Le temps n’est jamais devenu aussi précieux qu’aujourd’hui, et sa spéculation a rendu nos sociétés occidentales schizophrènes. En 1970, à travers les mots, Michael Ende (1) donnait au temps une teinte dorée et une texture cuivrée que l’on peut faire fructifier. Mais très vite la valeur du temps se raréfie contraignant les épargnants à rentrer dans la torpeur… À la rencontre de Momo un roman jeunesse engagé et atemporel à destination de tout jeune ou moins jeune citoyen !
La première édition parait en allemand en 1973 sous le titre de Momo ou l’étrange histoire des voleurs de temps. C’est surtout l’histoire intelligemment critique de cet enfant qui rendit aux gens le temps qui leur avait été volé (2). Très vite, Michael Ende, également auteur du fameux roman fantastique « Une histoire sans fin » adapte le roman à l’opéra et au théâtre. Nous sommes en 1978. De son côté, Johannes Schaaf, cinéaste allemand, réalise un film éponyme en 1986. En 2001, une version animée, produite par l’italien Enzo D’Alo, replonge les jeunes dans l’univers fantastique de Michael Ende. L’histoire de Momo est aujourd’hui atemporelle. Elle ose critiquer intelligemment certains rouages de la société productiviste où l’omniprésence du contrôle du temps est devenue une composante inévitable de la société moderne axée sur l’accumulation des biens et du capital.
Graffiti dans Stuttgart / trierdailyphoto.blogspot.jp
Cette histoire est celle de Momo, une fillette aux cheveux bouclés, au teint allé et aux vêtements abimés. Elle abrite un amphithéâtre en ruine situé au bord d’un vieux village. L’un de ces petits villages où le pain croustille le matin, où l’odeur de la tarte aux cerises parfume les ruelles, et où les personnes flânent le long des sentiers parsemés de marguerites. Un village dans lequel le laitier palabre avec le charcutier, où les terrasses des cafés ne désemplissent pas de la journée, où les inquiétudes du « monde moderne » semblent si loin. Dans ce patelin aux allures poétiques, Momo prête l’oreille à tous les habitants. Cette qualité lui attire de nombreux amis – enfants et adultes – dont Beppo, balayeur des rues, et Gigi, guide touristique. Elle découvre que le temps libéré permet à l’imagination et à la créativité de se manifester et aux petits problèmes du quotidien de se résoudre.
Mais très vite le temps se gâte lorsque de mystérieux hommes habillés en gris investissent le village. Sous couvert d’appartenir à la Caisse d’Épargne du temps, ils persuadent les villageois d’économiser leur temps pour ainsi le faire fructifier. Dès lors, les montres investissent les poignets, le superflu est traqué, les discussions entre amis ne sont plus et la créativité des enfants se dissipe. Progressivement, les gens deviennent pressés, nerveux, voire colérique. Le village perd de sa chaleur, de sa gaieté et de son atmosphère colorée. La teinte grise envahit le paysage. Malgré le changement, Momo fait de la résistance; les hommes en gris tentent alors d’occuper son temps par des jeux mécaniques capables de converser et de réagir comme des personnes. Mais rien ne parvient à éloigner Momo de son intérêt pour ses amis qui finissent par succomber un à un. Aidée de Cassiopée la tortue, Momo se rend dans la maison de Maitre Hora, professeur du Temps capable d’arrêter celui-ci et d’entrevoir le futur. Par son intermédiaire, elle espère ainsi tirer ses amis de la torpeur.(3)
Illustration : le monde d’Ileana / ileanasurducan-fr.blogspot.jp
L’auteur traite avec légèreté du temps – ressource précieuse – qui nous échappe. Tout en étant fantastique, le roman dépeint un monde assez réaliste ; le lecteur déambule alors entre récit fictif et réflexion esthétique. La conjonction du progrès technologique et de la suprématie du modèle néolibéral fondé sur le toujours plus – plus de travail, plus d’argent, plus de consommation – a provoqué ce que certains appellent « la crise du temps » des sociétés modernes occidentales (4). Cette « crise » se traduit par le temps croissant que l’on consacre à la production – sous-entendu au travail – et la consommation (5), aux dépens du temps personnel comme celui nécessaire pour dormir. En occident, un adulte moyen dormait dix heures par nuit au début du XXe siècle, puis huit heures dans les années 1950. Aujourd’hui, la moyenne serait de six heures et demie.(6) La plupart des personnes sont prises, parfois même sans le savoir, dans une course frénétique contre la montre ; le travail les encourage à consommer toujours plus de biens et de services susceptibles de pallier leur manque de temps.
