Pendant des décennies, la Chine a été l’une des principales destinations de recyclage, de réutilisation et d’élimination des déchets du monde entier, en particulier des pays développés. En tête de liste des exportateurs ? L’Europe, les États-Unis et le Japon. Une étude de Science Advances révèle que depuis 1992, plus des deux tiers des déchets plastiques du monde ont terminé leur route en Chine, et plus des trois quarts depuis la rétrocession de Hong-Kong à la Chine en 1997. Et c’est juste en ce qui concerne le plastique. En 2016, parmi les 15 millions de tonnes de déchets plastiques, les 16 millions de tonnes de papiers usés et les 2 millions de tonnes de matières textiles usées, environ 40% ont été déposés en Chine. État des lieux d’un monde qui ne peut désormais plus compter sur la Chine pour camoufler son mode de vie polluant.
La Chine, pourtant déjà aux prises avec de nombreuses problématiques environnementales, assumait jusqu’il y a peu le rôle de poubelle du monde. En juillet 2017, le gouvernement chinois annonçait son premier plan de limitations. Dans le cadre de la « National Sword Policy » (Politique de l’Épée Nationale), des mesures ont été progressivement mises en place pour restreindre les importations de déchets. Depuis le 1er janvier 2021, celles-ci sont définitivement interdites et concernent tous les types de résidus. En d’autres termes, le marché des déchets recyclables voit se retirer l’un de ses principaux acteurs. C’est un véritable bouleversement pour l’économie circulaire mondiale. Mais il est encore difficile à l’heure actuelle de déterminer si ce changement se révélera positif ou négatif sur le plan environnemental. Certaines conséquences déjà visibles peuvent cependant mettre la puce à l’oreille.
Pourquoi la Chine a-t-elle importé autant de déchets, et pourquoi s’arrêter ?
L’appétit de la Chine pour les déchets étrangers a augmenté parallèlement à la croissance de son économie. Cette croissance rapide a entraîné une forte demande de matières premières dans pratiquement tous les secteurs industriels et les déchets recyclables remplissaient ce rôle à moindre coût. Devenue entre temps la deuxième économie mondiale, la Chine se concentre désormais de plus en plus sur son développement intérieur. Or, si le recyclage a pu être un fournisseur de matières premières bon marché pour les industriels chinois, son processus produit également son propre lot de déchets et de pollution à traiter. Les propos du secrétaire général de la China Scrap Plastic Association, recueillis par le Global Times en 2017, le rappelaient : « Les déchets sont à la fois une ressource et une source de pollution. Dans le passé, lorsque la Chine avait besoin de développer son économie, elle en profitait, mais ignorait dans quelle mesure cela pouvait en même temps polluer l’environnement » .
Dès lors, au cours de la décennie 2010, la Chine a mis en place des premières politiques de protection de l’environnement s’appuyant sur des restrictions d’importations de déchets étrangers. Bien que ce soit à la National Sword Policy de 2017 qu’on doive les dernières mesures, notons que dès 2013, la « Green Fence » (Barrière Verte) – une initiative de 10 mois visant à empêcher l’importation de cargaisons non-triées de déchets recyclables – avait déjà procédé à des restrictions d’importations et ainsi empêché l’entrée de 58 800 tonnes de détritus étrangers dans le pays, selon l’agence de presse Xinhua.
C’est toutefois fin 2017 que le gouvernement chinois annonce enfin l’interdiction de
l’importation de 24 types de déchets répartis dans 4 catégories : déchets plastiques (dont le recyclage nécessite beaucoup d’eau et génère des polluants atmosphériques nocifs), papier usé (dont le recyclage génère beaucoup d’eaux usées), déchets textiles, et les déchets de vanadium (un métal notamment utilisé dans la production de fer et d’acier et dont le recyclage génère des tonnes d’eaux usées et de polluants atmosphériques). La rupture était actée.
