Rone est un artiste français de 40 ans, musicien autodidacte à la préférence marquée pour les synthés et la musique électro. Devenu un véritable incontournable de la scène électro française, ses créations ont plusieurs fois participé à la bande originale de films. À l’occasion de la sortie de son cinquième et nouvel album Room With A View, Mr Mondialisation a eu l’opportunité d’échanger avec l’artiste qui, comme tant d’autres, s’inquiète de l’avenir de notre humanité jusqu’à insérer des messages engagés dans ses récentes réalisations. Interview.

Mr M : Bonjour Rone, Merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Dans ton nouvel album, tu donnes la parole à des penseurs engagés pour « un avenir serein » comme l’astrophysicien Aurélien Barreau ou encore l’écrivain de science-fiction Alain Damasio. Des personnes qui trouvent régulièrement leur place dans notre média. Pourquoi eux ? Est-ce un choix qui reflète tes valeurs personnelles ?

Rone : Alain Damasio est un vieil ami, je l’ai rencontré il y a une quinzaine d’années maintenant. Son premier roman, La Zone du Dehors, m’avait mis une claque. D’ailleurs, tout ce qu’on vit aujourd’hui était déjà dans ce livre visionnaire. Et pour moi c’est tout l’intérêt de la science-fiction d’anticipation qui met une grosse loupe sur les petits travers du monde contemporain, et les pousse à leur paroxysme pour voir vers quoi on tend.

J’avais récupéré l’enregistrement d’un journal intime qu’Alain tenait sur un dictaphone alors qu’il écrivait La Horde du Contrevent isolé dans le maquis corse et j’en ai utilisé un extrait sur l’un de mes premiers morceaux : « Bora ». Depuis, nous collaborons régulièrement ensemble. Il m’a notamment accompagné sur la scène de La Philharmonie de Paris où je l’ai invité à poser de nouveau sa voix sur ma musique.

Aurélien Barrau, lui, je l’ai découvert plus récemment ; j’ai été très touché par son discours sur le réchauffement climatique et sur la responsabilité de l’humanité dans sa propre destruction.

Barrau et Damasio, chacun à leur manière, appellent à un profond changement sociétal pour préserver la vie et la planète. Je me sens raccord avec leurs idées qu’ils expriment brillamment contrairement à moi, alors j’essaye de relayer leurs messages à travers ma musique. Dans le morceau « Nouveau Monde » j’ai utilisé un court extrait d’un débat durant lequel ils invitent les artistes à « redéfinir un nouvel imaginaire, à inventer de nouvelles mythologies ». L’idée sous-jacente, c’est qu’il est encore temps de redresser la barre. C’est aussi ce qui me plaît chez ces deux personnages qui font un constat accablant de notre époque mais ne baissent jamais les bras pour autant. Bien au contraire, ils réveillent les consciences et procurent une vitalité nécessaire et urgente pour résister et lutter.

Mr M : Dans le clip Ginkgo Biloba, on peut voir une métaphore de l’humanité qui dévore goulûment tout sur son passage sans se soucier des générations futures symbolisées par l’innocence d’un enfant. Peux-tu nous parler de cette réalisation ? Cette mise en scène était-elle une demande explicite de ta part ?

Pour le premier clip de ce nouvel album j’ai fait appel à une jeune réalisatrice, Sarah Al Atassi, qui a réalisé il y a quelques années un film qui m’a beaucoup touché: « Prends mon poing ». Son style unique, brut et sensuel, me semblait pouvoir faire un joli contrepoint avec l’apparente légèreté du morceau « Ginkgo Biloba ». Nous avons beaucoup échangé avant le tournage mais, comme avec tous les réalisateurs avec qui je travaille, je lui ai donné carte blanche pour s’exprimer car j’aime l’idée qu’un artiste que j’aime s’approprie librement ma musique pour faire une œuvre qui me surprend. Elle a donc imaginé cette espèce de fantaisie dystopique où la sensualité confronte l’excès, avec trois personnages qui courent frénétiquement se goinfrer à un banquet jusqu’à leur perdition. Cette « grande bouffe » en pleine nature symbolise évidemment la surconsommation actuelle et la figure de l’enfant symbolise l’espoir d’un « après ». Le clip se conclut donc par une ouverture optimiste où la re-naissance invite à l’éveil des consciences.

 

Mr M : D’où est née cette envie de bousculer les choses, de prendre part à un changement qui semble désormais inévitable pour préserver un avenir encore vivable ?

