La 9e édition des Prix Pinocchio, qui s’attachent depuis plusieurs années à dénoncer le greenwashing, s’est ouverte ce 15 janvier. Cette année, c’est le secteur de l’agrobusiness qui est dans le viseur des Amis de la Terre et de la Confédération paysanne, organisateurs de l’événement. Les trois entreprises nominées sont la multinationale spécialisée dans les engrais chimiques Yara, le groupe Lactalis, actif dans les produits laitiers et l’entreprise de viande Bigard. Entre manque de transparence, précarisation des agriculteurs et scandales environnementaux, le public a jusqu’au 19 février pour désigner la pire de ces trois firmes.
Décernés de 2009 à 2015, et après leur retour en 2019, les Prix Pinocchio reviennent cette année encore pour récompenser ironiquement trois des pires entreprises en matière de respect de leurs engagements environnementaux et de greenwashing. A chaque édition, plusieurs firmes sont nominées pour le décalage qui existe entre leur vitrine promotionnelle et la réalité de leurs activités, qui va à l’encontre de la préservation de l’environnement.
L’agrobusiness dans le viseur
En pleine réforme de la Politique Agricole Commune (PAC), qui pousse encore davantage à l’industrialisation du système agricole et à la concentration de la production, les Amis de la Terre et la Confédération paysanne ont décidé de consacrer cette 9e édition à l’agrobusiness. Les deux associations désirent ainsi « rappeler l’importance pour les paysans et les citoyens de la reprise en main de leur modèle agricole et alimentaire afin d’engager une transition qui réponde aux enjeux de climat, d’emploi, de bien-être animal, de biodiversité, de protection des écosystèmes et de dynamique territoriale. » Trois entreprises ont été sélectionnées sur base d’études de cas documentées pour leurs agissements représentatifs du greenwashing (éco-blanchiment) et des abus du secteur.
Bigard, vers un élevage toujours plus intensif
Dans la catégorie “La face cachée de ton steak”, c’est le groupe Bigard qui est pointé du doigt. La firme cherche depuis des années à maximiser sa compétitivité en concentrant l’abattage, en incitant à un élevage industriel intensif et en menant la guerre aux prix bas, au détriment de ses salariés et des éleveurs du secteur, sans parler des conditions d’élevage. Pourtant, Bigard mise sur la sympathie qu’éprouve la majorité des citoyens envers les éleveurs et leurs systèmes d’élevage en plein air pour défendre sa marque, et n’hésite pas à écrire sur son site que « le dialogue avec les employés et leurs représentants est une exigence, qui se concrétise à chaque niveau du groupe ».
Les valeurs de dignité et de fierté affichées par la marque contrastent nettement avec la réalité. Le géant de la viande mène en effet une politique industrielle et sociale de concentration des abattoirs, avec rachat au rabais d’entreprise en santé fragile et fermeture progressive de l’établissement. Bigard maîtrise ainsi désormais près de 50 % des parts de marché de la viande bovine française et s’attache à freiner toute amélioration de la rémunération des éleveurs, alors même que son PDG Jean-Paul Bigard se classe parmi les 200 personnes les plus riches de France avec une fortune estimée à 550 millions d’euros. Rappelons que le revenu moyen des éleveurs de vaches à viande ne dépassait guère 1 000 € par mois en 2018, d’après le Réseau d’information Comptable Agricole. La stratégie affichée de concentration des abattoirs rend par ailleurs plus compliquée le déploiement des circuits courts de commercialisation, qui limitent pourtant les émissions de CO2 et permettent aux éleveurs d’améliorer leurs rémunérations.
Des conséquences dramatiques pour les animaux et l’environnement
La compétitivité si chère à Bigard impacte aussi évidemment la protection des animaux, les transports d’animaux entre leur lieu d’élevage et leur lieu d’abattage étant toujours plus longs, et les opérateurs d’abattoir voyant leurs cadences augmenter. La course aux prix bas modifie en outre la structure des élevages, qui tendent à s’industrialiser pour résister, même à petite échelle. Basés sur un système dans lesquels les animaux n’ont aucun accès au pâturage, ces élevages pratiquent des rations alimentaires faites de céréales parfois importées d’Amérique du Sud, avec des conséquences majeures sur le climat. Le regroupement d’un nombre important d’animaux sur une surface réduite contribue également à la pollution de l’eau, de l’air et au dérèglement climatique.
Malgré ces pratiques révoltantes, aucun gouvernement ne semble avoir eu la volonté politique de s’attaquer au géant de la viande, ni même de remettre en cause le moindre de ses privilèges. En réalité, Bigard touche des dizaines de millions d’euros d’aides publiques chaque année, essentiellement sous forme de Crédit d’Impôt Compétitivité Emploi (CICE). Le géant de la viande profite aussi des largesses diplomatiques de la France, comme en acceptant gracieusement l’invitation du président Emmanuel Macron à un voyage en Chine afin d’être aidé à y vendre ses produits.
Yara, une agriculture intelligente face au climat ?