Ces mesures mises en œuvre dès début 2018 ont été suivies par d’autres. Janvier 2019 : le ministère chinois de l’Écologie et de l’Environnement annonçait ainsi l’extension de ces mesures à d’autres déchets : 32 types de déchets recyclables et réutilisables étaient désormais concernés, notamment les plastiques post-consommation tels que nos
bouteilles de shampoing ou de soda. Les conséquences sur les importations de déchets chinois ont été radicales : baisse de 95,4% des importations de déchets plastiques entre 2017 et 2018 selon une étude publiée dans Nature, et baisse de 41% des importations de déchets entre 2019 et 2020 selon le Ministère chinois de l’Écologie et de l’Environnement. Allant de pair avec cette forte diminution ? Celle des flux du commerce de déchets dans le monde : dès 2018, on peut lire une chute générale des exportations de déchets plastiques de 45,5%. Mais où terminent les déchets des pays industrialisés ?
Une vive réaction du monde occidental.
Il ne fait aucun doute que ces mesures ont eu un impact considérable sur les pays du monde entier, en particulier les États-Unis, le Japon, l’Australie et les pays européens. L’Union Européenne exportait en effet la moitié de ses déchets plastiques à l’étranger, dont 87% à destination de la Chine de manière directe ou indirecte (c’est-à-dire via Hong Kong), selon un rapport de l’International Solid Waste Association.
Le monde occidental avait, de fait, vivement réagi à l’annonce des premières restrictions fin 2017. Aux États-Unis, l’Institute of Scrap Recycling Industries (ISRI) avait ainsi qualifié l’impact des mesures chinoises de « dévastateur » et de « catastrophique » . En Europe, le président de l’ONG Bruxelloise Bureau of International Recycling, Arnaud Brunet, soulignait dans une lettre adressée à l’OMC « l’impact grave qu’une telle interdiction aurait sur l’industrie mondiale du recyclage ainsi que sur la production domestique chinoise s’appuyant sur des matériaux recyclés ». En France, l’inquiétude de la Federec (Fédération du recyclage) portait surtout sur la capacité des recycleurs occidentaux à assumer le travail qu’opérait la Chine.
En effet, la Fédération rappelait, qu’à ce jour, les autres industries de recyclage dans le monde n’ont pas la capacité de traiter les quantités de déchets qui étaient au départ destinées à l’exportation. Pour la Fédération, la mise en place de stratégies pour limiter la production de déchets devra donc se faire « en urgence » . Ainsi, les pays développés, habitués à largement déléguer la gestion de leurs déchets aux pays en développement, se retrouvent depuis 2017 avec des quantités supplémentaires de résidus sur les bras. Pour y faire face, différentes stratégies ont été mises en place, qui sont loin de faire l’unanimité.
Une crise des déchets en Asie du Sud-Est…
Dans un premier temps, ces stratégies ont été plutôt négatives en termes d’impacts sur
l’environnement. Pour commencer, beaucoup de ces déchets ont simplement été redirigés ailleurs en Asie. Selon les données compilées par le Financial Times, entre début 2017 et début 2018, les exportations de déchets plastiques vers l’Indonésie ont augmenté de 56%, les importations vietnamiennes de déchets plastiques ont presque doublé, celles de la Thaïlande ont bondi de pas moins de 1370%, et la Malaisie est devenue le plus gros importateur mondial de déchets plastiques, avec un volume qui a bientôt atteint le double de celui de la Chine et de Hong Kong.
Au total, selon Greenpeace, la région de l’ASEAN (Association des pays d’Asie du Sud-Est, une organisation internationale qui réunit l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, la Thaïlande, le Vietnam, le Laos, le Cambodge, la Birmanie, Brunei et Singapour) a vu ses importations de déchets plastiques augmenter de 171% entre 2016 et 2018. Pire encore, une grande partie des déchets est, selon Greenpeace, étiquetée de manière abusive comme « recyclable » alors que des centaines de tonnes de ces déchets sont constitués de plastique contaminé et d’autres déchets mixtes qui ne peuvent pas être traités. Une partie des déchets s’est donc simplement redirigée dans des régions déjà en proie à des problèmes environnementaux : pollution de l’air, des sols, déforestation, baisse des ressources en eau douce, et pollution plastique déjà également importante dans cette région, comme en témoigne une étude de 2017 publiée dans Nature selon laquelle 15 des 20 cours d’eau qui charrient le plus de matières plastiques se trouvent en Asie, dont six en Chine.
