On a interviewé #Datagueule : « S’il y a un seul endroit où commencer à faire démocratie, c’est ici »

Tout le monde connait désormais #Datagueule et ses vidéos courtes, percutantes et accessibles gratuitement, disséquant les grands phénomènes sociaux, économiques et politiques de notre temps en les mettant en perspective avec chiffres, sources et statistiques. Depuis un an, l’équipe travaille à la réalisation d’un long format intitulé « Démocratie(s) ? » et financé part plus de 7819 personnes. Pendant 90 minutes, les spectateurs sont emmenés en France, mais aussi en Grèce, en Islande, en Belgique ou encore en Espagne, à la rencontre des citoyens et des citoyennes qui travaillent à insérer plus de démocratie dans leur quotidien. Henri Poulain, Julien Goetz et Sylvain Lapoix nous expliquent pourquoi et comment ils ont abordé le sujet.

Mr Mondialisation : La « Démocratie », est-ce une « data » comme les autres ?

#Datagueule : La démocratie, c’est l’inverse d’une data. Une donnée, c’est un précipité de réel, quelque chose de figé dans la mesure et la collecte qui en est faite. La démocratie, c’est vivant, c’est humain, c’est la diversité réunie et l’espace qui se forme entre celles et ceux qui la constitue. Le philosophe Jacques Rancière que nous avons interviewé le dit très bien “c’est quelque chose qui doit se réinventer sans cesse”. Les datas constituent des outils très pertinents pour analyser des systèmes, des mécanismes, des choses extérieures aux êtres dont ils deviennent seulement l’objet. Ces mêmes données peuvent être utiles pour penser autour de la démocratie, notamment les failles ou les manquements qui nous en éloignent. Mais pour capturer le sens du mot “démocratie”, ce qui n’est que mouvement et humanité, il nous a fallu sortir de cette vision parfois partielle et froide pour aller vers des gens qui vivent ce principe.

Crédit image : #Datagueule

Mr Mondialisation : En quoi est-il légitime, aujourd’hui, de questionner le caractère démocratique de nos institutions ?

#Datagueule : Se poser la question, c’est déjà tester le caractère démocratique d’un régime : un système politique qui juge qui est légitime ou pas à le critiquer s’éloigne déjà du principe démocratie. Toutes les époques ont connu cette nostalgie d’un âge d’Or, un “c’était mieux avant” politique. Même les Athéniens et Athéniennes, qui sont un peu la tarte à la crème de la démocratie à l’occidentale, se plaignaient en leur temps de la perte des valeurs, de l’irrespect des faibles et du manque d’écoute. Ce qui fait que c’est un moment où se poser cette question est important, c’est que le discours sur la démocratie de la part des élites, et même du grand public, atteint une violence terrible. Les un·e·s accusent les électeur·rice·s de mal voter suite au Brexit ou à l’élection de Trump, d’autres se plaignent du “manque de confiance” dans les élu.e.s et certain·e·s suggèrent même carrément de remettre plus d’autorité et de déposséder les citoyen·ne·s de ce qu’il leur reste de voix au chapitre. Ça non plus ça n’est pas neuf. Nous rappelons dès l’ouverture du docu que c’est même dans ce climat de défiance que se sont construits les régimes dits “démocratiques” qui nous gouvernent entre la fin du XVIIIè et le début du XIXè. Mais là où ça devient problématique (et donc important) c’est que cette petite musique se diffuse dans la société et empêche d’envisager autrement la vie collective.

Mr Mondialisation : Peut-on interroger la démocratie sans questionner le régime économique dans lequel nous vivons ?