Dans la catégorie “Les engrais chimiques, c’est magique”, c’est l’entreprise norvégienne Yara qui se voit pointée du doigt pour sa promotion d’une “agriculture intelligente face au climat”. Son discours se fonde sur le soutien aux agriculteurs pour améliorer encore plus leurs rendements afin de nourrir la planète, le tout en préservant l’environnement et le climat. Mais si avec ce discours bien rodé et relayé à l’aide d’un lobbying intense, Yara se présente comme une entreprise porteuse de solutions face à la crise climatique, il s’agit en réalité d’un acteur largement responsable de celle-ci.
Les engrais chimiques de Yara sont en effet un véritable cocktail nocif pour le climat, l’environnement et la santé. Au niveau mondial, les émissions de gaz à effet de serre de la multinationale ont augmenté de 20 % entre 2009 et 2017. L’industrie des engrais est largement dépendante de l’industrie des énergies fossiles, nécessaires dans le processus de fabrication. À ce jour, Yara est ainsi le premier acheteur de gaz fossile en Europe. Le recours aux engrais chimiques de synthèse à base d’azote, secteur dans lequel Yara est leader en France, est également à l’origine d’émissions de protoxyde d’azote, un puissant gaz à effet de serre émis non seulement dans les champs, mais aussi lors de la phase de production dans les usines.
Pollution et précarisation des paysans
Les engrais chimiques azotés composés d’ammoniac émettent également des particules fines particulièrement nocives pour la santé (asthme, maladies respiratoires, allergies, accidents cardiovasculaires) et les milieux naturels. Le ruissellement des engrais et des nitrates qu’ils contiennent joue aussi un rôle majeur dans l’appauvrissement en oxygène de l’eau, qui détruit la biodiversité. Cette pollution de l’air et de l’eau se retrouve aussi sur les sites de production des engrais, comme en Loire Atlantique, à Montoir-de-Bretagne, où Yara continue de contrevenir aux règles environnementales malgré les mises en demeure de l’État français.
Avec sa stratégie de concentration du secteur des engrais chimiques, dont découle un prix plus élevé des matières premières et une plus grande volatilité des prix agricoles, Yara contribue en outre largement à la précarisation des paysans. Le recours aux engrais de synthèse ne cesse en effet d’augmenter, créant une dépendance toujours plus forte des agriculteurs aux intrants chimiques, dont les dépenses représentent 14,1% en moyenne des consommations d’une ferme en France en 2019. Et ces prix connaissent des hausses démesurées. Une étude de l’International Food Policy Research Institute a ainsi montré qu’entre 1970 et 2002, le prix des engrais en Europe de l’Ouest avait bondi de 123% et que cette augmentation était corrélée au niveau de concentration du secteur.
Lactalis, le profit avant tout
Autre entreprise en lice, Lactalis, numéro 1 mondial des produits laitiers, qui est nominée dans la catégorie “Se faire du blé avec les produits laitiers”. La firme a construit une réputation solide pour ses marques à renforts de publicités idylliques (Président, Salakis, Lactel, Galbani…), tout en cultivant l’opacité de la maison-mère. N’hésitant pas à mettre en avant les vertes prairies et le travail des éleveurs dans sa communication, Lactalis est en réalité adepte de l’injustice économique, sociale et environnementale. La firme use et abuse ainsi de son rapport de force dominant sur les producteurs de lait, dont les revenus sont toujours plus faibles. Pendant la crise laitière de 2015-2016, leur revenu courant avant impôt était bien inférieur à 1250 euros par mois. Cette répartition inéquitable de la valeur dans la filière laitière est d’autant plus révoltante au regard de l’enrichissement personnel de la famille Besnier et des différentes acquisitions à plusieurs millions d’euros de Lactalis.
Au niveau environnemental, Lactalis est également loin d’être un modèle. Déjà épinglée plusieurs fois, notamment pour un délit de pollution en Isère, la firme contribue largement au dérèglement climatique. Selon une étude de 2018, elle émet 24 millions de tonnes de CO2 équivalent, y compris les activités de production agricole. Aux antipodes du circuit court, Lactalis est également un acteur majeur de l’internationalisation du système alimentaire, favorable à la libéralisation des échanges. L’entreprise laitière perpétue par exemple l’importation de soja à l’origine de la déforestation massive en Amazonie. Lactalis s’oppose par ailleurs systématiquement à toute logique de transparence, y compris à l’égard des consommateurs. Elle a ainsi récemment attaqué le décret français sur l’étiquetage de l’origine des produits laitiers.
Difficile donc de désigner le grand gagnant parmi ces trois entreprises, tant elles rivalisent en greenwashing et en abus en tout genre sur les plans sociaux et environnementaux. En dénonçant ces décalages révoltants entre les actions concrètes et le discours tenu, les différents Prix Pinocchio veulent contribuer à l’instauration d’une transition énergétique plus juste et concrète en faisant passer un message clair, celui de l’urgence de la mise en place d’un cadre coercitif plus sévère pour contraindre les entreprises à se conformer aux besoins environnementaux et sociaux actuels. Pas simplement faire semblant de le faire pour satisfaire l’opinion. Le public a jusqu’au 19 février pour départager les trois nominés et désigner la pire des entreprises sur www.prix-pinocchio.org. La « gagnante » sera annoncée lors d’une cérémonie de remise de prix d’un format inédit.