Or, ces problèmes environnementaux que certains aiment imputer à l’Asie sont en partie imputables aux exportations de déchets des pays développés vers ces pays en développement. Dans un rapport d’avril 2019, le Global Alliance for Incinerator Alternatives (GAIA), un réseau d’associations mondial, révèle l’impact catastrophique de ces exportations de déchets plastiques dans les pays d’Asie : réserves d’eau contaminées, récoltes perdues, maladies respiratoires… La gravité de cette situation s’explique en partie par les faibles capacités de gestion de déchets dont souffrent ces pays : on estime que 80 à 90% des déchets plastiques qui y sont traités sont mal éliminés et risquent donc de polluer les rivières et les océans. Les pays développés n’ont donc pas seulement exporté leurs déchets vers l’Asie du Sud-Est, mais également la pollution qui va avec. Une manière de cacher les conséquences du mode de vie consumériste sous le tapis.
La situation n’est pas plus simple dans les pays développés. En effet, lorsque l’exportation n’a plus été possible, une autre solution s’est mise en place pour gérer le surplus de déchet : l’incinération ou l’envoi dans des décharges. En Angleterre, plus d’un demi-million de tonnes supplémentaires de plastiques et autres ordures ménagères ont été brûlées en 2018. La même année, Republic, l’un des plus grands gestionnaires de déchets des États-Unis, dans l’impossibilité d’exporter 2000 tonnes de papier en Chine, les a envoyés à la décharge dans la région du Pacific Northwest. Le nombre de décharges a également augmenté en Australie, où les mesures chinoises ont provoqué une véritable crise de l’industrie du recyclage.
La riposte : les pays d’Asie du Sud-Est ne seront pas un plan B.
Face à cette situation intenable, plusieurs dispositions ont été prises. Premièrement, dans le sillage de la Chine, certains pays d’Asie du Sud-Est vers lesquels s’étaient dirigés les flux de déchets ont récemment eux aussi pris des mesures pour protéger leur environnement. La Thaïlande, après avoir interdit pendant trois mois les importations de déchets plastiques en 2018, a annoncé son intention de rendre cette mesure permanente en 2021. A l’automne 2020, le pays a également mis en place l’interdiction de l’importation de 428 types de déchets électroniques, dont le traitement difficile est extrêmement nocif pour l’environnement et la santé. Le pays n’est pas le seul à avoir réagi.
À la mi-2018, la Malaisie a temporairement cessé d’accorder de nouveaux permis pour l’importation de déchets plastiques. Puis l’année suivante, le gouvernement a annoncé à la presse locale qu’il avait fermé 139 usines de recyclage de plastique depuis juillet 2018, 109 parce qu’elles étaient illégales et les autres parce qu’elles ne respectaient pas les réglementations environnementales en vigueur. Enfin, le pays a commencé à purement et simplement retourner des cargos de déchets à l’envoyeur. Début 2020, la Malaisie avait déjà renvoyé 150 conteneurs de déchets plastiques, dont 43 en France, et Yeo Been Yin, ministre de l’Environnement, annonçait que le pays continuerait sur cette lancée.
Les Philippines ont également adopté cette stratégie de retour à l’envoyeur. Début 2019, le pays a renvoyé en Corée quelque 6500 tonnes de déchets plastiques sud-coréens qui avaient été exportées illégalement vers le sol philippin, et des conteneurs de déchets arrivés du Canada y ont également été renvoyés. Au printemps 2019, l’Inde a annoncé qu’elle interdirait elle aussi les importations de déchets plastiques, tout comme le Vietnam, qui a programmé la mise en place de cette mesure d’ici 2025. Face à l’afflux de déchets, dans les pas de la Chine, l’Asie méridionale réagit donc fermement, engageant la refonte de l’économie circulaire mondiale de gestion des déchets…
Des initiatives dans les pays développés ?
