À l’heure où les mouvements écologistes fourmillent, symbolisant une prise de conscience collective grandissante, la majorité des luttes demeurent pourtant synonyme d’échec face au monstre industriel qui continue de dévorer notre planète à grandes bouchées. Mais qu’en était-il de cela il y a quelques décennies ? Partons aujourd’hui à la rencontre de Madeleine Nutchey, alias Made, âgée de 91 ans, qui nous raconte son parcours éclectique teinté d’un engagement profond pour la cause environnementale.
C’est finalement vers les années 1970 que l’on commence réellement à constater les méfaits des activités humaines sur l’environnement, notamment avec le rapport Meadows sur les limites de la croissance (1972) qui a marqué un réel tournant dans l’écologie. Autrice de « Je suis une ville » et contestataire jusqu’au bout des ongles, Made relate, sur ces pages de papier recyclé, non sans une bonne dose d’humour et d’originalité, des « petits et grands moments choisis d’une ville à l’histoire forcément singulière », Grenoble, sans se priver d’y dénoncer les ravages d’une industrialisation débridée portée par une mondialisation frénétique. Portrait inspirant d’une femme engagée aux multiples talents.
Une entreprise à taille humaine, vectrice d’autonomie
Made a pendant longtemps exercé le métier de professeur de dessin mais à partir des années 1970, sa vie a pris un tout autre tournant. Fréquentant un milieu de précurseurs de l’écologie telle qu’on la connaît aujourd’hui, elle s’est rapidement empreinte d’un vif intérêt pour la défense de l’environnement. Avec son mari François, elle a créé un atelier de fabrication de capteurs solaires thermiques avec pour ambition première d’équiper des maisons individuelles. Une démarche low-tech avant leur émergence. Secrétaire de cette petite entreprise, Made s’occupait notamment de renseigner les clients dont peu encore connaissaient les tenants et les aboutissants de l’énergie solaire. Son époux, lui, se chargeait de la partie fabrication, conseillé par un ami ingénieur qui était l’un des premiers spécialistes de l’énergie solaire à Grenoble. Pendant plusieurs années, la réussite de leur projet leur a valu des encouragements de l’État qui leur a accordé des subventions pour équiper des endroits publics (écoles, HLM…). Certains de ces panneaux, à l’époque garantis 10 ans, sont encore à ce jour en état de marche.
Une des particularités de leur petite entreprise était qu’elle vendait des capteurs solaires sous forme de kits, pour permettre aux particuliers disposant de compétences en bricolage de les monter eux-mêmes, maximisant ainsi leur autonomie.
La quantité de matériel utilisée était minime pour fabriquer ces panneaux qui nécessitaient seulement une surface noire (peinte avec une peinture spéciale capable de résister aux chaleurs extrêmes) pour absorber l’énergie du soleil et un circuit de tuyaux passant à l’intérieur pour chauffer l’eau et l’envoyer ensuite dans le ballon. Une technique très simple qui a permis à de nombreuses personnes de réduire drastiquement leur dépendance à l’industrie au regard de l’eau chaude sanitaire, mais aussi, accessoirement, du chauffage (grâce à des tuyaux d’eau circulant dans le sol). Ce type de chauffage au sol était en effet très répandu à l’époque, plus agréable et plus sain que celui nécessitant de l’électricité selon Made.
La petite entreprise de Madeleine et François a connu un réel succès pendant un temps, jusqu’à un changement fatidique de gouvernement qui a mis fin aux subventions dont ils bénéficiaient. Ne pouvant plus assurer le salaire de ses quelques ouvriers, l’entreprise a dû fermer ses portes en 1989. Malgré cette déception, Made considère à ce jour que ces capteurs solaires constituaient une énergie durable de par notamment la longévité du matériel, l’entretien minime que celui-ci nécessitait et les économies conséquentes d’énergie réalisées.
Un seul point faible : la peinture noire résistante aux températures très élevées, pour laquelle ils devaient alors s’approvisionner en Allemagne car elle était introuvable en France. Selon Madeleine, les panneaux solaires vendus aujourd’hui ressemblent beaucoup à ceux de l’époque mais ils sont devenus excessivement coûteux et, qui plus est, tout prêts à poser. L’idée du capteur solaire bon marché à installer soi-même s’est peu à peu évanouie au fil des années. Pourtant, dans ce contexte de crise énergétique, recréer ce type d’autonomie ne serait pas un luxe…
De « petite plume » à « reine des manifs »…
Durant ces années, Made a également écrit des articles pour plusieurs revues locales et des associations de protection de l’environnement. De fil en aiguille, elle a fini par être embauchée par la revue écologiste et altermondialiste Silence, à Lyon, où elle a travaillé pendant 10 ans, jusqu’à devenir directrice de publication dans les années 2000.
