Dans son livre-enquête captivant, Alain Deneault détricote les ficelles de la stratégie d’influence de Total, aussi bien rodée qu’insaisissable. On y découvre avec effarement les multiples manipulations et détournements du droit qui ont conféré à la simple « entreprise pétrolière française » d’antan le pouvoir pharamineux qu’elle détient aujourd’hui. L’essai, intitulé De quoi Total est-elle la somme, dresse ainsi le portrait d’une multinationale à l’influence tentaculaire, présente dans plus de 130 pays à travers le monde.

C’est souvent trop simplement qu’on présente Total comme « une entreprise pétrolière française ». Pour Alain Deneault, philosophe québécois et docteur en philosophie de l’Université Paris-VIII, ces termes sont loin de refléter la réalité de cette firme aux multiples facettes : « Total n’est pas « une » ; ce sont 882 sociétés autonomes actives dans plus de 130 pays », défend-t-il en premier lieu dans une interview accordée à l’Observatoire des multinationales.

En outre, « Total n’est « française » ni en ce qui regarde son actionnariat, puisque 72% du capital est détenu par des investisseurs internationaux, ni en ce qui concerne donc les intérêts qu’elle défend. C’est un groupe qui n’hésite pas à fermer des raffineries en France pour en ouvrir en Arabie saoudite », déplore l’auteur. Finalement, « Total est bien plus qu’une « pétrolière », puisqu’elle fait aussi du gaz, de la chimie, des agrocaburants, du courtage, de la recherche et même du solaire. C’est comme si McDonald’s se mettait aux produits bio ».

À l’abri des regard, l’Histoire se construit

Voilà qui plante le décor de son ouvrage, paru en 2017 aux éditions Rue de l’échiquier et intitulé « De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit ». Pour la première fois, un chercheur se penche sur l’histoire complexe, intime et outrageuse de la multinationale fondée en 1924 et depuis au coeur de nombreuses controverses.

Un seul mot d’ordre : faire table rase. L’entreprise s’emploie depuis sa création à gommer derrière elle toutes traces qui pourrait nuire à sa réputation. Sa stratégie actuelle de verdissement de son image, alors qu’une marge grandissante de l’opinion publique se mobilise pour la lutte contre le dérèglement climatique, en est un bon exemple, allant de « communications grandiloquentes sur des investissements dans le secteur des énergies renouvelables (qui restent pourtant minimes par rapport aux investissements dans les hydrocarbures), de lobbying pour imposer le gaz comme énergie de transition », d’ambitions climatiques « vides de contenu » et même d’un « changement de nom pour devenir TotalEnergies », constate Greenpeace.

Un militant climat contre EACOP, le projet de méga-pipeline de Total. Wikimedia

Faire table rase des « erreurs » du passé

L’objectif de Total apparait sans équivoque : (faire) oublier le passé et les impacts ravageurs des activités de la firme sur le climat et la biodiversité, la santé des populations et l’économie des Etats pour s’assurer de l’adhésion populaire et politique, française notamment. En réalité, le passé est important et « toujours présent », explique Alain Deneault dans la même interview.

« [Le passé de Total] est dans le capital qui s’est accumulé au cours des ans grâce aux activités éthiquement problématiques de Total : le capital financier, mais aussi le capital culturel, le capital technique et le capital politique, qui sont tout aussi importants »

Dans son essai, l’auteur se penche sur l’histoire de la multinationale et démontre comment les réglementations en vigueur et la complicité des États ont permis à une firme, en toute légalité, « de comploter sur la fixation des cours du pétrole ou le partage des marchés, de coloniser l’Afrique à des fins d’exploitation, de collaborer avec des régimes politiques officiellement racistes, de corrompre des dictateurs et représentants politiques, de conquérir des territoires à la faveur d’interventions militaires ».


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La liste ne s’arrête pas là, et les activités de Total se révèlent sans limite, allant de la délocalisation des actifs dans des paradis fiscaux ou des infrastructures dans des zones franches, à la pollution de vastes territoires en passant par de nombreuses manipulations de l’opinion publique et des jeux de pouvoirs politiques dans le but de neutraliser le moindre adversaire. Chacun de ces méfaits fait l’objet d’un chapitre à part entière de l’ouvrage de plus de 500 pages, représentant avec minutie et rigueur une série d’actions sidérantes que l’ordre politique contemporain a permis à une multinationale de mener en toute impunité.

Quand le droit devient l’outil du pouvoir

 « Tout est  entièrement légal », assurent tour à tour Christophe de Margerie, le premier, puis aujourd’hui Patrick Pouyanné, actuel PDG de l’entreprise. C’est cet argument, répété avec sérieux et conviction, qui a servi de fil rouge à Alain Deneault, « non pas pour réfuter cette assertion, mais au contraire pour essayer de la comprendre », glisse-t-il à l’Observatoire des multinationales.

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« Si nous avons des pratiques illégales, qu’on nous condamne en justice ! », proclamait le PDG de Total, Christophe de Margerie, à la presse en 2010. – Source : Pixabay

« Si tout ceci est légal, qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie qu’il y a des lacunes juridiques, qu’il y a des États complices, qu’il y a dissociation entre la responsabilité juridique de la société mère et celle de ses filiales, que l’on peut régler ses litiges à l’amiable sans passer devant les tribunaux, et bien d’autres manipulations et de détournements du droit que je décris dans mon livre ». Selon l’auteur, ce sont finalement ces multiples formes de perversion du droit (et du système qui les tolère) qui font d’une multinationale comme Total le pouvoir qu’elle est aujourd’hui.

Au delà de la politique

Si ces dirigeants assurent encore que l’entreprise « ne fait pas de politique », elle se situe en réalité au-delà de l’échiquier démocratique, s’arrogeant le droit de supplanter l’ordre établi pour le communs des mortels. « Il ne s’agit pas, pour des firmes comme Total, de régner sur un mode souverain, à coups de décrets et d’édits, tel un État, mais de transformer le rapport des États à la conjoncture, de façon à ce que le législateur cherche le plus possible à rendre conforme la loi aux rapports de force instaurés par les multinationales, dont la réalité acquerra le statut d’axiome. La loi qui domine ne sera plus celle des États mais celle du marché au sens d’un champ transcendant le secteur public », confiait le chercheur à Reporterre en 2017.

Paru aux éditions Rue de l’échiquier en 2017, l’ouvrage est disponible dans toutes les bonnes libraires. – Crédits : Editions Rue de l’échiquier

Mais alors, comment s’affranchir d’une telle influence ? Pour Alain Deneault, si les armes légales et judiciaires restent en outil, elles ne sont pas pour autant la panacée. « On peut obtenir des avancées par le droit, mais il faut aussi comprendre que le problème fondamental, c’est la multinationale elle-même ». La dissolution, voilà la solution ultime pour le philosophe. « En attendant, il faut continuer à agir cas par cas, dossier par dossier, enjeu par enjeu, tout en étant conscient que cela ne suffira pas. L’heure est venue de faire preuve de maturité politique, de nous dire que nous en sommes réduits à colmater des brèches, parce que le rapport de forces est totalement déséquilibré », déplore l’auteur.

– Lou. A.


Photo de couverture : Cérémonie à Polytechnique de signature de la convention de chaire « Défis technologiques pour une énergie responsable » avec Total en 2018. Wikimedia

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