Alors qu’une grande partie de la population mondiale sombre dans la pauvreté suite à la crise sanitaire, les milliardaires s’enrichissent. Ils continuent pourtant de se soustraire à leurs obligations fiscales, justifiant ces pratiques par une générosité toute anecdotique : les nouveaux philanthropes se targuent de soutenir hôpitaux et organisations caritatives. Démontrant comment la France copie le pire du système américain avec des donateurs et des entreprises supposément mécènes applaudis par des politiques complices, Vincent Edin tacle sévèrement ceux qui prétendent exercer un rôle d’intérêt général tout en se soustrayant à l’impôt. D’après lui, Quand la charité se fout de l’hôpital, le doute n’est plus permis : il y a quelque chose de pourri au royaume de la philanthropie !
En pleine pandémie mondiale, le géant pharmaceutique français Sanofi a versé près de 4 milliards d’euros à ses actionnaires, alors que son vaccin se fait toujours attendre et que les fermetures de sites se poursuivent. En comparaison, les 100 millions d’euros consacrés par le groupe à la solidarité nationale dans la lutte contre le Covid-19 font pâle figure. C’est ce genre de décalage pour le moins interpellant qui fait l’objet de l’enquête sur les perversions de la philanthropie indécente des grandes fortunes, menée par Vincent Edin.
Autre exemple qu’il cite dans son livre, celui de l’entreprise LVMH de Bernard Arnault, à qui l’Etat français aurait permis d’économiser 500 millions d’euros sur le rachat de la chaîne américaine de joaillerie Tiffany. Le milliardaire fait en parallèle un don de 200 millions d’euros pour la restauration de Notre-Dame, et offre 5 millions d’euros à l’institut Pasteur de Lille pour la recherche d’un traitement contre la Covid. Dans ces conditions, peut-on encore parler de philanthropie ? Au fil d’un exposé implacable et documenté, Vincent Edin démontre dans « Quand la charité se fout de l’hôpital », publié aux Editions Rue de l’échiquier, que l’idéal charitable diffère très largement de celui de la solidarité.
Une pratique née aux Etats-Unis
Journaliste, Vincent Edin est l’auteur de plusieurs essais et enseigne également la rhétorique politique. Avant de s’adonner à cette critique de la philanthropie, il l’a côtoyée de près, notamment en travaillant pour le think-tank Admical, qui rassemble des entreprises mécènes convaincues d’œuvrer pour les causes auxquelles elles croient. De cette expérience, Vincent Edin dresse un bilan sans appel, qui tient lieu d’avertissement : « j’ai pu constater que nombre de grandes entreprises se livrent à des washings de divers ordres (…) : en mettant en avant leurs bonnes œuvres – dérisoires financièrement par rapport aux mauvaises qu’elles cachent au fond de leurs rapports annuels –, elles cherchent à nous faire croire qu’elles changent le monde quand elles participent à le détruire. »
Cette forme moderne de la philanthropie est née aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, alors que la deuxième révolution industrielle a généré des fortunes énormes. Mais cette pratique a en réalité des origines plus lointaines, qui remontent au système des indulgences de l’Eglise catholique. Le pêcheur pouvait alors racheter son âme par des dons à l’institution religieuse. D’après Vincent Edin, « le capitalisme a transposé le principe pour rendre acceptable la violence des inégalités qu’il produit. » Aux Etats-Unis, les premiers bénéficiaires des dons restent d’ailleurs aujourd’hui encore les organisations religieuses, qui reçoivent 152 milliards de dollars chaque année, soit davantage que l’éducation et la santé réunies (59 et 41 milliards).
Les grands donateurs se substituent à l’Etat
Outre-Atlantique, la philanthropie est une pratique largement répandue. Et pour cause, les dons sont déductibles à 100% des revenus imposables. « C’est donc une part très importante des richesses américaines qui échappe au financement de la collectivité au profit de choix d’allocations individuelles », note l’auteur dans son livre. Résultat : 40 années d’essor du mécénat ont presque détruit l’Etat-Providence ainsi que l’essence de la démocratie aux Etats-Unis. Or le même phénomène s’observe en France, où le modèle américain s’impose peu à peu. D’abord timidement, car les Français seraient traditionnellement réfractaires au don, puis plus largement par la collusion de plus en plus prégnante entre élites publiques et privées.
Toujours limitée dans le temps et dans l’espace, les actions des philanthropes ne servent pourtant que le storytelling des donateurs. D’après Vincent Edin, « c’est leur nom plus qu’une action concrète qu’ils veulent laisser à la prospérité », ce qui les amène à délaisser les sujets les plus clivants et les instances parfois les plus à même de s’attaquer aux problèmes globaux. La répartition des causes que les philanthropes choisissent de soutenir est ainsi extrêmement inégale, et laissée à leur seule appréciation. Il s’agit en réalité là du nœud du problème, puisque ces mécènes se substituent à la puissance publique pour décider eux-mêmes de la redistribution des richesses. Or c’est pourtant le rôle de l’impôt qu’ils refusent de payer de permettre une répartition, une stabilité et une universalité des subventions.
Une réponse politique s’impose
L’auteur fait bien entendu la distinction entre ces philanthropes et l’altruisme spontané des dons librement consentis à des personnes dans le besoin, majoritaires en nombre, mais infinitésimaux en montant. Les dons coupables visés par Vincent Edin, ceux qui posent un problème éthique et moral sont les gros dons, qui viennent des milliardaires et des multinationales. Les mêmes qui déploient des stratégies toujours plus abouties d’optimisation et d’évasion fiscale. A titre d’exemple, un grand appel à la solidarité avait été lancée par les autorités européennes au début de la crise de la covid-19 pour rassembler les 8 milliards d’euros nécessaires à la recherche d’un vaccin. Une campagne particulièrement indécente quand on sait que l’évasion fiscale coûte chaque année 1000 milliards à l’Union Européenne.
L’auteur plaide donc pour une réponse politique, qui viserait à renforcer la justice fiscale pour redonner son rôle à l’Etat en matière de subventions. Souhaitant réinstaurer un réel impôt progressif, il soutient ainsi les propositions des économistes Gabriel Zucman et Thomas Piketty pour une taxation des très grandes fortunes. L’objectif : passer à une puissance publique coopérant avec d’autres acteurs non lucratifs, qui devraient être moins dépendants des donateurs. De ces quelques pistes de réponses plus largement développées dans l’ouvrage, il se dégage une certitude : continuer sur cette pente d’acquiescement à la charité n’est pas une option. Pour Vincent Edin, les grands donateurs sont en effet « coupables de détournements de fonds publics gigantesques et, circonstance aggravante, de vouloir s’attirer les bonnes grâces de l’opinion en redonnant une part infime du butin aux nécessiteux. »
– Mr Mondialisation