Le dogme « time is money » (7) n’a jamais été autant dominant qu’en ce début du XXIe siècle alors que la modernité est sensée alléger les corvées du quotidien et libérer du temps libre. Mais voilà, les outils modernes sont couteux, le capital n’est pas partagé équitablement et l’obsolescence programmée des objets demande un entretien voire une consommation régulière : le consommateur est contraint de travailler « éternellement » afin d’être à même de toujours consommer ces mêmes biens et services. Bienvenue dans une nouvelle ère, celle du temps consacré essentiellement à la production et à la consommation. Toutefois, à l’échelle individuelle et collective, on observe des prises de consciences ponctuelles et locales au potentiel de générer des mouvements de résistance – l’art de prendre son temps – à l’accélération : Slow Food, Décroissance, Simplicité Volontaire…
Ce roman s’adresse aussi bien aux plus jeunes qui s’imagineront vivre les aventures de Momo, qu’aux moins jeunes qui apprécieront la portée philosophique du texte. Certains diront qu’il est un brun moralisateur avec son petit côté « le bon vieux temps », mais le roman s’inscrit dans le mouvement hypercritique du post-modernisme des années 70. Néanmoins, il est loin d’avoir fait son temps. À dévorer.
Couverture de livre Momo / welshlibraries.org
1 Michael Ende (1929 – 1995) est né en Allemagne d’un père surréaliste et d’une mère bijoutière. Il séjourne quelque temps à Genzano près de Rome où il écrit Momo. Pour l’auteur : « Momo est un témoignage de gratitude à l’Italie ». Toutefois, il est connu pour L’Histoire sans fin écrit en 1979. « Momo (roman) », dans Wikipedia.org. Lien URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Momo_%28roman%29 (site consulté le 22 novembre 2015).
2 Le titre allemand d’origine est Momo, oder Die seltsame Geschichte von den Zeit-Dieben und von dem Kind, das den Menschen die gestohlene Zeit zurückbrachte.
3 UMBRECHT Bernard, « Michael Ende », dans Lesauterhin.eu. Lien URL : http://www.lesauterhin.eu/michael-ende-3-momo-ou-letrange-histoire-des-voleurs-de-temps-et-de-lenfant-qui-rendit-aux-hommes-le-temps-quon-leur-avait-vole/ (site consulté le 22 novembre 2015).
4 Cité par LE GOUEZ Brigitte, « Elogio della lentezza. L’Italie et la « crise du temps », dans chroniquesitaliennes.univ-paris3.fr. Lien URL : http://chroniquesitaliennes.univ-paris3.fr/PDF/Web29/Web29-1-LeGouez.pdf (site consulté le 26 novembre 2015).
5 A ce propos, lire ILLICH Ivan, La Convivialité, Seuil, 1973, p. 158 (Points Essais).
6 BAILLARGEONS Stéphane, « L’idéal capitaliste du 24/7. Comment l’économie part à l’assaut du sommeil » dans ledevoir.com. Lien URL : http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/454602/l-ideal-capitaliste-du-24-7 (site consulté le 24 novembre 2015)
7 Ce proverbe est présent dans l’œuvre de Benjamin Franklin, Almanach du pauvre Richard.