“Le changement climatique n’est pas forcément une mauvaise nouvelle” ! Non vous n’êtes pas l’objet d’une hallucination. Il s’agit du titre bien réel d’une tribune parue dans Le Monde, un des quotidiens les plus lus de France. Dans le cadre d’une série intitulée “Vivre avec la fin du monde”, le journal a donné la parole à Sylvie Brunel, une géographe qui se livre à une série de contre-vérités sur les bénéfices déclarés du réchauffement de la planète saupoudrée d’arguments colonialistes, jetant l’ombre sur les études scientifiques qui prolifèrent depuis des décennies et diabolisant celles et ceux qui tentent d’aider l’humanité à trouver des moyens de survivre à l’effondrement. Une tribune dépourvue de rigueur scientifique, dont la place dans un média de référence questionne. Exercice de déconstruction d’une propagande.

“Beaucoup d’entre nous se sentent désormais coupables de profiter du confort et de la mobilité et s’imposent des sacrifices au nom de la survie de la planète. Certains en viennent à détester l’humanité, au point de voir en chaque bébé une mauvaise nouvelle.” Que cherche au juste à critiquer Sylvie Brunel, géographe connue pour son ferme soutien à l’agriculture productiviste et les OGM qu’elle défend dans les plus grands médias ? La prise de conscience grandissante qui sonne comme un vent d’espoir rafraîchissant pour toutes celles et ceux qui appellent au ralentissement depuis un certain temps ? Sortir de son confort, penser global, mesurer son impact sur la planète, avoir une vision claire de l’effondrement écologique, tout cela semble contrarier Sylvie Brunel qui n’hésite pas à réduire toute la connaissance scientifique autour de l’effondrement – la collapsologie – à un discours catastrophiste, démobilisateur, qui viendrait gâcher un passage sur Terre qui consisterait surtout à “profiter”, donc, à consommer.

Apologie douteuse des solutions technicistes de l’ancien monde

Des feux incontrôlés sans précédent, ravageurs, ont pris d’assaut les forêts du cercle polaire de l’Arctique depuis début juin, mois qui a enregistré un record historique de chaleur dans l’hémisphère nord avec des températures de 10 degrés plus élevées que la moyenne. Cumulées avec les faibles précipitations, ces conditions climatiques d’exception transforment ces étendues d’arbres en brasier. En Alaska ce sont près d’1 million d’hectare de terres qui ont été annihilés par le feu. Voilà qui devrait réjouir Sylvie Brunel pour qui le changement climatique “permet à des populations confrontées jusque-là à des logiques de survie en milieu hostile, comme celles des hautes latitudes glaciales, d’envisager l’avenir avec espoir grâce à de nouvelles ressources alimentaires et énergétiques” selon ses mots.

Quelle population pourrait se sentir privilégiée en voyant ses forêts centenaires décimées en quelques jours des conséquences d’un dérèglement dont elle n’est absolument pas responsable ? Que peuvent donc véritablement espérer les autochtones d’Alaska et autres populations du nord ? Développer une étendue de pieds de vigne Cabernet-Sauvigon sur les terres arables de Sibérie ? Les scientifiques ont estimé à 100 mégatonnes la quantité de CO2 libérée dans l’atmosphère par ces incendies en 20 jours, soit l’équivalent des émissions annuelles totales de la Belgique en 2017. Un cercle vicieux qui contribue sans aucun doute à accélérer la fonte des glaces, phénomène que la géographe accueille comme une bonne nouvelle : “Nous déplorons que ces milieux se transforment rapidement en regrettant un passé idéalisé. Mais les Inuits vivaient dans la faim chronique et sacrifiaient leurs personnes âgées faute de pouvoir nourrir ces bouches inutiles.”

