Une application smartphone pourrait bien renverser le rapport de force, sans violence, entre civils et forces de l’ordre. Lancée par L’ACLU California jeudi dernier, cette « Mobile Justice » permet de relater en temps réel tout incident qui surviendrait entre civils et policiers. Une petite révolution qui n’est pas au goût de tout le monde alors même que les incidents et bavures policières sont au centre d’une forte indignation dans la population, particulièrement dans la minorité afro-américaine.
En 1991 George Holliday assiste à une scène de lynchage perpétrée par des officiers de police de Los Angeles sur un homme, Rodney King. Ce témoin direct décide d’enregistrer les images et les vend pour 500 dollars à une chaîne de télévision locale, KTLA : c’est une première en matière de vidéo virale, et les médias du monde entier ont les yeux braqués sur les bavures policières aux USA.
Bien conscient du rôle qu’ont les vidéos amateurs en terme de surveillance-citoyenne et de leur impact manifeste quant aux violences policières, l’UCLA va lancer une application téléchargeable gratuitement par les citoyens américains. Dévoilée le 30 avril dernier, l’application permet à ses utilisateurs d’enregistrer et de transmettre instantanément toute activité suspecte de la police : la vidéo est alors automatiquement mise entre les mains de l’association qui s’engage à protéger ces images, en dépit de toute confiscation du smartphone par les forces de l’ordre.
« Nous voulons que puissent être multipliées le nombre de caméras qui pourraient – à tout moment – être braquées sur les policiers » affirme Hector Villagra, directeur exécutif de L’ACLU de Californie du Sud. « Ils se doivent de savoir, que tout ce qu’ils peuvent faire peut être visionné dans le monde entier ».
Néanmoins, certains doigts se lèvent déjà à l’idée qu’une association de défense des libertés civiles collecte un certain nombre de preuves à l’encontre des abus potentiels de la police :
Laurie Levenson, professeure à la Layola Law School, pointe le fait que filmer ce genre de scènes engendre des atteintes à la vie privée, non pas tant pour l’utilisateur de l’application, que pour la personne filmée. L’enseignante corrobore la « grande ironie » qui entoure l’UCLA, elle qui s’est longtemps clamée bienveillante à l’égard de la protection de la vie privée, et qui dorénavant encourage la capture d’image(s), sans autorisation. Elle souligne que « tout le monde veut pouvoir garder un œil sur la police. Mais [que] durant ces incidents, l’interaction entre les forces de l’ordre et la personne impliquée a lieu durant les plus fâcheux moments de leurs vies ».
Les auteurs de l’application rétorquent que l’association ne dévoilerait aucune de ces vidéos, à moins que l’une d’entre elles ne vienne attester un dysfonctionnement majeur, qui mériterait l’attention publique. « De toute évidence, une altercation avec un agent de police n’est pas le moment le plus glorieux de la vie de quelqu’un » mais que « lorsque l’on considère le droit de pouvoir filmer la police en exercice, qui [est un droit] reconnu par le 1er amendement, c’est ce dernier qui l’emporte » témoigne Peter Bibring, leur avocat.
Le débat national qu’engendrent ces violences policières sont indubitablement mises en lien avec les problématiques raciales du pays. Certaines vidéos ont par exemple nourri un tollé de protestations à Ferguson dans le Missouri en août 2014 : les citoyens se sont indignés face aux bavures parfois mortelles – comme ce fut le cas avec Michael Brown – des officiers de police envers des citoyens Noirs-Américains.
Mais ce sont peut-être les séquences dramatiques du 4 avril dernier provenant de Caroline du Sud qui ont ébranlé le plus le peuple américain : sur les images, on pouvait voir l’officier Michael Slager tirer plusieurs coups de feu sur Walter Scott, une personne afro-américaine qui tentait de s’enfuir. Aussi, le policier avait initialement déclaré aux enquêteurs que la raison de son acte était la légitime défense – le jeune homme s’étant emparé de son Taser. Cependant, peu de temps après que la vidéo eut été dévoilée, le policier fut inculpé pour homicide.
Autre élément marquant dans cette problématique concerne la possibilité réelle ou non de filmer des policiers en exercice. Le mois dernier à Los Angeles, un député fédéral de la United States Marshals Service s’est emparé violemment du téléphone portable d’une femme qui était en train de le filmer. Le téléphonique fut brisé ainsi que toutes tentatives de capturer des preuves.
Peter Bibring s’exprime sur cette épineuse problématique : « Comme nous avons pu le constater dans les gros titres, durant les quelques derniers mois, les enregistrements amateurs ont été un moyen crucial de dénonciation des abus de la police ». L’avocat de l’ACLU attire aussi l’attention sur le fait que les populations ont vu « un certain nombre d’incidents retentissants » et que « des tirs et homicides illégaux n’auraient jamais été mis en lumière si quelqu’un ne s’était pas saisi de son smartphone. » En résumé, filmer la police pourrait non seulement être utile à la justice, mais jouerait un rôle dissuasif pour les policiers qui seraient adeptes de la violence injustifiée.
Concernant le fonctionnement de l’application – qu’il s’agisse d’Androïd ou Apple – une fois qu’une séquence est captée par l’appareil, elle est automatiquement transférée sur le serveur de l’ACLU via 3G/4G et enregistrée sur le téléphone de l’utilisateur. Une fenêtre de rapport textuel apparaît ensuite et permet à la personne de relater par écrit, ce dont elle a été témoin (avec la possibilité de rester anonyme si elle le souhaite). Selon les déclarations officielles de l’ACLU, une équipe juridique se charge ensuite de classer les rapports et analyse plus consciencieusement chaque vidéo qui serait susceptible de révéler un incident grave entre policiers et civils. Le vidéo reste la propriété exclusive de celui qui a filmé la séquence… En revanche, selon les termes et conditions d’utilisation de « Mobile Police », l’association sera tout de même en mesure de redistribuer ces images dans un but non-lucratif.
Patrisse Cullors, présidente du centre californien Ella Baker qui œuvre pour les droits de l’Homme aux USA, affirme que l’application de l’ACLU ne fait qu’engager avec encore plus de pertinence la force des images, cette force dont Holliday avait pu le premier mesurer l’impact il y a 25 ans. Pour la jeune femme, la prolifération des smartphones a le pouvoir de conférer à encore plus de personnes, la possibilité de demander des comptes aux services de police, lorsqu’il y a bavure : « Nous vivons une période où l’abus de pouvoir est remis en cause et bien souvent questionné, ce qui par conséquent, ne sera plus longtemps ignoré ».
En définitive, c’est surtout la façon dont les lois seront appliquées qui viendra questionner l’impact réel de cette application. Il convient aussi de pouvoir s’interroger sur le rôle des caméras de sécurité qui sont déjà présentes dans l’espace public : ont-elles quelque effet lors des graves dérapages des policiers contre les civils ?
Jim Mcdonnell, shérif du comté de Los Angeles, estime avec une grande lucidité que : « Dans notre société, les gens ont le droit de filmer la police » et que « les officiers policiers ainsi que les shérifs adjoints s’habitueront en tous lieux a voir des gens munis de caméras ». Une telle application devrait-elle voir le jour en Europe et surtout en France, où se produisent fréquemment des bavures policières (dix-huit décès impliquant des policiers ont été recensés en 2012, selon l’enquête de BastaMag) ? Le débat est ouvert…
Source : latimes.com / Traduit et adapté par Mr Mondialisation