Alors qu’en France, la période de chasse s’est récemment clôturée, forêts et campagnes ont retrouvé leur calme provisoire, autorisant les promeneurs à reprendre leurs excursions. Et pour cause, comme tous les ans, un semestre entier de tirs et de piégeage, qui s’étale de septembre à début mars, prive tout simplement les habitants de leurs paysages. Réservés à une minorité, 6 mois de chaque année sont subtilisés à tous les autres, assignés à domicile au risque d’être confondus avec un animal, et d’être « abattus » . Absurde ? Morgan Keane, un jeune homme de 25 ans, n’a pourtant pas eu besoin de s’éloigner bien loin de chez lui pour être visé par un chasseur, et succomber à sa balle. C’était en pleine saison dernière, ce début décembre, alors qu’il coupait du bois dans son jardin. Sa mort s’est en réalité ajoutée à une longue d’accidents. Aujourd’hui, si l’enquête avance, les lois stagnent. Retour sur un événement tragique dont les échos se font encore sentir.

Forêt de la Vallée du Lot, France @TijsB/Flickr

La chasse, cette vanité couvée par le gouvernement comme elle l’a jadis toujours été par la royauté, se traduit chaque année par plus de 30 millions d’animaux tués et 5 millions d’animaux blessés. Autant d’espèces qui, si elles ne sont pas déjà en voie de disparition, subissent a minima les initiatives aussi chaotiques qu’inutiles de l’Homme pour les réguler. La dimension mortelle de ce luxe dominical n’est plus à débattre : c’est le cœur même de l’amusement qu’ils y trouvent. 

Mais, si s’acharner contre une faune dévalorisée par de fausses légendes et concepts bricolés faisait encore l’objet d’une défense belliqueuse de la part des plus adeptes, tuer d’autres humains laisse le secteur nettement plus embarrassé. Pas assez cependant, faut-il comprendre, pour que les lois changent. Les mêmes enfusillés peuvent, saison après saison, continuer de tirer à vue sur tout ce qui bouge, dans la plus grande des conciliations. Cet hiver, Morgan Keane a été l’une des victimes supplémentaires de cet état de faits. Une vie volée de trop, parmi les plus de 400 autres, prises en 20 ans par le maintien entêté de privilèges dangereux et insensés. Mais comment démêler l’accidentel du systémique ? Ce cas n’est-il que la dérive isolée d’une pratique individuelle ou témoigne-t-il plus largement d’une fatalité inhérente à l’idéologie cynégétique ? Décryptage.

De la petite histoire …..

Morgan Keane @DR

2 décembre 2020. Morgan Keane, un jeune aveyronnais qui devait bientôt fêter ses 26 ans, coupe du bois près de chez lui, dans la Vallée du Lot. Chez lui, c’est une vieille masure héritée de ses défunts parents qu’il restaurait et où il cultivait avec son petit frère un potager. Aux alentours de 17 heures, un chasseur de 33 ans qui participe à une battue avec une douzaine d’autres tireurs prend le garçon d’1m90 pour un sanglier… et le vise au thorax. Morgan Keane meurt sur le coup. Comme à chaque fois en chasse, à situation ordinaire s’est substitué l’ineptie du tir mortel. Mais cette fois-ci, pas de meurtrier au sens juridique du terme. De l’autre côté des buissons, encore alerte, ne se tient que le « simple adhérent » d’un jeu funeste, admis et valorisé par nos lois. 

Sans tarder, la Fédération des chasseurs du Lot exprime ses condoléances à la famille. Une bien maigre consolation. Surtout quand, quelques semaines plus tard, pris d’impatience, son président André Manier rétorquera à Reporterre, non sans cynisme : « C’est un drame, j’en conviens, mais il faut qu’on arrête un petit peu. D’ailleurs, c’est malheureux mais ce ne sera ni le premier ni le dernier. Le risque zéro n’existe pas. Combien de morts il y a en voiture, au ski ou à la piscine ? Faut arrêter de se focaliser sur la chasse. On fait le maximum, croyez-nous » . Un maximum qui n’inclut évidemment aucune réforme, tout en concevant qu’il y aura d’autres morts à venir. De la négligence au dédain, il n’y a qu’un pas que la mort d’un être humain n’aura donc pas suffit à freiner…

Quant au chasseur concerné, on le place en garde à vue. Il sera mis en examen pour homicide involontaire, placé sous contrôle judiciaire avec interdiction de chasser, de détenir ou de porter une arme, avant d’être tout simplement libéré. Le procureur de la République de Cahors, Frédéric Almendros, ajoute que les autres chasseurs présents ce jour-là seront également entendus par un juge d’instruction. L’enquête en cours aura ainsi temporairement mis le groupe hors de danger de nuire.

