Du jamais vu ! Un peu partout en Europe, bourgeonnent des chaînes de solidarité inédites. Tout s’organise de manière spontanée, souvent en quelques heures. Des étudiants de médecine, infirmiers, psychologues et même vétérinaires se portent volontaires pour lutter contre la pandémie. Des couturières bénévoles permettent, grâce à leurs masques réutilisables, de pallier les ruptures de stocks à l’échelle internationale. Des artistes organisent des concerts ou blind tests en ligne. Des voisins proposent leur aide pour faire les courses des plus âgés. Les petites annonces gratuites fleurissent. Ces initiatives ne répondent à aucun appel venu d’en haut – ni de la Commission, ni des gouvernements nationaux. Elles sont encore moins motivées par l’argent. Non, elles ont pour seul et unique but le bien commun. Nous pourrions même les appeler « communs » tout court (« commons » en anglais) à l’instar de ces collectivités qui gèrent des ressources partagées de manière autonome. Édito signé Samuel Cogolati, juriste spécialisé en droit international public et droits humains, membre du parti Ecolo belge. Photo : Quentin Top/MAXPPP
Et pourtant, ne nous méprenons pas, nous ne sommes qu’au début d’une crise sanitaire dévastatrice. La pandémie du Covid-19 bouleverse le monde tel que nous le connaissions. Les débats éthiques des médecins urgentistes sur le « tri » qu’il faudra peut-être bientôt exécuter à l’entrée des hôpitaux, sur les vies qu’il faudra bientôt sauver en priorité, sont tragiques. Jamais nous n’aurions cru qu’au cœur de l’Europe, au 21ème siècle, nous devrions faire face à de tels dilemmes. Et à l’extérieur des hôpitaux, la crise écrase les plus fragiles : les SDF sont plus abandonnés que jamais, les plus pauvres font maintenant face à la pénurie de denrées dans les banques alimentaires, les détenus se retrouvent interdits de visites, les demandeurs d’asile sont refoulés aux frontières en violation de toutes nos valeurs constitutionnelles. Tous les spécialistes nous préparent à un cataclysme social, économique et financier d’une brutalité sans précédent.
Qui aurait pu prédire, il y a 10 jours à peine, qu’en fin de compte, nous dépendrions de ces petites mains confinées aux quatre coins de nos pays pour nous protéger du virus ? Ce monde globalisé, ultra-sophistiqué, à la pointe des technologies, nous avait rendu quelque peu arrogants. Nous pensions que « la » solution viendrait automatiquement d’ « en haut », de l’État centralisé (un peu démodé) ou (de plus en plus) du marché. Nous disions même qu’il n’y avait pas d’alternative (le fameux « There Is No Alternative » de Thatcher). C’était finalement là l’essence du message de la « tragédie des communs » de Garrett Hardin : l’être humain, soi-disant profondément égoïste et avide de consommer sans cesse plus, viendrait toujours à bout de toute ressource naturelle laissée en commun. Seules la privatisation ou, à défaut, la nationalisation par l’État pourraient éviter leur disparition dans cette concurrence infernale entre individus. Ce mythe sonnait si juste qu’il a prévalu durant des décennies dans tous les modèles de « développement » et de « progrès économique », comme par exemple derrière les plans de privatisation de l’eau dans les pays pauvres. Mais le mythe s’écroule à nouveau aujourd’hui.
Heureusement, nous savions déjà grâce aux travaux d’Elinor Ostrom, première femme à obtenir le prix Nobel d’économie en 2009, que les êtres humains étaient tout à fait capables de s’auto-organiser pour protéger et exploiter les ressources desquelles ils dépendent pour leur survie. Des paysans de l’Angleterre médiévale aux communautés autochtones d’Amérique latine, le monde regorge d’exemples de « communs » où les règles sont définies – non par l’État ou le marché – mais par les gens eux-mêmes. Mais nous ne savions pas encore que, face au COVID-19, l’effondrement des chaînes globalisées d’approvisionnement réveillerait en ricochet autant de chaînes d’entraide au niveau local. Et ce n’est pas juste de la petite débrouille !
Face à la crise, d’aucuns prévoyaient une prise de pouvoir par le haut, top-down, verticale, voire carrément autoritaire « à la Chinoise », pour lutter plus efficacement contre ce satané virus. Or, ce que nous vivons, c’est plutôt la faillite de la globalisation capitaliste (nous sommes en rupture de stock de masques justement parce que nous ne les produisons plus ici depuis belle lurette), l’estompement de l’Europe néolibérale (pensez à la suspension des règles de discipline budgétaire de l’Union européenne), l’étouffement des services publics, à commencer évidemment par les soins de santé (eux-mêmes asphyxiés par des années d’austérité). Mais parmi les ruines du monde tel que nous le connaissions jusqu’il y a encore 10 jours, il apparaît tout de même une petite lueur d’espoir : le réveil spectaculaire des communs. Aujourd’hui, il faut bien admettre que l’Europe confinée connaît une contre-offensive citoyenne, locale, décentralisée, collaborative, désintéressée, absolument inouïe.
Il ne s’agit pas d’ignorer la contagion qui tue par milliers, ou de romantiser le confinement qui écrase les plus faibles, mais de porter un regard lucide sur le bouleversement de nos manières de produire et de consommer qui sont dépassées. Il ne s’agit pas non plus de prétendre que les communs peuvent remplacer le marché ou l’État, mais d’admettre plus humblement que ces nouveaux liens de solidarité et d’autonomie à l’échelon local refondent une société plus juste et plus verte… et, au final, peuvent nous sauver. En effet, produire un masque en tissu localement pour répondre aux besoins locaux des hôpitaux s’avère non seulement louable sur le plan social et environnemental, mais aussi vital.
Et si le fameux « plan de redéploiement » d’après la crise passait par les communs ? L’« État partenaire » de demain doit entendre les applaudissements spontanés de chaque soir, sur le coup de 20h, partout en Europe, et soutenir résolument ces initiatives citoyennes pour remettre à l’honneur la solidarité et la convivialité.
Samuel Cogolati
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