Les inuits ? Ces populations autochtones de l’hémisphère nord sont en réalité les 1ères à subir de plein fouet les répercussions du réchauffement. Leur mode de vie, ontologiquement lié à la nature, est complètement déstabilisé. Si le froid et la neige ont pour nous des vertus récréatives, la glace est pour eux leur moyen de transport, leur outil pour survivre et un environnement qui, contrairement à la caricature, n’est pas dépourvu de vie. Elle leur permet de chasser et pêcher selon des traditions ancestrales qui respectent les cycles de reproduction des animaux et les saisons. Mais la banquise se réduit peu à peu tandis qu’apparaissent insectes et plantes invasifs pendant que d’autres espèces comme les goélands ou les caribous sont décimés par de nouvelles maladies. Une sélection loin d’être naturelle…

Que vont devenir les inuits lorsque tout ceci aura disparu ? Sylvie Brunel a la solution : l’innovation technique, l’exploitation des ressources, l’agriculture à grande échelle, et bien sûr le “développement” car “mieux vaut aider l’Africain ou l’Asiatique pauvres à se développer que financer des milices armées pour protéger les éléphants et les tigres” exprime-t-elle. Nous y voilà. Des aéroports, des autoroutes et des supermarchés pour inonder les populations des fruits de la mondialisation. Dans son discours, notre spécialiste publiée dans Le Monde s’emploie ainsi à encenser les pays riches dont le progrès et l’élévation du niveau de vie ont permis d’enrayer la faim, les épidémies et dont les agriculteurs, les énergéticiens, et les avionneurs sont aujourd’hui de “verts” acteurs qui se préoccupent de l’environnement. Ça ne s’invente pas.

Graphique AFP / Source

Sylvie Brunel ignore-t-elle que l’Occident a aujourd’hui délocalisé la plus grande part sa production industrielle au sud et à l’est devenant ainsi le principal contributeur de l’effet de serre ? A-t-elle oublié que les pays développés encouragent la déforestation du second poumon de la planète pour leurs besoins en huile de palme et en viande industrielle, exploitent les terres rares du continent africain pour la fabrication de smartphone vendus en masse avec des bénéfices qui n’ont jamais servi au “développement” de l’Afrique ? De leurs guerres à leurs poubelles, les pays “riches” exportent surtout leur part d’ombre. Cette vision économique du monde est incompatible avec l’urgence écologique. Et c’est ce modèle que Sylvie Brunel aspire à répandre en fantasmant de “convertir” ces pays perçus comme pauvres, voir sauvages, qui selon elle sont les derniers à encore pratiquer “la déforestation, le pillage des ressources, et le massacre des animaux”. Traduisez : derrière les murs des abattoirs et les hangars du fret aérien du monde occidental, on ne trouve ni souffrance animale, ni vol des ressources, ni destruction de la biodiversité. Une vision aseptisée du réel qui fait froid dans le dos.

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Sylvie Brunel fait également partie de celles et ceux qui voient la fonte des glaces du pôle nord comme une “bénédiction” pour les pays riverains de l’océan Arctique comme le Canada, la Russie, les États-Unis ou le Danemark. Le dégel ouvre en effet la voie à l’exploitation de juteux gisements de pétrole, gaz, charbon, cobalt, diamants et autres ressources minérales. Sans oublier les stocks de poissons de la région, préservés jusqu’ici, qui ne demandent qu’à être prélevés pour finir en fish sticks. Débarrassées de la glace, ces voies maritimes deviendront également navigables et permettront de raccourcir les distances et les temps de trajet reliant ces pays à l’Extrême-Orient. Les bénéfices commerciaux sont considérables ! Mais comment pouvoir accueillir ces avantages économiques avec optimisme quand il a été démontré par les experts que 80 % des réserves fossiles devraient être laissées dans le sol pour espérer contenir le réchauffement en deçà de 2 °C ?

Mais pas de panique, Sylvie Brunel nous invite une fois encore à rester optimistes ! L’ingénierie humaine va nous sauver, comme toujours. L’ex-épouse d’Eric Besson explique: “c’est l’innovation et la coopération qui permettent d’inventer les techniques d’atténuation visant à découpler la relation entre consommation de ressources, émission de gaz à effet de serre et production de bien-être” sans citer le moindre exemple concret, ni aucun résultat chiffré pour nous convaincre. La posture relève ainsi plus du dogme que de la raison. En pratique, il est question de croire que les effets positifs engendrés par les découvertes scientifiques appliquées, notamment énergétiques, peuvent contribuer à ralentir la machine industrielle. En réalité, l’effet rebond ou paradoxe de Jevons, nous indique qu’un sursaut d’efficacité technique peut être annulé par l’augmentation de la consommation de cette nouvelle technologie. « C’est le récit de la transition perpétuelle. Le modèle productiviste n’est pas interrogé, on reste aux mêmes niveaux de consommations énergétiques et d’échanges commerciaux effrénés… » déplore Agnès Sinaï, journaliste environnementale que nous avons contacté, signataire aux côtés de Pablo Servigne et Yves Cochet d’une tribune faisant également partie de cette série en 6 épisodes publiée par Le Monde