Toujours portée par un désir ardent de s’investir dans la cause environnementale, Madeleine a participé à de nombreux mouvements de désobéissance civile, notamment le « démontage du McDonald’s de Millau » dans le Larzac pour dénoncer la stupidité de la malbouffe, mais aussi la révolte Creys-Malville pour s’opposer au projet de construction du réacteur nucléaire Superphénix (qui n’a finalement jamais fonctionné et a été totalement arrêté en 1997), une période qu’elle qualifie aujourd’hui de particulièrement mémorable. Creys-Malville a réuni non seulement les écologistes locaux mais aussi ceux des villes alentours comme Lyon, ainsi que des citoyens suisses : « Nous n’étions pas dupes, nous savions bien que les radiations franchissent très aisément les frontières, contrairement à ce que racontaient les gouvernements à l’époque. »
Dans les rangs du Comité Malville, créé pour s’opposer à cette abomination de l’industrie nucléaire, on pouvait trouver de simples habitants locaux mais aussi des spécialistes, dont un ingénieur en mécanique des fluides qui s’était occupé des tuyauteries à Creys-Malville et qui s’inquiétait particulièrement de l’inévitabilité de fuites radioactives étant donné que les matériaux n’étaient pas conçus pour supporter de tels fluides ou de telles températures.
Résultat, un dossier conséquent et détaillé remis EDF, aussitôt passé à la trappe, nous raconte Made : « On n’a jamais entendu parler de ses conclusions. Pourtant, c’était quelqu’un d’éminent dans son domaine. Tous les constructeurs de centrales nucléaires ont négligé l’avis des spécialistes qui alertaient des dangers extrêmes de cette nouvelle industrie. » Triste est de constater qu’à ce jour, les négligences continuent de se multiplier.
Rapidement, la lutte a donné naissance au journal Superpholix auquel plusieurs journalistes ont prêté leur plume, dont Madeleine qui nous raconte l’histoire de ce journal militant : « Une communauté d’universitaires qui n’étaient pas d’accord avec la politique des années 1970 s’était fondée à La Monta, une petite commune près de Grenoble. Rêvant de vivre autrement, ils avaient acheté en commun une immense bâtisse qui disposait d’espaces ateliers et d’espaces logements où ils se sont installés avec leur famille. Un atelier par exemple, était destiné à retaper des vélos (on pensait déjà, peu à peu, à abandonner la voiture). Il y avait également un atelier d’imprimerie qu’ils ont mis à notre disposition pour tirer des journaux. C’était vraiment très intéressant comme métier parce qu’on faisait tout nous-mêmes. On écrivait les articles, on imprimait les journaux et on allait les vendre sur les marchés, de Grenoble et des environs. Le projet a bien marché, on était bien accueillis ! C’était une époque glorieuse parce que réellement, on partait de rien et on s’attaquait à très gros. On a vite compris ce qu’était l’industrie nucléaire et à qui on avait à faire.
Il y avait, dans les années 1970, beaucoup de conférences qui se passaient à Grenoble et aux environs, avec comme adversaires, des ingénieurs d’EDF, des gens tout à fait au courant de ce qui se passait. J’ai pu prendre la parole durant l’une d’entre elles et je leur ai demandé s’ils savaient que la centrale de Creys-Malville ainsi que beaucoup d’autres dans la région avaient été construites sur des zones sismiques, où l’on sait qu’éventuellement, un jour ou l’autre, il peut y avoir un tremblement de terre. Bien entendu, mon interlocuteur m’a assuré que tout était prévu, que toutes les centrales sont faites pour résister aux séismes. Pourtant, il y a quelques années, on a frôlé la catastrophe avec le séisme survenu non loin de la centrale de Cruas qui dû être temporairement mise à l’arrêt. »
Plusieurs manifestations ont eu lieu pour s’opposer au projet « Superphénix ». Le rassemblement du 31 juillet 1977 à Creys-Malville a été l’un des plus importants de l’histoire du mouvement antinucléaire en France et a réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes venues de tous les coins de l’Hexagone, mais aussi des pays alentours. Il a donné lieu à de violents affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants dont un a été tué par la police ce jour-là : Vital Michalon, un professeur de physique pacifiste.
