de guerre, qu’elle se joue avec des mitraillettes ou des pesticides, dans des pays lointains ou dans nos rues. Ces dinosaures de l’image ont toute mon admiration, car leur outil de travail, tout le monde le pratique aujourd’hui. Mais ce qu’ils ont et que nous n’avons pas, c’est le regard. Ils ont le temps, la patience, la confiance, le flair, qui fera le cliché devant lequel on se dira qu’il parle mieux que les mots. Ils nous montreront un enfant échoué sur une plage turque, le ventre plein de plastique des albatros, le corps malade d’une fillette vivant près des champs de Monsanto. Ils nous les montreront, nous serons émus, nous partagerons et puis… et puis quoi ? Boycott de tous les produits de plastique ? Soulèvement général pour exiger la résolution de conflits ? Marches sur les champs de Monsanto ? Point du tout. « J’ai partagé, j’ai fait ma part. »
L’image est-elle encore une arme pour faire changer les choses ? Il se peut que votre enfant chérie soit déjà en train de perdre son pouvoir de séduction. Un javelot reste très tranchant, mais en 1914, toute utilisation du javelot aurait été risible et inefficace. À chaque événement important qui surgit, on trouve 10, 20, 50 photos. On en a vu, des tsunamis, des forêts qui brûlent, des glaciers qui fondent. Et nous en verrons encore. Les médias relayent la même information, qu’ils soient mainstream ou alternatifs. Les témoignages s’entassent et les bonnes et mauvaises nouvelles récoltent leur part d’émoticônes fâchés ou souriants. Je me demande s’il ne faudrait pas revoir en profondeur ce que nous, professionnels de l’expression et de l’information, donnons à voir. Si nous n’avons pas oublié que, dans les interstices du quotidien, il y a bien des choses à montrer, moins spectaculaires, mais aussi importantes que les grands événements. Ce que les grands auteurs et les grands photographes des siècles passés ont su exprimer. Ne pourrait-on pas se fixer comme objectif de donner à voir les contradictions, les espoirs avortés et les combats quotidiens des enfants de ce monstre que nous nommons néolibéralisme, société de consommation, qui les nourrit et les écrase en même temps.
Si les lecteurs pouvaient nous aider à y voir plus clair ! À créer de nouveaux contenus, à proposer de nouvelles manières de dire le monde pour être efficaces… Si nous pouvions les rencontrer, ces lecteurs que nous ne voyons jamais ! Si l’image devenait dans nos rédactions autre chose qu’un appât pour suspendre la glissade du pouce et récolter le clic. Jusqu’où pensez-vous nous conduire dans la croissance infinie du flux d’images ?
Mais je vous ai assez critiqués et voici le temps de vous présenter mes vœux. Je vous souhaite de retrouver votre juste place parmi les autres formes d’expression que vous écrasez. Que les voix puissent à nouveau exister autant que les images. Que nous puissions à nouveau entendre la paix des églises tout en admirant la beauté de leur pierre. Que chacun garde d’un paysage le souvenir unique qui ne pourra jamais être partagé, et qu’en fermant les yeux il s’y retrouve. Qu’une photo partagée nous pousse à nous réunir pour parler de la réalité qu’elle dévoile, au lieu de nous enfoncer plus loin dans la solitude de nos écrans. Vous êtes comme les puissants de ce monde qui ignorent qu’ils gagneraient en grandeur s’ils se mettaient à servir quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes. Car c’est ainsi que nous nous souvenons des grands Hommes.
J’attends le jour où on ne vous rencontrera plus que dans un musée. J’ose espérer que c’est ce qui vous attend, comme toute technologie de l’histoire humaine. Je ne sais si on regardera avec effroi ou admiration cette époque où l’idéal des Lumières fut abattu en plein jour par un silencieux. Cela dépendra de ce qu’il restera de l’Homme.
Lettre aux capteurs d’images par Sarah Roubato pour Mr Mondialisation