Un monde imaginaire où tout est vraiment super génial…

Des contre-vérités insupportables sur l’érosion de la biodiversité

“La vision d’une trajectoire linéaire d’érosion de la biodiversité globale et universelle repose d’abord sur une méconnaissance de l’état réel de l’ensemble de la faune et de la flore mondial.” estime Sylvie Brunel. En d’autres mots, la situation serait moins grave qu’on l’imagine. Des propos qui hérissent les poils de Virginie Maris, chercheuse au CNRS et dont les travaux portent sur les enjeux épistémologiques et éthiques de la protection de la nature. Elle aussi a consacré un article à la série “Vivre avec la fin du monde”. Après avoir lu avec consternation la tribune de Sylvie Brunel elle nous confie être échaudée, mais aussi émue devant de tels mensonges:“personne n’a jamais parlé de trajectoire linéaire d’érosion de la biodiversité, mais d’épisodes d’extinction massive de celle-ci, et nous sommes en plein dedans.

Cet épisode est le “seul connu de l’histoire de l’humanité et dernier depuis la crise du crétacé-tertiaire qui vit disparaître les dinosaures il y a 65 millions d’années” . Avec un million d’espèces menacées, dont 6 000 en danger critique d’extinction le déclin est manifeste. Il est faux, nous dit Virginie Maris, de faire croire qu’il y a une augmentation de la diversité du vivant comme semble nous le faire croire Sylvie Brunel. Nous voilà face à deux visions diamétralement opposées. L’une fait l’apologie de la colonisation humaine, de la “géographie finie” – expression de Paul Valéry – où le moindre recoin du globe est exploité par l’Homme et où n’existent plus de zones inconnues obéissant à un équilibre qui nous est étranger, tandis que l’autre s’emploie à démontrer que la biodiversité peut encore être sauvée à condition de commencer à opérer une forme de retrait, à décoloniser les espaces, et à se “fondre humblement dans le décor du paysage pour laisser d’autres formes de vie s’épanouir et constituer leurs mondes”.  

Sylvie Brunel dénonce par ailleurs “la référence permanente à une liste rouge des espèces en danger, établie dans les années 1970”, faisant ainsi croire, par la sémantique, que nous nous basons sur un inventaire obsolète. Encore faux ! “ Les politiques de protection de la nature fondées sur cette liste rouge de l’UICN sont nées en 1970, mais le contenu de cet inventaire est révisé et mis à jour annuellement, voir bi-annuellement ” nous rétorque Virginie Maris. De toute évidence, la liste de 1970 n’est plus la même que celle d’aujourd’hui. Bien au contraire, sauf cas rares, elle s’allonge dramatiquement.

Une liste, des animaux bien réels.

On le comprend rapidement, chacun des propos de Sylvie Brunel mériterait d’être analysé tant les sophismes y sont légion, mais nous nous contenterons de saisir quelques exemples comme celui-ci: « (…) l’idée que toute biodiversité est forcément bonne en elle-même, alors que la mondialisation des virus, des bactéries, des prions, mais aussi de certains insectes (…) fait aussi courir de graves dangers, et pas seulement à l’espèce humaine. » Sylvie Brunel propage encore une fois une vision simpliste selon laquelle il y aurait une bonne et une mauvaise biodiversité. Tous les travaux en écologie de la santé montrent que la diversité des bactéries et virus permet précisément d’éviter les grandes pandémies humaines, animales et végétales. Cette « mondialisation » des agents pathogènes qui horrifie madame Brunel crée de la compétition entre les virus et limite les population hôtes qui sont capables de décimer un champ ou une forêt entière lorsque la diversité locale est affaiblie.

Enfin, Sylvie Brunel s’enchante du fait qu’une nouvelle biodiversité est en train de naître grâce à l’anthropisation des milieux. Les villes sont en effet le foyer de nouveaux éco-systèmes comme nous le confirme Virginie Maris citant l’exemple de l’apparition de populations de criquets dans le métro londonien. Mais la dangereuse tournure employée par Sylvie Brunel donne l’illusion que ce phénomène viendrait compenser les destructions massives, ce qui n’est absolument pas le cas. Cette réalité est strictement locale, et à petite échelle. Aussi bénéfique soit-elle, elle ne peut concurrencer avec les conséquences de nos activités humaines.