Aujourd’hui, le mouvement « antinuk » semble marquer le pas tant l’énergie nucléaire parait constituer la solution ultime pour lutter contre le réchauffement climatique. « Une énergie verte », qu’ils disent, omettant de mentionner la consommation démesurée d’eau que celle-ci nécessite, tout comme les déchets radioactifs dont on ne sait toujours pas quoi faire. Sans oublier les industries annexes, comme nous le rappelle Made, dont celle du ciment (car non, une centrale nucléaire n’apparaît pas par magie, il faut pour la construire, des tonnes de matériaux, mais aussi et avant tout, détruire des habitats naturels) : « Tout se tient et tout est dangereux en fin de compte » nous dit-elle, « Il n’existe pas d’énergie qui n’ait pas d’impact sur l’environnement. Même en ce qui concerne le solaire que je vantais… il nécessite cette peinture noire résistante aux chaleurs extrêmes et honnêtement, je ne sais même pas ce qu’elle contient. L’industrie peut être très nocive. En fin de compte, nous les écolos, on ne fait pas beaucoup mieux que les autres… On évite le pire quelques fois mais on n’a pas les solutions idéales, ou du moins, pas encore. » conclut-elle, en toute humilité.
« Je suis une ville » : une voix pour Grenoble
En 2021, Made publie son livre « Je suis une ville » où elle offre sa voix à la ville de Grenoble dont elle nous fait une visite guidée haute en couleurs, racontant non seulement des épisodes choisis de son histoire avec une bonne touche de fantaisie, mais aussi des moments-clés de la vie de petites gens qui y ont vécu, et dont elle reste à ce jour le dernier témoin. Un véritable régal.
Elle évoque par exemple, la Journée des Tuiles du 7 juin 1788, nom donné à une émeute au cours de laquelle les insurgés affrontent l’autorité royale à coups de tuiles. C’est un prélude de la Révolution française. Elle ne se prive pas d’y faire transparaître avec une pointe de dérision son militantisme bien ancré :
« Conclusion à l’intention des contestataires de toute époque : la tuile est un excellent matériau de défense populaire quand elle vole bas et vient de haut, mais nécessite de leur part qu’ils soient jeunes et agiles. Le pavé exige moins de performances physiques. »
Dans ce livre édifiant, Made évoque également la vie de sa grand-mère, Marie Coulaud, issue d’une famille de paysans ardéchois qui s’est mariée à un cheminot, Louis Bonnardel, décédé plus tard à la gare Paris-Lyon-Méditerranée de Grenoble en voulant sauver des voyageurs d’un wagon fou qui arrivait sur les quais à cause d’une erreur d’aiguillage. Un geste héroïque qui n’a pourtant jamais été récompensé car suite à cela, Marie, mère de trois filles en bas-âge n’a reçu aucune indemnisation du PLM, sous prétexte que son époux était « employé de bureau » et n’avait rien à faire sur les quais de gare. Un récit poignant sur une jeune mère qui devra ensuite travailler chaque nuit en tant que couturière pour nourrir seule ses filles. « C’était une femme drôle et adorable. J’ai un souvenir formidable de cette grand-mère qui avait une vie très dure mais pas épouvantable car elle parvenait à garder sa bonne humeur malgré tout ce qui lui arrivait. » nous raconte Madeleine. « J’avais envie de parler de ces histoires, qu’on sache ce qui s’était passé à Grenoble. Toutes les anecdotes sont authentiques, telles que jamais personne ne les contera car les témoins de l’époque sont tous décédés et que rien n’a jamais été écrit sur ce sujet. Des histoires de petites gens, extrêmement modestes… Comme il n’y avait plus que moi qui pouvait en parler, je l’ai fait, pour ne pas qu’elles tombent dans l’oubli. »
Dans « Je suis une ville », Madeleine dénonce également les dérives du capitalisme, le développement à tout prix d’industries toujours plus dangereuses et polluantes pour remplir quelques poches déjà débordantes et ce, au détriment du bien-être des habitants et de l’environnement, mais aussi le monopole grandissant des machines qui prend chaque jour un peu plus le pas sur l’homme, le tout au nom de la sacro-sainte croissance et de son fidèle compagnon, le progrès… Somme toute, la « conception d’un autre type d’économie qui ne pense qu’à grossir pour réussir » pour citer notre autrice.
Férue depuis bien longtemps d’écriture et de militantisme, Made a également écrit deux autres livres antérieurs à « Je suis une ville », mais qui n’ont jamais été publiés car jugés trop contestataires. L’un d’entre eux défendait le droit à l’avortement à une époque où personne n’osait en parler et l’autre, proposait de réformer les méthodes éducatives : « Je trouvais qu’on pouvait faire beaucoup mieux dans les écoles, ayant été professeur moi-même. Mais bon, ce n’était pas bien de critiquer le système. Je n’ai donc pas trouvé d’éditeur qui aurait voulu publier sur ces sujets-là. »
Aujourd’hui, du haut de ses 91 ans, Madeleine continue d’écrire des articles pour Le Crestois, un journal hebdomadaire local de la vallée de la Drôme. Une plume toujours furieusement aiguisée qui continue d’épingler les absurdités inhérentes au système capitaliste.
– Elena M.
Photo de couverture : L’équipe du journal Silence avec Made au centre.