Depuis de très nombreuses années, les milliardaires de ce monde font régulièrement don de sommes importantes à des associations d’intérêt général. Pourtant, cette pratique n’est en rien désintéressée et masque en réalité des problèmes systémiques et une volonté de redorer son image afin de conserver des privilèges autrement intolérables. Explications.

Lorsqu’un individu veut faire oublier les dégâts qu’il provoque sur le plan environnemental, il n’hésite pas à user du greenwashing. De la même manière, pour dissimuler l’impact négatif de l’existence de leurs fortunes démesurées sur la société, les plus riches montent des opérations de communication pour se magnifier. La charité en est l’un des fers de lance.

Gloire aux riches

Dans une société de plus en plus inégalitaire où les pouvoirs publics réduisent constamment leurs moyens, la question de l’accaparement des ressources par quelques-uns est évidemment sur la table. Pourtant, il n’est pas rare d’entendre très souvent bon nombre d’individus chanter les louages des plus fortunés. Le tout à partir d’une kyrielle de poncifs.

Du très éculé « oui, mais ils créent des emplois » au « tant mieux pour eux s’ils ont de l’argent, il n’y a pas à être jaloux » en passant par « vous avez la haine des riches, ils ont travaillé pour en arriver là », les mêmes arguments fallacieux reviennent systématiquement en boucle pour justifier l’injustifiable. Autant d’éléments de langage qui proviennent d’abord des médias de masse, appartenant eux-mêmes aux grandes fortunes et les servant donc très logiquement.

Les riches défendus par des pauvres

Plus surprenant, on assiste également à une défense farouche des grandes fortunes par des personnes appartenant à la classe moyenne, pourtant directement affectées par l’existence des milliardaires dans nos sociétés.

Ainsi, lorsque Bernard Arnault a récemment offert 10 millions d’euros aux restos du cœur, une multitude d’internautes ont félicité cette glorieuse générosité. Peu importe, si ce don ne représentait qu’à peine 0,004 % de ses biens, soit l’équivalent d’un don unique d’environ cinq euros pour un individu disposant du patrimoine net médian des Français (124800 €).

Le soutien de la Macronie

La montée aux créneaux de centaines de membres des classes populaires pour défendre Bernard Arnault, pourtant simplement en pleine opération de communication complètement indolore financièrement pour lui, prouve néanmoins que la stratégie du patron de LVMH est redoutablement efficace.

Bernard Arnault, le profiteur de crises

Il faut dire qu’une nouvelle fois, l’homme le plus fortuné de France a reçu les éloges du président des riches et de son gouvernement. On a ainsi vu la « ministre des solidarités » Aurore Bergé remercier Bernard Arnault pour « son soutien exceptionnel » envers l’association d’aide alimentaire, en grande détresse financière.

Le gouvernement en déni de responsabilité

Pour autant, dans cette affaire, comme toutes les situations de charité en général, il paraît absolument grotesque que l’État puisse féliciter des particuliers de contribuer à la résolution de problèmes dont ils ont eux-mêmes la charge.

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il paraît absolument grotesque que l’État puisse féliciter des particuliers de contribuer à la résolution de problèmes dont ils ont eux-mêmes la charge.

@Paola Breizh/Flickr Justice sociale. Manifestation retraites. Paris. 13 avril 2023

Que l’on parle de pauvreté ou de défis environnementaux, c’est en premier lieu au gouvernement, en tant que représentants de l’Etat que nous sommes, de s’occuper de ces enjeux. D’aucuns l’auront oublié à force de libéralisme et de méritocratie, mais le Contrat Social qui nous lie aux puissances institutionnelles et aux lois se doit d’être mutuel : l’Etat nous doit. Nos sociétés reposent en effet sur un principe simple : nous léguons à l’Etat une grande part de nos libertés originelles à travers le respect d’une multitude de devoirs afin que ce dernier nous assure en retour, à toutes et tous, une vie digne dans l’égalité.

S’en remettre à la bonne volonté des plus fortunés, c’est avant tout croire à la plus grande efficacité des puissances privées par rapport aux pouvoirs publics. C’est briser le pacte qui nous lie à nos représentants pour le confier à la minorité la plus puissante d’entre-nous : un retour, en somme, à la situation pré-contractuelle de la loi du plus fort. C’est là toute la logique des politiques néolibérales qui tentent sans cesse de délester l’État de ses responsabilités pour faire confiance au « libre marché » et ses flux prédateurs.

C’est également dans ce cadre que s’inscrivent les mouvements massifs de privatisations. Pourtant, les faits ont bel et bien démontré que cette politique ne donnait aucun résultat probant en matière de bien commun. Au contraire, tout porte à croire que le but ici n’est autre que servir les intérêts de la minorité la plus favorisée.