Alors, qu’en sera-t-il des prochains crimes ? Parce qu’il y en aura, comme il y a déjà eu 141 accidents la saison d’avant, pour pas moins de 11 décès. « Ce n’est pas tant » , murmurent certains soutiens de la pratique, à l’image de ce chasseur qui renchérit auprès d’une des amies de Morgan : « De toute façon, on pouvait mourir n’importe où, n’importe quand, en traversant la rue, au volant de sa voiture… » . Les chasseurs se sont décidément passés le mot. Évidemment, nous pouvons mourir de tout et de n’importe quoi, n’importe quand. Mais pas n’importe comment. Surtout pas d’une balle en plein thorax dans son jardin, un lieu qui n’est pas supposé être à risque.

Et c’est là le propre de notre sens intrinsèque de la justice et du vivre ensemble, celui qui nous enjoint à nous intéresser à la manière dont nous mourrons, à faire la distinction entre les différentes façons dont les vies s’arrêtent ou sont arrêtées. Pas pour l’après, pas pour l’honneur, un peu pour le deuil, mais surtout pour la vie qui continue, en société, en commun. Pour tous les autres qui ne veulent pas mourir inutilement. Il sera toujours nécessaire de comprendre les tenants et aboutissants d’une mort, afin d’en ressortir plus instruits sur nos modes d’existence. Y compris quand les coupables sont des voitures ou des routes toujours plus nombreuses, qui demandent la bétonisation de kilomètres de sols, en plus d’en perturber la faune. En effet, nul besoin que les responsables dénoncent le voisin d’à côté pour se dédouaner, par des comparatifs qui minimiseraient leurs dégâts, puisque tous peuvent être remis en question à leur juste valeur. L’un n’empêche pas l’autre : de même qu’une critique de la chasse n’interdit pas de réfléchir à nos modes d’élevage et notre rapport général au monde animal. 

Battue en forêt, France @FernandGoncalves/ Flickr

En outre, à ne pas s’inquiéter de l’origine de nos fins de vies, sous prétexte que leur terme arrive tôt ou tard de manière parfois aléatoire (un mode de pensée profondément fasciste), nous ne ferions aucune différence entre un meurtre et une maladie, entre une maltraitance et une mort naturelle, entre un accident exceptionnel et le produit d’une culture de la traque armée, érigée en divertissement national. Nous n’aurions guère besoin de justice, coincés dans une sorte d’impénétrable fatalité du sort, là où il est en fait question de constructions et choix sociétaux. Nous pourrions faire le deuil de la causalité et des nuances. Sacrifier toute réflexion morale et politique sur l’autel des « aléas » de la vie. Heureusement, tous ne cèdent pas totalement à ces simplifications.

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Un mois après le drame, le procureur de la République de Cahors s’est entretenu avec les représentants des chasseurs du Lot. A l’ordre du jour ? Des réprimandes et l’annonce d’une intention de travailler à un meilleur encadrement pénal de ces infractions. Quant à la victime, il aura laissé derrière lui un plus jeune frère et des amis endeuillés. Tous, le cœur lourd d’avoir perdu un proche dans des conditions aussi anachroniques, ont publié une tribune cathartique. Les retours ne se sont pas fait attendre et des centaines de témoignages ont afflué, racontant le mécontentement de la ruralité française face à la dépossession des lieux naturels par les chasseurs. Sous le hashtag #UnJourUnChasseur, de nombreux récits font surface : « Un jour, le cousin de ma mère à fusiller, en riant, son chien qui n’avait pas ramené de gibier » , « Un jour, sur un parking, un chasseur a menacé de me tirer dessus » , « Un jour, un chasseur nous a insulté, a menacé de tuer notre chien et à tirer en direction de nos pieds pour nous faire fuir » , « Une jour, mon cochon domestique, dans son enclos, avec une balle en pleine tête tirée à bout portant » , « Un jour, sur l’autoroute de Beaune à Dijon, Annie Azar a été abattue sur la banquette arrière aux côtés de ses enfants » … Une liste non-exhaustive qui glace le sang.

Parallèlement, les amies de la victime continuent leurs démarches, malgré les menaces et les pressions des chasseurs de la région, qui ont rouvert le feu dès le lendemain du drame. La journée du 23 janvier, ils sont parvenus à réunir près de 300 personnes pour manifester à Cahors, en hommage à leur ami, mais également pour réclamer une forte réforme de la chasse, allant de pair avec leur droit d’habiter l’espace et la nature en toute quiétude. Voilà peut-être le cœur du débat que soulève cette énième violence : le droit de chacun à se mouvoir dans la nature d’un pays qui n’est pas en guerre, sans prendre le risque de mourir d’une balle, une balle non-nécessaire, la balle perdue d’un jeu à perte. 