Privés de leurs solutions d’invisibilisation, certains pays développés ont commencé à repenser leurs systèmes. C’est notamment le cas de l’Australie, particulièrement touchée par les mesures chinoises. En effet, le pays comptait très largement sur la Chine et les pays d’Asie du Sud-Est pour traiter ses déchets. Les mesures asiatiques ont donc conduit l’Australie à agir pour faire évoluer sa structure de gestion intérieur. Fin 2020, le parlement australien a ainsi voté une loi interdisant les exportations de certains types de déchets depuis son territoire.
La nouvelle législation va progressivement prohiber les exportations de verre (dès janvier dernier), de plastique et de pneus non-transformés (d’ici 2022), de papier et de carton (d’ici 2024). Des actions suivies d’installations de recyclage nationales pour, notamment, encourager les entreprises à utiliser des produits usagés. Enfin, le gouvernement fédéral a investi 190 millions de dollars australiens pour développer de nouvelles installations de tri, de traitement et de reconditionnement des déchets, et créer au passage plusieurs milliers d’emplois.
Aux États-Unis, les mesures chinoises ont également suscité un regain d’intérêt du gouvernement fédéral pour les questions de recyclage. C’est en tout cas ce que déclarait en 2020 Dylan de Thomas à China Dialogue. Membre du Recycling Partnership, une organisation à but non lucratif cherchant à promouvoir le recyclage, il notait que de nombreuses usines de recyclage américaines qui avaient fermé ont rouvert, et que plusieurs projets de lois sur le recyclage étaient en cours d’étude par le Congrès, ce qui, selon lui, n’aurait pas été possible il y a dix ans.
Au Japon, les mesures asiatiques ont eu moins d’impact au niveau national qu’au niveau des autorités locales et des entreprises. En 2019, The Guardian révélait ainsi quelques unes des initiatives que certaines d’entre elles avaient pu prendre pour limiter la pollution plastique. La ville de Kameoka, près de Kyoto, avait manifesté sa volonté d’interdire à près 800 détaillants de distribuer des sacs en plastique dès 2020. Seven-Eleven Japan avait commencé à vendre des onigiri dans un emballage à base de plantes (en sachant que les 21 000 magasins que la société possède dans le pays vendent 2,2 milliards d’onigiri par an), et avait annoncé le replacement prochain des emballages et sacs de courses en plastique par des emballages et sacs de course en papier ou en matériaux biodégradables.
Les mesures asiatiques de restrictions d’importations de déchets étrangers, en tirant la sonnette d’alarme, semblent donc inciter les pays développés à mettre en place des stratégies de gestion des déchets plus locales et des reconversions écologiques à la source. Mais ces décisions suffiront-elles à endiguer un problème d’ampleur systémique ?
Il est encore trop trop tôt pour conclure à un bilan positif ou négatif des mesures chinoises. Pour cause, la problématique des conséquences de nos modes de vie productivistes et consuméristes dépasse de loin notre seule capacité à gérer nos déchets. Ce qui est certain, c’est qu’elles ont bouleversé l’économie circulaire mondiale, et qu’elles ont attiré l’attention des décideurs sur la façon dont nous gérons nos déchets. À l’heure où la Banque mondiale prévoit que le nombre de déchets produits par la planète augmentera encore de 70 % dans les 30 prochaines années, il est impératif que les pays développés se saisissent de cette opportunité pour entamer une véritable restructuration de l’économie mondiale, de la production à la consommation. Mais ceci sera-t-il possible sans questionner la nature de notre économie fondée sur le mythe d’une croissance infinie ?
Ariane C. & Sharon H.