Recep Tayyip Erdoğan, leader du Parti de la justice et du développement (AKP), est à la tête de l’Etat turc depuis désormais 21 ans (d’abord en tant que premier ministre puis président de la République depuis 2014). Une longévité exceptionnelle pour la première fois mise à mal par l’opposition lors des élections de 2023. Si Erdoğan est parvenu à briguer un nouveau mandat ce dimanche 28 mai avec seulement 52% des voix face à Kemal Kılıçdaroğlu, sa position et son parti se voient de plus en plus fragilisés dans un contexte de grave crise économique et de révélations d’affaires de corruption et népotisme de la part du leader islamo-conservateur et son parti. Analyse des dynamiques électorales turques sur la base de l’étude Vers une Turquie post-AKP de Noria Research, publiée en Janvier 2022.
Si le résultat de l’alternance peut sembler une bonne nouvelle, cette situation politique ne représente jusqu’ici qu’une chimère pour un·e jeune turque de 20 ans, qui devra subir 5 ans de plus la gouvernance conservatrice et autoritaire d’un leader vieillissant s’accrochant habilement au pouvoir. Mais la crise économique et monétaire actuelle, qui s’aggrave et persiste depuis 2019, fragilise de plus en plus sa domination.
La Turquie touchée par une grave crise économique
Selon Noria Research, la valeur de la livre turque (TL) a très rapidement chuté à cause notamment de l’obstination du président à mener une politique de taux d’intérêt bas. Le taux du dollar était de 5 TL en août 2018, il est passé à 10 TL en novembre 2021 puis à près de 20 TL aujourd’hui. La chute de la monnaie turque est donc vertigineuse depuis quelques années, plus particulièrement entre fin 2021 jusqu’à l’été 2022. En parallèle, le pays traverse une augmentation importante de l’inflation, qui a bondi à plus de 80% à la fin 2022 (taux officiel sur un an). Selon l’enseignante Suna Zin Çevirmen pour l’Humanité :
« La société vit en dessous du seuil de pauvreté en raison d’une grave crise économique » à cause du régime dictatorial.
Ainsi pour Noria Research, le contexte économique était défavorable au président sortant, dans un pays où l’économie est traditionnellement « le principal facteur déterminant le choix des électeurs ». Selon un sondage de l’institut indépendant Metropoll, l’économie est la préoccupation principale pour plus de 56% des Turcs, loin devant le reste : les réfugiés – notamment syriens – et le terrorisme sont en queue de peloton à 2,2% chacun.
Voters' perspective on Turkey's problems at the beginning of April. pic.twitter.com/2rG8PiOgXs
— Ozer Sencar (@ozersencar1) April 25, 2023
Conscient que son discours centré sur le conservatisme religieux, la sécurité ou encore le séparatisme sous couvert d’hostilité envers la communauté kurde ne suffirait pas dans un contexte de mauvaise santé économique, Erdoğan a bien tenté de redresser la barre ; en justifiant d’abord la dépréciation de la lire comme stratégie de hausse de la compétitivité (main d’oeuvre moins chère puis hausse des exportations et de l’emploi) ; en mobilisant ensuite la Banque centrale – sans succès – à 5 reprises à la fin de l’année 2021 pour enrayer la chute de la monnaie turque ; en stigmatisant enfin opportunément des responsables de la crise, tels que la confédération patronale TÜSİAD (opposée à la politique de baisse des taux d’intérêts), les Turcs investissant sur des devises étrangères plutôt que de les vendre, ou encore les commerçants augmentant excessivement leurs prix. En somme, la stratégie de manipulation est toute trouvée : stigmatiser les comportements individuels des – plus ou moins – riches et défendre hypocritement une population pauvre victime d’une crise dont il se dédouane de toutes responsabilités politiques (source : Noria Research, op cit.).
L’opposition progresse et s’organise
Difficile, dans un tel contexte d’urgence social et démocratique, notamment pour les minorités réprimées, discriminées et dont les droits voire identités sont ignorés (femmes, Kurdes, LGBTQI+, opposants au régime) de se satisfaire d’une simple dynamique positive de la part de l’opposition. Sa coalition extrêmement large, entre des partis de gauche radicale pro-kurde d’un côté, et de l’autre un parti nationaliste de centre-droit hostile à la population kurde (İYİ), montre bien que l’éviction du pouvoir en place ne peut plus attendre – ne serait-ce que pour l’urgence sociale – de revenir dans un régime démocratique plus favorable à l’émancipation des opprimé·es.
Malgré tout, au vu de la popularité d’Erdoğan et du robuste ancrage de son parti (AKP) dans la société, le voir trembler pour sa réélection est déjà un évènement (bien qu’il était tout proche de s’éviter un ballotage en obtenant 49,51% des voix au premier tour, mais son opposant Kılıçdaroğlu – même annoncé vainqueur par plusieurs sondages pré-élections – le talonnait avec 44,99%).