Bienvenue au bal des hypocrites

La situation est d’autant plus ubuesque, que, non content de ne pas résoudre les problèmes de notre époque, le gouvernement contribue grandement à les aggraver. Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, les riches sont en effet de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. Comment, dès lors, décemment féliciter Bernard Arnault d’avoir sauvé les restos du cœur du péril ?

Car dans un monde sain basé sur la justice sociale, l’État devrait au contraire tout faire pour que les restos du cœur n’aient pas besoin d’exister. L’association lancée par Coluche n’avait d’ailleurs pas vocation à perdurer. C’est bien la situation de précarité des Français fabriquée et entretenue par nos idéologies pyramidales qui oblige les associations à agir. Le cercle vicieux veut que l’action bénévole des associations soit si confortable pour le gouvernement qu’il normalise leur intervention, pourtant compensatoire et précaire.

Le gouvernement qui ne cesse de baisser les impôts sur les plus aisés est entièrement responsable de ce contexte ; c’est bien lui qui devrait éradiquer la pauvreté en redistribuant directement l’argent des plus fortunés par les taxes. À l’inverse, compter sur la charité est un terrible aveu de faiblesse. L’État n’est alors plus en position de décideur, mais plutôt dans une logique de soumission au bon vouloir de ceux qui accaparent les richesses nationales.

Les dirigeants néolibéraux ont d’ailleurs souvent tendance à se poser en victime et à affirmer que « la France vit au-dessus de ses moyens ». On déplore ainsi la pauvreté et la situation sociale comme si elle était une fatalité issue de crises successives (qui ne sont pas fortuites, mais inhérentes à notre système). Or, au contraire, il s’agit plutôt de choix délibérés. L’austérité pour les classes populaires n’est pas subie, mais bien organisée, tout comme la volonté de favoriser les plus aisés, selon des codes économiques bien définis face auxquels il existe pourtant des modèles alternatifs. 

Une question de pouvoir

Enfin, les plus fortunés font évidemment des dons aux associations, non pas par bonté d’âme, mais plutôt pour asseoir leur pouvoir et leur influence. Le milliardaire Bill Gates est d’ailleurs l’un des spécialistes dans le domaine.

Reconnu par l’opinion publique comme un grand philanthrope qui consacrerait une part colossale de son patrimoine à des causes humanistes, il n’en est pourtant rien quand on s’y intéresse de plus près. Il est, en outre, important de noter que d’un point de vue financier, la charité des plus aisés n’est jamais préjudiciable pour leurs affaires. Bien au contraire, leurs fortunes continuent d’augmenter d’année en année.

Bien souvent, lorsque les milliardaires offrent des liquidités à des associations, des écoles ou au développement, c’est aussi pour faire entrer leurs idées dans le débat public en même temps qu’ils redorent leur image.

l’argent qui échappe aux impôts est redirigé là où les riches l’ont choisi

Les dons étant par ailleurs régulièrement défiscalisés, l’argent qui échappe aux impôts est redirigé là où les riches l’ont choisi et non plus où le gouvernement (en théorie représentant du peuple) l’a décidé. Un constat qui pose évidemment un problème démocratique majeur.

Échapper à l’impôt

Faire des dons permet également de faire oublier les relations très troubles entretenues entre les plus grandes fortunes et les taxes. L’évasion fiscale est en effet un fléau des plus sous-estimés. C’est particulièrement vrai dans le cas de Bernard Arnault, puisque l’homme le plus prospère de France a été épinglé plusieurs fois dans des affaires de fraudes fiscales.

Si la France pratiquait une juste ponction des impôts en fonction des revenus, il n’y aurait pas besoin d’attendre des riches qu’ils daignent offrir une partie de leurs gains. D’autant que leurs ressources proviennent massivement de l’exploitation du travail des autres et de l’accaparement de ce qui est produit par l’ensemble des citoyens et citoyennes.

En somme, on ne peut décemment pas se féliciter de dons ponctuels (surtout lorsqu’ils sont aussi insignifiants à l’échelle des pouvoirs des donateurs), face à des problèmes issus d’une logique systémique. En tout état de cause, si l’on ne s’attaque pas aux racines des difficultés, se satisfaire de tels procédés revient simplement à féliciter ces personnes pour écoper quelque peu l’eau d’une barque dont ils ont aidé à trouer la coque.

– Simon Verdière


Photo d’entête : Bernard Arnault et Frank Gehry, inauguration de la Fondation Louis Vuitton en October 2014, à Boulogne-Billancourt, France @Forgemind ArchiMedia/Flickr 

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