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Je crois que devenir papa m’a responsabilisé à ce niveau là. J’observe notre monde, les dérives de notre société, puis je regarde mes deux petits enfants et je me dis: quel monde vais-je leur laisser ? J’ai le sentiment que nous vivons une époque charnière où se joue littéralement l’avenir de l’humanité. Que puis-je faire à mon échelle? En tant que musicien instrumental, je me suis longtemps senti impuissant face à ces enjeux colossaux et je me contentais d’essayer de faire « kiffer » mon public, en les faisant rêver le temps d’un disque, en les faisant danser le temps d’un concert… Et c’est une bonne chose de faire oublier ne serait-ce qu’un court instant leurs soucis au gens, mais ce n’est qu’un petit pansement posé sur une plaie profonde. J’ai réalisé que, parce que j’avais un public, j’avais une sorte de responsabilité. Il ne s’agit pas de prendre une posture, de faire la morale ou de prêcher la bonne parole, je n’ai de leçons à donner à personne et je ne me pose évidement pas en exemple, mais j’essaie de poser des pistes de réflexion au sein de ma création musicale. Car même quand il semble abstrait, l’art a le pouvoir de marquer puissamment et subtilement les consciences parce qu’il touche directement l’affect. En cela il peut même se révéler beaucoup plus efficace que de longs discours; il a la capacité à toucher, à faire agir ou réagir, et donc à influencer le monde.

Mr M : Il faut avouer que nous vivons un moment particulièrement anxiogène de l’histoire humaine. Est-ce que la crise du coronavirus a joué un rôle dans ton évolution ? Penses-tu que nous sommes à l’aube d’un nouveau monde ? Si oui, comment l’imagines-tu ?

À titre personnel, cette crise a rendu plus urgente mon envie de changer ma manière de vivre : quitter la ville en premier lieu, vivre plus proche de la nature, passer plus de temps avec mes enfants et mes proches…

Plus globalement, elle n’a fait qu’amplifier mon désir de voir émerger un monde nouveau. Je n’ai pas envie de revenir à celui d’avant, « le même, en un peu pire » comme dirait Houellebecq. Et j’ai envie d’y croire ! Je suis optimiste, par réflexe, et je pense que cette période étrange a l’avantage de nous rendre disponibles pour de vrais basculements intimes et collectifs. Je ne dis pas que tout le monde va se révolter et qu’un changement radical aura lieu du jour au lendemain, mais on sent quand même une prise de conscience générale qui pourrait produire des déclics et métamorphoser progressivement nos modes de vie.

Mr M : À nos yeux ton clip « Human » est un petit chef d’œuvre. Un hymne à la fraternité et à cette énergie qui nous porte dans la construction d’un monde plus solidaire et humain. Crois-tu que la musique puisse éveiller des « choses » dans le cœur des Hommes ? Si oui, lesquelles espères-tu ?

Merci ! C’était une très belle aventure cette vidéo de la Blogothèque qui a été réalisée par Nils Aelred dans un château au fin fond de la France. Quelques jours avant le tournage il a fallu réunir un chœur improvisé car les danseurs du Ballet National de Marseille, qui chantent sur la version de l’album, n’étaient pas disponibles à ce moment là. J’aimais beaucoup l’idée de réunir des gens qui ne se connaissaient pas et qu’ils ne soient pas chanteurs professionnels ; je cherchais surtout une énergie collective pour mettre en valeur la fraternité et la solidarité qui me semblent si précieuses dans notre monde individualiste. Alors j’ai simplement lancé un appel sur mes réseaux sociaux et une vingtaine de personnes sont venues spontanément des quatre coins de la France. Il y avait aussi quelques curieux du coin qui n’avaient jamais entendu parler de moi auparavant, et tout ce petit monde s’est rapproché le temps d’un tournage, jusqu’à ne faire plus qu’un. Chanter en chœur c’est une expérience très forte ; quand ça fusionne on peut sentir comme une sorte de réconciliation avec l’humanité. Pendant une pause clope entre deux prises, un jeune gars qui était venu de loin m’a expliqué qu’il venait de perdre son grand-père, j’ai alors proposé qu’on chante pour lui, tout le monde a tout donné, c’était très émouvant.

Mr M : Enfin, le dernier titre de ton album se nomme Solastalgia, en référence, on l’imagine bien, à l’éco-anxiété, cette souffrance psychique ou existentielle que nous sommes nombreux à ressentir face à un monde qui semble toucher à sa fin. As-tu toi même été «Solastalgique » devant notre réalité ?

Oui. Pour moi en gros ça a commencé quand j’ai réalisé que notre beau rendez-vous avec la neige en hiver n’existait plus depuis des années dans ma ville, alors qu’il m’était si cher quand j’étais enfant. Nous nous moquions gentiment des anciens qui répétaient inlassablement « il n’y a plus de saisons ma bonne dame! » mais ils nous annonçaient simplement une vérité terrible : le dérèglement climatique qui était en cours et qui a longtemps été sous-estimé ou, pire, totalement nié.

Le morceau de mon album « Crapaud Doré » fait référence au premier animal dont l’extinction serait directement liée au réchauffement climatique. C’est aujourd’hui incontestable scientifiquement : une extinction massive est en cours et elle n’épargne aucun groupe: des oiseaux aux insectes en passant par les mammifères et les poissons. La surface des villes progresse aussi vite que la déforestation. Il est urgent d’en prendre massivement conscience et d’agir car ce n’est pas une fatalité. Il s’agit simplement de repenser notre rapport à la nature en ne mettant plus l’homme au centre: c’est la clef du nouveau monde.

Je me permets de te remercier une fois encore pour toutes ces bonnes ondes qui ont inondées nos oreilles ces dernières années.

Mr Mondialisation


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