#Datagueule : Le simple fait de dissocier l’économie et le politique est en soi une illusion d’optique. Une des plus grandes menaces sur la démocratie qui nous est apparue durant l’enquête et nos rencontres, c’est précisément la confusion entre les intérêts privés d’acteurs économiques et l’intérêt général dont nos représentant·e·s sont les dépositaires. La corruption en démocratie, ce ne sont pas que les valises de billets, même si c’est très romanesque. La corruption commence au moment où un·e élu·e s’appuie sur autre chose que l’intérêt des citoyen·ne·s pour exercer le pouvoir qui lui est confié. Le chantage à l’emploi nuit à la démocratie, le lobbying des fabricants de pesticides nuit à la démocratie… Et pour prendre un exemple qui est évoqué dans le film : la pression des pêcheurs islandais qui ne veulent pas perdre leur pouvoir économique a fait barrage à un grand projet de Constitution démocratique. Mais dès lors que celles et ceux qui construisent les règlements et les institutions sacralisent la liberté d’investir ou élèvent le PIB au rang de priorité politique, elles et ils créent les conditions de cette confusion. Le principe démocratie repose sur l’égalité et, donc, sur une solidarité qui n’est clairement pas compatible avec l’économie de marché telle qu’elle est défendue par la plupart des acteurs économiques.

Crédit image : #Datagueule

Mr Mondialisation : Pour les uns la démocratie est une question de processus politiques qui se fondent sur la reconnaissance de droits fondamentaux, la séparation des pouvoirs et des élections, alors que pour les autres, ces premiers éléments oublient le cœur, c’est-à-dire les citoyens et les citoyennes. Il y a-t-il un grand mal entendu ?

#Datagueule : Il n’y a rien d’étonnant à ce que beaucoup croient que la démocratie se réduit à quelques institutions et au vote puisque c’est ainsi qu’elle est le plus souvent présentée. Quand nous préparions ce docu, beaucoup de personnes à qui nous en parlions pensaient tout de suite que nous irions creuser du côté des référendums, du tirage au sort, de la proportionnelle, etc. Autant de mécanismes qui éloignent les citoyen·ne·s de la participation aux débats. Mais comment penser autrement quand le traitement des questions politiques se résume à des enjeux d’ego qui sont tranchés par la convocation aux urnes tous les cinq ans ? La démocratie, c’est une façon de vivre ensemble, de s’écouter et de faire des choix. Il n’y a pas des cadres réservés où on pourrait faire ces choix et d’autres où ça serait interdit. Une entreprise, un quartier, un immeuble ou même une famille peuvent être des lieux démocratiques si on y réfléchit. Et c’est en expérimentant cette manière d’être au sein d’un groupe que l’on fait démocratie. C’est un principe mais c’est aussi une émotion. Sauf que, pour la sentir, il faut sortir de l’isoloir et aller vers les autres.

Mr Mondialisation : On ne peut que constater l’éloignement progressif de la population vis-à-vis de ses dirigeants. Mais peut-on vraiment attendre des personnes au pouvoir qu’elles répondent à la méfiance et aux aspirations d’une part grandissante de la population pour un renouveau démocratique ? Vers où peuvent regarder ceux qui sont à la recherche « d’autre chose » ?

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#Datagueule : Le plus grand risque face à ce dégoût légitime pour les élites, c’est d’attendre. Le grand soir, le sauveur, ou n’importe quelle autre chose “extérieure” qui nous sortirait de l’immobilisme et de l’emprise de ces institutions. Pour trouver de l’énergie, il y a mille exemples fantastiques et vivants. Ceux que nous proposons dans le film, mais aussi une foule d’autres expériences : l’usine autogérée par les ex-Fralibs à Gemenos devenue désormais Scop-ti, la municipalité de Saillans qui a bouleversé le rapport entre élu·e·s et administré·e·s, les expériences de jurys citoyens au Canada, les budgets participatifs au Brésil … mais sans aller aussi loin, il suffit de regarder où vous êtes. Votre entreprise, votre quartier, votre groupe d’ami·e·s. Jacques Rancière a cette expression magnifique, il dit que celles et ceux qui expérimentent font “des trous dans le présent”. Parfois ils les consolident, parfois ils les rebouchent et ils vont en faire ailleurs. Mais s’il y a un seul endroit où commencer à faire démocratie, c’est ici. Et s’il ne devait y avoir qu’un seul moment, ce serait maintenant.

Crédit image : #Datagueule

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