Le capitalisme aurait-il passé l’arme à gauche au profit de quelque chose de bien pire ? C’est une question en pleine émergence, à laquelle Yanis Varoufakis, économiste grec non-conformiste, auteur du livre « Technofeudalism: What Killed Capitalism » ( « Technoféodalisme : ce qui a tué le capitalisme ») apporte une réponse concrète. Dans un article du journal britannique The Guardian, il parle de la tyrannie des GAFAM qui ont provoqué un changement structurel colossal et inattendu, signant la fin du système tel qu’on le connaît. Et il y a de quoi s’inquiéter. Voici sa théorie.
« Entrez sur Amazon et vous aurez quitté le capitalisme. En dépit de tous les achats et ventes qui y ont lieu, vous êtes arrivé dans un domaine qui ne peut s’apparenter à un commerce, pas même un commerce numérique. »
Quand je dis cela aux gens, explique Yanis Varoufakis, ce que je fais régulièrement lors des conférences et débats, ils me regardent comme si j’étais fou. Mais lorsque je commence à expliquer ce que je veux dire par là, leur peur pour ma santé mentale se transforme en peur pour nous tous.
Imaginez la scène suivante, poursuit-il, tout droit sortie d’un livre de science-fiction : vous êtes téléportés dans une ville pleine de personnes qui vaquent à leurs occupations, échangent des gadgets, des vêtements, des chaussures, des livres, des chansons, des jeux et des films. De prime abord, tout semble normal.
C’est alors que vous commencez à remarquer quelque chose d’étrange. Il s’avère que toutes les boutiques, en réalité même chaque bâtiment, appartiennent à un type qui s’appelle Jeff. Il ne possède peut être pas les usines qui produisent les objets vendus dans ses magasins, mais il possède un algorithme qui prélève une part de chaque vente et c’est à lui de décider ce qui peut être vendu ou non.
Si les choses se résumaient à cela, cette scène évoquerait un vieux western dans lequel un cowboy solitaire chevauche jusqu’à la ville pour découvrir qu’un homme fort et dodu est aux commandes du saloon, de l’épicerie, de la poste, du chemin de fer, de la banque et, naturellement, du chérif.
Sauf que ce n’est pas tout, Jeff détient plus que les boutiques et les bâtiments publics. Il possède également la terre sur laquelle vous marchez, le banc sur lequel vous vous asseyez, et même l’air que vous respirez. En fait, dans cette étrange ville, tout ce que vous voyez (et ne voyez pas) est régulé par l’algorithme de Jeff : vous et moi pouvons marcher côte à côte, en regardant dans la même direction, mais la vue qui nous est offerte par l’algorithme est entièrement sur mesure, soigneusement façonnée selon les priorités de Jeff. Toutes les personnes qui naviguent dans Amazon – à l’exception de Jeff – errent dans un isolement algorithmiquement construit.
Jeff accorde des fiefs numériques aux vendeurs, pour un tarif donné, puis laisse la surveillance et la collecte à son algo-chérif
Ceci n’a rien d’un bourg. Il ne s’agit même pas d’une certaine forme de marché numérique hypercapitaliste. Même les plus affreux des commerces sont des points de rencontre où les gens peuvent interagir et échanger des informations assez librement. En réalité, c’est même pire qu’un marché totalement monopolisé – là, au moins, les acheteurs peuvent se parler, créer des associations, voire organiser des boycotts de consommateurs pour forcer la main au monopoleur afin qu’il diminue les prix et améliore la qualité des produits.
Cela ne se passe pas ainsi dans le royaume de Jeff, où toute chose et personne est soumis, non pas à la main désintéressée invisible du marché, mais à un algorithme qui travaille pour les bénéfices de Jeff et danse exclusivement sur sa mélodie.
Si cela n’est pas suffisamment effrayant, rappelez-vous qu’il s’agit du même algorithme qui, via Alexa, nous a entraînés à l’entraîner à fabriquer nos désirs. L’esprit se rebelle devant l’ampleur de l’hubris. Le même algorithme que nous formons en temps réel à nous connaître de fond en comble modifie à la fois nos goûts et administre la sélection et la livraison des produits qui vont satisfaire ces préférences.