…dans la grande histoire. 

La gestion de cette affaire rappelle celle de toutes les autres : de faibles réprimandes, toujours a posteriori. Or, devra-t-on éternellement attendre l’injustice supplémentaire pour réagir, ou le problème constitutif de la pratique sera-t-il enfin étudié ? Ce décès s’inscrit dans un contexte, une société particulière avec des règles particulières, dont celle d’avoir le droit, moyennant finance, de sortir armé, pour tuer. Sauf qu’il y a un bémol à considérer les espaces verts comme des terrains de tir délimités, délimitables, où le droit de vie ou de mort est tout permis, puisque exercé sur les seuls animaux qui y seraient contenus. 

@NicolasDuprey

La nature est un tout, duquel l’humain ne peut pas s’extraire. La forêt n’est pas un grand parc d’attraction sous cloche qui met à disposition de nos sociétés des cibles d’entraînement desquelles nous serions totalement séparées. Voilà peut-être le principe fondamental qu’a oublié d’intégrer ce « premier écologiste de France » que prétend être le chasseur : nous ne vivons pas dans les catégories que le langage nous a permis de dessiner, mais dans un ensemble indissociable, fluide et fluctuant. Morgan Keane n’était pas une pièce de trop dans l’échiquier que s’est inventé le chasseur : il existait au monde, à l’espace partagé et perméable, en même temps et au même endroit que le reste. Ce monde entremêlé et inter-dépendant, en flottement, voilà ce qu’a cru pouvoir parcelliser et s’approprier la puissance d’une corporation qui ne saurait être tempérée. Elle ne saurait l’être car, toute à sa cible, son propre n’est-il pas justement d’outrepasser, de déborder (dans les jardins et les routes ?), de dominer aveuglément, au nom d’un caprice confusément appelé instinct ?  

L’histoire contredit sans cesse la prétention de la chasse à se présenter comme une tradition préhistorique, ancestrale et populaire. Mais quoi qu’il advienne de ce débat, il est d’abord certain que nos sociétés évoluent socialement et culturellement, en aval d’une biologie agitée par de perpétuels modifications, générations après générations, ère après ère. Autrement dit, ce qui aurait pu être inhérent hier, n’est pas garanti de l’être demain. Ensuite, l’historicité d’une pratique ne saurait permettre l’immunité : ce n’est pas parce qu’un comportement a existé qu’il vaut pour acquis, intouchable et in-questionnable.

Enfin, et c’est peut-être le plus important : à partir de quelle quantité de morts pouvons-nous exiger d’un jeu qu’il prenne fin ? A quel point le préjudice humain doit-il être important pour qu’un divertissement subjectif et artificiel soit considéré comme arbitraire et arbitrable ? Qui plus est lorsqu’il est limité à de petits cercles d’adhérents privés (1 million de permis sur 66 millions de français) qui en cultivent la pérennité en pré-dérégulant la nature. Quand pourrons-nous enfin interroger ce passe-droit octroyé à une poignée de citoyens sur les paysages, leur équilibre, les animaux, et les autres vies qui les traversent ? Combien de temps encore la fragilité de leur justification, fondée sur la fabrication d’une réalité parallèle où leur jouissance est prioritaire, devra-t-elle trôner en maître absolu ? C’est autant de questions qui sous-tendent la tribune des amies accablées mais déterminées de Morgan, surnommé Moggy, ainsi que du petit frère de ce dernier dont elles prennent aujourd’hui soin. 

Tribune : dans le regard des proches, les morts retrouvent l’importance qui leur est due.

Se souvenant des promenades d’enfance que l’insouciance permettait de ne pas redouter, Léa Jaillard, une proche de Morgan, introduit la Tribune (Libération) : « Aujourd’hui, dans le silence et le vide de mon cerveau qui tourne à toute allure et brasse beaucoup d’air depuis quelques jours, c’est ton nom qui résonne, Morgan, c’est ton nom que nous sommes nombreux à crier, à dire, à pleurer ou à murmurer. Tu ne nous entends plus. Et ils ne nous écoutent toujours pas. Pourtant, nous sommes en colère. Une colère que le chagrin accentue, une colère de celle qui fait grincer les dents, trembler les mains, qui vous serre la gorge et vous retourne l’estomac » . 