Si l’opposition profite de la fragilisation du président ces dernières années, elle a aussi su faire front commun en présentant un candidat unique du parti historique CHP (social-démocrate, fondé en 1923 par Kemal Atatürk), au sein de la coalition Alliance du travail et de la liberté regroupant notamment CHP, İYİ (nationaliste néo-libéral), YSP (Parti de la gauche verte), HDP (parti de gauche qui défend les droits des Kurdes, femmes, LGBT), ou encore ESP (marxiste-léniniste). Ceux-ci ont d’ailleurs commencé très tôt leur campagne avec l’organisation de meetings dès novembre/décembre 2021 pour les principaux partis CHP et İYİ, avec l’objectif populiste de « mobiliser la base » selon Noria Research ; bien que l’on puisse regretter certaines absence lors de manifestations contre la dégradation de la situation économique.
Cette union, aussi large soit-elle, n’a pas été improvisée à l’aube des présidentielles. Des liens se sont tissés entre partis conscients de la nécessité de rassembler, dans l’espoir de renverser celui que beaucoup considèrent comme un autocrate. Forts de l’expérience de coalition entre İYİ et CHP à la tête de la mairie métropolitaine d’Istanbul, mais aussi du soutien des électeurs de HDP dans l’élection d’Ekrem İmamoğlu (CHP) en 2019 dans la jadis nommée Constantinople, les principaux partis de l’opposition ont entamé leur collaboration politique de terrain. Ces élections municipales de 2019 ont semble-t-il marqué un tournant, non seulement d’un point de vue des résultats avec les prises décisives des villes d’Istanbul et Ankara par l’opposition, mais aussi d’un point de vue de l’action et de l’ancrage politique.
Coalition d’opposition : forces et limites
Selon Jean-François Pérousse pour Noria Research, le parti au pouvoir (AKP) voit d’un très mauvais œil le contrôle d’Istanbul par l’opposition, là où la lutte commune İYİ/CHP permet de saper les velléités de sabotage du gouvernement (entraves permanentes de prêts, financements, autorisations, etc.). Le rapprochement du CHP avec les nationalistes d’İYİ s’explique donc davantage par une opportunité stratégique qu’une fusion idéologique ; ces derniers étant les plus à même de capter l’électorat des déçus de la coalition entre AKP et MHP (parti nationaliste d’extrême-droite).
En réalité, les dirigeants de İYİ profiteraient de ce moment de coalition pour se former et acquérir des compétences « sous le patronage bienveillant du CHP » d’après J-F. Pérousse, restant discrets dans la prise de décision. On peut s’inquiéter en revanche de l’attitude des nationalistes une fois l’éviction de l’AKP actée. Le CHP se verra-t-il reproché d’avoir formé les nationalistes de demain et fait grimper un parti tout aussi hostile aux Kurdes que le pouvoir en place et potentiellement meurtrier ? La non résolution des sujets clivants pourrait se répercuter dans l’exercice prochain du pouvoir, sur la question des droits des Kurdes, femmes, LGBTQI+ et migrants, ainsi que sur l’essentielle vision économique : anticapitaliste et écologiste à la gauche de la coalition, néo-libérale et conservatrice du côté de İYİ.
Cela dit, l’opposition se veut très claire sur l’urgence de l’instauration d’un régime démocratique et de justice sociale. La stratégie extrêmement inclusive du CHP les oblige à tendre la main à HDP, en intégrant ses revendications de lutte contre les injustices et en se préoccupant de la baisse du niveau de vie et les difficultés quotidiennes des Turcs qui subissent la crise économique de plein fouet. C’est d’ailleurs sur ces thèmes concrets des préoccupations sociales, que Kılıçdaroğlu a initié la dynamique de rassemblement de l’opposition, lors de la « marche pour la justice » d’Ankara à Istanbul à l’été 2017, réunissant des dizaines de milliers de personnes.
Le parti pro-kurde est d’ailleurs très implanté notamment dans les provinces à majorité kurde, mais subit la répression et le déni démocratique de la part du gouvernement, légitimés pour ses liens avec le supposé parti « terroriste » du PKK. Ce dernier, d’inspiration marxiste-léniniste et d’origine indépendantiste, combat pourtant les terroristes de Daesh en Irak et en Syrie, avec d’autres organisations proches.
Sa criminalisation favorise donc non seulement Daesh mais aussi les offensives répressives (et meurtrières dans des raids de l’armée turque en Syrie et en Irak) de l’Etat turc y compris contre les civils kurdes et militant·es de gauche pro-kurde. Dans cette même logique xénophobe, İYİ a dénoncé les liens entre le HDP et le PKK. L’identité des Kurdes n’est d’ailleurs pas la seule à être nié, puisque la communauté LGBTQI+ subit elle aussi le mépris de leurs revendications et l’incitation aux actes de discriminations par les gouvernements successifs, notamment homophobes et transphobes, selon Amnesty International.