C’est comme si un gourou de la publicité subliminale pouvait non seulement créer en nous des désirs pour des produits spécifiques, mais avait aussi acquis instantanément le pouvoir de livrer lesdits produits à notre pas de porte, outrepassant tout compétiteur potentiel, le tout dans l’intérêt de consolider la fortune et le pouvoir d’un type nommé Jeff.
Une telle concentration de pouvoir devrait donner la chair de poule aux esprits libéraux
Toute personne adepte de l’idée du marché (sans parler du soi autonome) devrait reconnaître que nous assistons à sa mise à mort. Cela devrait aussi faire bannir aux sceptiques de l’économie de marché, plus particulièrement les socialistes, l’hypothèse complaisante qui soutient qu’Amazon est une calamité parce qu’il s’agit-là du marché capitaliste en roue libre. En réalité, c’est quelque chose de bien pire.
« S’il ne s’agit pas du marché capitaliste, dans quoi, par tous les Saints, entrons-nous lorsque nous arrivons sur Amazon.com ? » m’a un jour demandé un étudiant de l’Université du Texas. « Une forme de fief numérique post-capitaliste, dont les racines historiques résident dans l’Europe féodale. » ai-je répondu.
Dans le système féodal, le suzerain accordait ce que l’on appelle fiefs aux subalternes appelés vassaux. Ces fiefs donnaient aux vassaux le droit formel d’exploiter économiquement une partie du domaine du seigneur – pour y faire des cultures par exemple, ou des pâturages – en échange d’une part de la production. Le suzerain laissait alors son chérif surveiller les opérations du fief et collecter ce qui lui était dû. La relation qu’entretient Jeff avec les vendeurs sur Amazon n’est pas si différente. Il leur accorde des fiefs numériques, pour un certain tarif, et laisse ensuite l’algo-chérif surveiller et collecter.
Amazon n’était que le début
Alibaba a appliqué les mêmes techniques pour créer un fief numérique similaire en Chine. Des plateformes d’e-commerce d’imitation, offrant des variations sur le thème Amazon, émergent de partout, autant dans les pays du Sud que ceux du Nord. Plus important encore, d’autres secteurs industriels sont également en train de devenir des fiefs numériques.
Prenez par exemple Tesla, le constructeur de voitures électriques d’Elon Musk. L’une des raisons pour lesquelles les financiers l’estiment bien plus que Ford ou Toyota est parce que chaque circuit de ses voitures est connecté au cloud. En plus de donner à Tesla le pouvoir d’éteindre une de ses voitures à distance si, par exemple, un des conducteurs ne l’entretient pas comme la compagnie le souhaiterait, les propriétaires de voitures Tesla uploadent des informations (incluant la musique qu’ils sont en train d’écouter) qui enrichissent le capital cloud de la société, en temps réel, simplement en conduisant. Ils ne se considèrent peut être pas comme des serfs mais hélas, c’est exactement ce que sont les fiers propriétaires des nouvelles Teslas merveilleusement aérodynamiques.
Il a fallu des découvertes scientifiques à couper le souffle, des réseaux de neurones semblant incroyables et des logiciels d’intelligence artificielle qui défient l’imagination pour accomplir, quoi au juste ? Créer un monde où les commerces sont peu à peu remplacés par des fiefs numériques. Contraindre les entreprises à adopter le rôle de vassaux. Et tous nous transformer en serfs numériques, collés à nos smartphones et nos tablettes, produisant impatiemment le capital qui maintient nos seigneurs au septième ciel.
Conclusion
Le technoféodalisme construit des barrières colossales pour prévenir toute mobilisation à son encontre. Mais il confère également un pouvoir nouveau à ceux qui osent rêver de le renverser – une capacité à bâtir des coalitions, à s’organiser et à agir via le cloud : c’est ce que j’appelle la mobilisation du cloud.
Rien de tout cela n’est facile ou inévitable mais est-ce plus difficile ou moins vraisemblable que ce que les mineurs, les couturières et les dockers avaient envisagé et ce pourquoi ils ont sacrifié leurs vies au 19e siècle ? Le cloud prend, mais le cloud donne aussi à ceux qui souhaitent reconquérir la liberté et la démocratie. C’est à nous de prouver qui est le meilleur.
– Yanis Varoufakis pour The Guardian (traduit de l’anglais par Elena M.)
Vous pouvez également retrouver son interview par The Guardian ici.
Photographie de couverture @Dan Farber sur Fickr