L’année est encore loin d’être terminée. Pourtant, deux franchissements de limites planétaires ont déjà été annoncés dans les médias en 2022. D’abord celle des polluants chimiques, en janvier dernier, et ensuite celle du cycle de l’eau douce au mois de mai. Au total, les scientifiques du monde entier constatent que 6 limites planétaires sur 9 ont été franchies. Bien que leurs conclusions soient alarmantes pour le futur de l’Humanité, elles ne semblent pas défrayer la chronique… Mais que se cache-t-il derrière cette notion de limite ?
En début d’année, l’Homme avait franchi la cinquième limite planétaire : celle de la pollution chimique. Quatre mois plus tard, c’est au tour du cycle de l’eau douce de se voir profondément perturbé par les activités de notre société. L’année 2022 s’annonce ainsi particulièrement décisive et encline à une prise de conscience collective : sur 9 limites planétaires, 6 sont aujourd’hui dépassées.
Limite planétaire : de quoi parle-t-on ?
Mais alors que ces chiffres devraient indéniablement alerter l’ensemble de l’Humanité, peu de médias ou de citoyens ont relayé l’information. Pourtant, les conséquences du changement se font déjà largement ressentir : montée des eaux, sécheresses intenses, incendies ravageurs, déclin de la biodiversité,… Les signes ne trompent pas. Alors comment expliquer la non-prise en compte de ces données scientifiques ? Pour Mélanie Mignot, enseignante chercheuse en chimie au sein du laboratoire COBRA de Normandie, cela s’explique peut-être par la méconnaissance approfondie de la notion de limite planétaire.
Le concept, défini par une équipe internationale de 26 chercheurs et publié en 2009 dans les revues scientifiques Nature et Ecology and Society, « entend fixer des seuils à l’échelle mondiale que l’humanité ne devrait pas dépasser afin de continuer à vivre dans des conditions favorables et préserver un écosystème sûr, autrement dit une certaine stabilité de la planète », explique-t-elle dans un article rédigé pour The Conversation.
L’Holocène comme point de départ
Comme point de comparaison aux valeurs actuellement enregistrées, les chercheurs utilisent les données de l’Holocène, une période remontant à près de 12 000 ans qui apparait comme particulièrement stable d’un point de vue climatique et donc favorable aux sociétés humaines.
« Au cours de l’Holocène, les changements environnementaux se sont produits naturellement et la capacité de régulation de la Terre a maintenu les conditions qui ont permis le développement humain. Les températures régulières, la disponibilité d’eau douce et les flux biogéochimiques sont tous restés dans une fourchette relativement étroite », détaillent ainsi les chercheurs du Stockholm Resilience Centre (SRC) qui ont mis au point le concept de limite planétaire en 2009.
Mais depuis la révolution industrielle, les activités humaines – et plus particulièrement la dépendance croissante aux énergies fossiles et le développement de l’agriculture industrialisée – mettent à mal l’état environnemental stable de l’Holocène.
Classées en neuf catégories, le dépassement des limites planétaires pourrait ainsi entrainer des modifications brutales, non-linéaires et peut-être irréversibles de nos conditions de vies terrestres, « compromettant donc la capacité de notre planète à rester dans des conditions semblables à l’Holocène » , complète Mélanie Mignot. Autrement dit, nous sommes sur le point de franchir un point de bascule, ou tipping point en anglais.
Vers un point de non-retour
Cette autre notion, souvent associée au cadre des limites planétaires, repose sur les limites de la capacité de résilience de notre climat actuel : « Dans un régime comme celui de l’Holocène, l’écosystème terrestre est doté de capacités de régulation qui lui permettent d’encaisser des perturbations – ce qu’on appelle des « rétroactions négatives », expliquent Aurélien Boutaud et Natacha Gondran, deux chercheurs membres de l’UMR 5600 EVS.
Poussés à l’extrême, ces catalyseurs peuvent toutefois cesser de fonctionner, à l’image d’un élastique sur lequel on aurait trop tiré.
D’autres phénomènes entrent alors en jeu : ce sont les rétroactions positives ou, autrement dit, des réactions en chaînes qui vont amplifier et accélérer le bouleversement climatique. Par exemple, les incendies que nous connaissons cet été sont provoqués par le réchauffement climatique, mais relâchent également du CO2 dans l’atmosphère, alimentant ainsi la hausse des températures. La boucle est bouclée. « Le changement de régime devient alors inévitable : le climat va trouver un nouveau point d’équilibre, caractérisé par un effet de serre et une température beaucoup plus importants que ceux de l’Holocène », concluent les deux scientifiques.
2/3 des limites ont déjà été franchies
Le cadre des limites planétaires et des points de bascule vise donc à quantifier et évaluer les impacts des activités humaines sur les frontières à ne pas dépasser, au risque de voir notre environnement bouleversé. En 2015, quatre d’entre elles avaient d’ores et déjà été franchies :
- Le changement climatique
- L’érosion de la biodiversité
- Les perturbations globales du cycle de l’azote et du phosphore
- Les changements d’utilisation des sols
Auxquelles sont venues s’ajouter en 2022 :
- L’introduction de nouvelles substances
- L’utilisation de l’eau douce
Trois autres limites n’ont pas encore été atteintes, même si le processus est déjà enclenché :
- La dégradation de la couche d’ozone
- L’augmentation des aérosols dans l’atmosphère
- L’acidification des océans
Deux limites de plus dépassées en 2022
L’introduction de nouvelles substances, soit le rejet de polluants chimiques d’origine industrielle ou domestique dans notre environnement, a été étudié par les scientifiques du Stockholm Resilience Center (SRC). Leurs conclusions, publiées dans la revue scientifique Environmental Science and Technology le 18 janvier dernier, mettent principalement en cause la surproduction de plastique – représentant aujourd’hui deux fois la masse de tous les mammifères terrestres réunis – mais aussi l’utilisation de pesticides, de détergents ou encore de métaux lourds.
« À ce jour, il n’y a pas un seul environnement qui n’ait pas été contaminé », déplore Bethanie Carney Almroth, auteure de l’étude, dans une interview accordée à TV5 Monde. « Nous en trouvons sur toute la planète ».
Le 26 avril, c’est une deuxième étude des chercheurs du Stockholm Resilience Centre qui est publiée. Elle conclut au dépassement des limites du cycle de l’eau douce, constituée à 40% de l’eau bleue (c’est-à-dire l’eau dans les rivières, les lacs et les eaux souterraines) et à 60% de l’eau verte (c’est-à-dire l’eau stockée dans le sol et la biomasse, évaporée ou absorbée et évapotranspirée par les plantes).
Cette dernière, qui n’était autrefois pas prise en compte dans les calculs scientifiques, contribue pourtant à assurer la résilience de la biosphère, à préserver les puits de carbone et à réguler la circulation atmosphérique.
« Les tendances et trajectoires mondiales actuelles d’utilisation croissante de l’eau, de déforestation, de dégradation des terres, d’érosion des sols, de pollution atmosphérique et de changement climatique doivent être rapidement stoppées et inversées », alertent les auteurs de l’étude.
Dépasser les limites de notre imaginaire
De manière générale, les scientifiques appellent à une prise de conscience massive et rapide des enjeux climatiques actuels. Le cadre ainsi proposé en 2009 permet à chacun et chacune de mieux comprendre les liens d’interdépendance et les dynamiques en jeu dans notre système Terre. A nous maintenant, à défaut de dépasser les limites de notre Planète, de repousser les limites de notre imaginaire pour assurer des conditions terrestres favorables à la vie.
– L. Aendekerk