Mais qui ose encore proférer de telles imbécilités ?

« Éternel progrès de la révolution verte et édification par l’Occident des masses ignares du tiers-monde, innovation salvatrice et néguentropie perpétuelle, fonte des glaces providentielle pour forer du pétrole … Qui ose encore proférer de telles imbécilités ? » s’interroge sans détour Agnès Sinaï qui a aussi fondé l’institut Momentum, think tank crée en 2011 pour réfléchir à l’organisation d’un monde postcroissant et postfossile. En faisant cohabiter ces tribunes, Le Monde réduit une catastrophe écologique à un simple débat d’opinions, à des récits qui s’opposeraient naturellement, où la rigueur scientifique n’aurait pas sa place, le tout alimentant l’idée réactionnaire que le réchauffement climatique serait une sorte de croyance, de religion… « Mais ça n’est pas un récit, c’est une réalité ! » s’agace Agnès Sinaï qui de surcroît se voit taxer, ainsi que tous les chercheurs autour de l’effondrement, de “collapsologues” porteurs d’un discours catastrophiste. « Comment peut-on mettre sur le même plan une alerte qui répond à une urgence étayée par un certain nombre de rapports scientifiques et une pseudo analyse qui n’en est pas une ? Et Le Monde fait comme si de rien n’était ! »

De son côté, Virginie Maris nous partage son sentiment d’avoir été prise au piège et regrette d’avoir contribué à cette série d’articles. “L’enseignement que j’en tire c’est que les grands médias pensent encore que le pluralisme peut prendre la forme d’une collection d’avis les plus opposés sans aucun soucis pour le vrai. Ça me désespère“. Glaçant. Sans jamais nier que ces questions et les réponses qui en découlent doivent faire l’objet de débats sains, la chercheuse juge toutefois intolérable qu’on puisse encore jouer sur les constats concernant le changement climatique et l’érosion de la biodiversité alors que nous en sommes aujourd’hui au consensus solide et indéniable.

“Lorsqu’on refuse de lâcher le productivisme, l’anthropocentrisme et l’approche coloniale alors on en vient à écrire des choses pareilles. Cette vision du monde ne peut plus s’exprimer que sous ce vernis joyeux. Voilà à quoi ressemble l’humanisme aujourd’hui” se désole Virginie Maris. En pratique, on observe que les climatosceptiques affinent leur discours au fur et à mesure que la crise se popularise. Hier, il suffisait de dire que le changement climatique n’existait pas. Puis, d’admettre qu’il existe, mais que l’humain n’en est pas vraiment la cause (les fameux cycles naturels). Aujourd’hui, face à l’écrasant consensus, il suffit de dire que le réchauffement est bien là, que nous sommes responsables, mais que ce n’est pas si mal… Chacune de ces postures profite à un certain modèle de société voué à disparaître.

Pourquoi alors un média sérieux comme Le Monde a-t-il saboté cette série composée de points de vue et angles d’analyses riches et variés en accordant de l’espace à cette tribune qui s’apparente finalement à un exercice pathétique de sursaut de l’ancien monde ? Mais personne n’est dupe, et l’article s’est attiré de violentes critiques de la part des commentateurs et lecteurs du journal. Reste à savoir pourquoi une personnalité comme Sylvie Brunel, qui marche côte à côte avec la FNSEA et défend ardemment l’usage du glyphosate, est-elle à ce point audible dans les grands médias et inlassablement conviée à s’exprimer sur le changement climatique ?

Les éditocrates sont-ils sans doute bien conscients que les positions environnementales teintées d’une touche de climatoscepticisme attirent les lecteurs, autant que leurs opposants. L’explication se trouve-t-elle du côté de la recherche de clics ou de l’incompétence ? À moins que les hiérarchies elles-mêmes ne soient pas entièrement convaincues de l’urgence climatique ou craignent cette transition écologique visiblement menaçante pour un certain nombre d’intérêts privés. Vraisemblablement, un mélange de tout ça…

Pan

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