De cette colère naît une indignation, contre ces discours qui protègent corps et âme le sacro-saint divertissement, pourtant au détriment des corps et dénués d’âme : « Ils nous parlent de tradition, de régulation, de ruralité, d’accident, de nécessité, de propriété, de 4×4, de gros calibres, de statistiques. Des mots qui ne veulent rien dire, mais qu’ils pensent irréfutables, parce qu’ils ressemblent à ceux qu’utilisent nos gouvernants ; un langage froid, sans visage,le langage de la brutalité, du profit, des intérêts, de l’indifférence » . Pour faire sens et perdurer, ces tirades pro-chasse ont dû, en effet, briser le lien avec une certaine empathie : peut-être, enfant, quand il a fallu accueillir du mieux possible l’héritage familial du dimanche, a-t-il aussi fallu rompre avec certains sentiments. De fait, comme toute tradition, inscrite dans l’arbre généalogique à défaut de l’être dans l’ADN, la chasse pèse sur les jeunes héritiers qui, grandissants, n’ont plus que deux choix : formater le monde pour qu’il corresponde aux attentes ou attitudes de leurs parents, ou accepter la dissonance entre la vérité intra-familiale et celle de la société. Mêlée d’attaches et de peur de l’exclusion, la tradition finit plus souvent par trouver sa place dans l’esprit juvénile en construction que par subir son refus. Une déconstruction est ensuite possible, mais lente et douloureuse, si tant est qu’elle ait lieu. D’ici là, les paroles se transmettent, dans lesquelles la vie est toujours une donnée, et l’équilibre une gestion millimétrée. En réalité, la seule métrologie en jeu dans ces chiffres est celle du loisir.

Un amusement, souligne l’autrice, qui n’a plus rien de la chasse vitale et nourricière dont se targuent les chasseurs d’aujourd’hui, mais tout d’une frivolité aux risques démesurés : « La mort, c’est toujours triste, souvent dégueulasse et toujours injuste, surtout quand on a 25 ans. Mais Morgan est mort tué tout près de sa maison par un chasseur. Je lis ces mots et je n’arrive toujours pas à les croire. Ils semblent sortis tout droit d’une autre époque. Mais on a beau ouvrir grand les yeux, ça n’a rien d’un cauchemar : on est bien en 2020, en France, et on laisse des gens tirer dans la nature avec des armes de guerre » .

Enfin, la lettre se conclut par cet hommage dont seuls les proches ont le secret : « Tu ne deviendras jamais un chiffre sans nom. On n’oubliera pas le son de ta voix, de ton rire, ce regard plein d’amour que tu portais sur les choses et les gens, et qui nous faisait nous sentir exister profondément. Et si un jour on arrive à rendre ce monde un peu plus tendre et un peu plus beau, si on arrive à faire reculer l’injustice et la barbarie, c’est toi qui nous en auras donné la force » .

Le 1er février, Léa, Nadège, Sara, Peggy, Zoé et Mila, les amies d’enfance de Morgan, ont été reçues par Bérangère Abba, secrétaire d’Etat auprès de la ministre de la Transition écologique, chargée de la Biodiversité. Le 18 février, le Ministère recevait également l’Alliance des Opposants à la Chasse afin de poursuivre un travail de consultation et réflexion sur le sujet. Reste à savoir si l’ancienne députée de Haute-Marne qui entretenait jusque-là une relation plus que cordiale avec la chasse saura prendre le tournant. Les chasseurs semblent quant à eux avoir définitivement tiré un trait sur son soutien, l’accusant de favoriser la mise en place d’une « horrible » réforme de leur loisir. Une réticence dont personne n’est surpris. Une défiance décomplexée que l’attitude du Maire de Cajarc avait par ailleurs on ne peut mieux illustré à l’occasion de la Marche Blanche pour Morgan Keane, en osant redouter « l’arrivée de «bobos» anti-chasse dans sa bourgade de 1 000 habitants » , rapportait Libération. Une lutte pourtant bien moins menée par des armées de citadins diabolisés que par les ruraux eux-mêmes, en première ligne des abus du secteur, oubliés au profit de ces lobbys de la chasse qui n’ont de rural que le nom… 

– Sharon H.


Sources :

https://reporterre.net/Apres-la-mort-de-Morgan-Keane-l-impunite-des-chasseurs-doit-cesser

https://www.liberation.fr/france/2020/12/04/lot-un-homme-de-25-ans-tue-par-un-chasseur-devant-sa-maison_1807733/

https://www.francebleu.fr/infos/faits-divers-justice/dans-le-departement-du-lot-le-procureur-durcit-le-ton-face-aux-accidents-de-chasse-1610447761 

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