La position du CHP vis-à-vis des Kurdes reste ambigüe. D’abord à cause de son héritage kémaliste nationaliste donc originellement anti-kurdes, bien que cette position a souvent été sujette à débat au sein du parti. Noria Research révèle cependant que Kemal Kılıçdaroğlu a prononcé un discours de réconciliation (« helalleşme » signifiant demande de pardon) le 13 novembre 2021, malgré les épisodes dramatiques et les injustices vécues par les Turcs dans son histoire récente. Ensuite, le CHP semble éviter les questions clivantes pour des logiques électorales, mettant la question des droits des Kurdes et autres publics opprimés sous le tapis ; quelle confiance accordée à cette coalition CHP/İYİ en tant que kurde dont l’identité et les droits sont ignorés depuis des décennies ?
L’échelle de la ville pour transformer le pays
Bien que la victoire d’Erdoğan soit un véritable coup de massue pour les forces progressistes, mobilisées depuis de nombreux mois dans l’espoir d’une transformation sociale et démocratique du pays, la chute du régime pourrait s’effectuer progressivement à l’échelle de la ville. À ce titre, les élections municipales de 2024 exigent une remobilisation vive de l’opposition. Le processus a déjà débuté aux municipales de 2019.
Si certains considèrent la chute d’Erdoğan et de l’AKP comme inéluctable, sa réalisation n’en sera que plus lente ; la réélection du président sortant dans un contexte défavorable le prouve. Il faut admettre que le président use de ressources stratégiques, souvent autoritaires et intéressées, ainsi qu’un ancrage solide dans de nombreux secteurs de la société. Noria Research révèle en effet que l’AKP est une « machine » politique bureaucratisée qui use d’un système clientèliste par la mise en place de partenariats avec diverses organisations, associations, entreprises amies. L’échelle municipale, particulièrement Istanbul et ses ressources considérables, est le lieu idoine pour faire fructifier ce système. Le centre de recherche rapporte que les dépenses publiques ont permis d’aider des fondations proches du pouvoir, dont plusieurs « diffusant des valeurs conservatrices et une vision positive de l’AKP auprès des jeunes publics ».
Depuis sa conquête de la mairie d’Istanbul en 2019, Ekrem İmamoğlu a redonné de l’espoir à l’opposition, en mettant à mal les logiques de domination du gouvernement. La municipalité, de part et d’autre du détroit du Bosphore, présente un « discours de service universel ». Des services qui reposent donc sur la mise en place de droits universels et non de charité ou de faveurs, comme le pratique Erdoğan dans une logique de redevance pour se faire élire. Noria Research considère que ce « municipalisme social » est un outil puissant pour faire augmenter les voix du CHP avant d’envisager d’accéder au pouvoir. Le centre de recherche révèle également que les municipalités d’Istanbul et Ankara ont réagi efficacement au début de la crise du COVID-19 en prenant l’initiative de lancer une campagne de dons pour les personnes dans le besoin.
De manière générale, le gouvernement limite les capacités d’action de ces municipalités, mais Ekrem İmamoğlu parvient à contourner ces restrictions, en faisant appel à des soutiens à l’international tels que des banques européennes et par la création de l’Agence de Planification d’Istanbul (agence de conseil et d’expertise, autonome de la municipalité et de son parti), permettant la mise en place de projets, services sociaux (construction de crèches, aide au paiement des factures d’Istanbul) et de renforcer de manière générale son implantation sociale.
En somme, l’action politique indépendante menée par Ekrem İmamoğlu vient mettre à mal l’idée d’une invincibilité électorale de l’AKP, la courte victoire d’Erdoğan aux présidentielles illustre cette fragilité certaine. La grave crise économique, les affaires de corruption et de népotisme, l’incapacité à répondre à l’urgence humanitaire des tremblements de terre qui ont touché le pays en février dernier, n’auront pas suffit à évincer le président sortant.
Les efforts d’union et de considération des préoccupations populaires de l’opposition, ont failli précipiter la chute de l’AKP fort de 21 ans de gouvernance et d’ancrage social. La dynamique de l’opposition reste positive, qui se doit de rester mobiliser jusqu’aux décisives élections municipales de 2024. Cela dit, un renforcement de l’autoritarisme du président est à prévoir : rappelons que c’est une coalition avec un parti d’extrême-droite (MHP) qui a remporté le scrutin ; Erdoğan pourrait accentuer de son côté ses logiques répressives et anti-démocratiques envers le HDP mais aussi le CHP, par crainte de voir son leadership mis à mal, notamment par la municipalité d’Istanbul.
– Benjamin Remtoula (Fsociété)
Photo de couverture : Melissa Maples. Creative Commons