Récemment, Marlène Engelhorn, une trentenaire autrichienne a hérité de 25 millions d’euros de sa grand-mère. Estimant que ce procédé n’avait rien de juste, elle a décidé de redistribuer cet argent à 77 organisations. Par cet acte, elle a relancé un vieux débat sur la légitimité des successions, en particulier d’immenses fortunes. Décryptage d’un geste de rupture.

Marlène Engelhorn est née en 1992 et a étudié au lycée français puis à l’Université de Vienne, pour travailler ensuite dans l’enseignement et la formation linguistique. On lui annonce son important héritage alors qu’elle est engagée dans les idées de la Fondation Guerrilla qui défendent un changement de système radical à visée sociale, démocratique et écologique. 

Elle est aujourd’hui co-fondatrice de l’initiative « taxmenow », « une initiative de personnes fortunées des pays germanophones qui s’engagent activement en faveur de la justice fiscale ». Fin septembre, son livre L’Argent sera publié aux éditions Massot, expliquant pourquoi elle a renoncé à sa fortune au profit du bien commun.

En effet, regrettant de ne pas être imposée davantage, elle a soumis le destin de ce pactole à un collectif de citoyens tirés au sort qui ont discuté pendant plusieurs semaines pour établir ou iraient ces fonds. Depuis, cette millionnaire qui souhaite non seulement céder 90 % de son patrimoine, mais également changer le système à la source, fait l’objet de tous les débats.

Une volonté de justice sociale

Allant de 40 000 à 1,6 million d’euros, les dons issus de l’héritage de Marlène Engelhorn iront bien à 77 organisations et associations après la délibération d’un collectif de cinquante citoyens tirés au sort. L’objectif est simple : « tendre à une société plus juste et soutenir les victimes de discriminations. »

La millionnaire autrichienne à l’origine de cette action a ainsi tenu à alerter sur la passivité des États pour redistribuer les richesses qui s’accumulent de plus en plus entre les mêmes mains. Une idée qui s’inscrit directement dans un mouvement mondial où une petite centaine de millionnaires réclame aux nations de les taxer en profondeur.

Les États n’assument pas leurs responsabilités

Dans un sondage, les trois-quarts des millionnaires interrogés se sont en outre dits favorables à plus d’impôts. On pourrait se réjouir de ce genre d’événements, pour autant ils posent surtout la question de l’inaction des États du monde entiers pour s’attaquer au problème des inégalités.

En effet, une société ne peut pas se remettre à la « charité » des grandes fortunes (qui cache bien souvent d’autres réalités) du fait qu’ils sont régulièrement plus intéressés par des moyens d’échapper au fisc que par le fait d’en réclamer plus.

En outre, même avec de bonnes intentions, ce système de pouvoir financier privatisé à quelques individus décisionnaires, non choisis par le peuple, reviendrait à laisser échapper le peu d’impact démocratique encore actif des populations. Puisque les millionnaires et milliardaires ne sont pas soumis, dans leurs choix d’investissement, ni à l’influence électorale des citoyens ni à leur champ d’actions habituel via les institutions publiques dédiées, ils auraient tous les droits d’être de « bons maîtres », comme (voire en même temps) de « mauvais maîtres » et, ce, sans aucun contrôle.

Aussi la société se développerait-elle entièrement en fonction de leurs domaines de préférence et de leur vision personnelle. Or, comme le rappelait le philosophe irlandais Philip Pettit, tant que cette idéologie convient au plus grand nombre, personne n’y voit de problème, mais le modèle serait malgré tout fait de telle manière qu’en potentialité, à tout moment, cette minorité de personnes pourrait décider de se servir de ce passe-droit citoyen comme outil d’oppression, ou tout simplement au détriment du bien commun. 

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Des inégalités qui explosent

Les 1 % de gens les plus aisés du globe ont capté 43 % des richesses mondiales.

De fait, les inégalités n’ont en effet eu de cesse d’exploser ces dernières années. Ainsi, les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. Depuis 2020, les cinq individus les plus fortunés sur terre ont doublé leur patrimoine personnel tandis que les 60 % les moins bien lotis se sont appauvris. Les 1 % de gens les plus aisés du globe ont capté 43 % des richesses mondiales.

Pour remédier à cette situation, il est donc indispensable que les États interviennent pour rééquilibrer la balance. Pourtant, pour la majorité de la classe politico-médiatique, l’heure est plutôt à la défense de l’ordre établi à grands coups de poncifs.

Et si le problème venait de l’héritage ?

Le geste de Marlène Engelhorn, au-delà de son message direct contre les inégalités, invite également à interroger sur un processus devenu naturel dans nos sociétés, celui de l’héritage. Sa remise en cause génère souvent de grandes crispations, en particulier à droite de l’échiquier politique.

Car, au-delà de la question financière, le sujet de l’héritage est aussi très intime et philosophique. L’envie de l’être humain de léguer son patrimoine à sa descendance représente en effet une sorte de barrière contre la mort elle-même. Savoir que le fruit de notre vie continuera à subsister à travers nos enfants peut aider chacun d’entre nous à se rassurer face au néant et à l’inconnu que symbolise la fin de notre existence.

Un vecteur d’inégalités

Et pourtant, la succession est bien au cœur du sujet des inégalités et brise totalement le mythe de la « méritocratie ». La plupart du temps, les individus très riches ont bénéficié d’un contexte familial favorable, au minimum aisé. Et pour les très grosses fortunes, le constat est encore plus criant. En France, 80 % des milliardaires le sont ainsi devenus simplement en héritant de leurs parents.

L’héritage représente donc un moyen implacable de perpétuer les inégalités. Comme l’explique l’équipe d’« Osons Causer », les 1 % de Français les plus riches captent à eux seuls 53 % des successions en France. Si on élargit à 10 % des plus aisés, on arrive alors à 70 % des sommes transmises. À l’inverse, les deux tiers des Français n’héritent de rien ou presque.

Un système à repenser

La reproduction sociale, c’est-à-dire le processus qui maintient les individus dans un statut social similaire à celui de leurs ascendants, est par ailleurs de plus en plus forte. Dans le même temps, les services publics ne cessent de se dégrader et la pauvreté augmente.

Autant d’arguments qui tendent vers une nécessité de refonder notre système. Si certains voudraient totalement mettre fin à l’héritage, estimant que chaque personne ne devrait pas accaparer le fruit de la vie de ses parents, d’autres croient qu’il faudrait tout au moins le limiter.

Une délicate discussion

Comme expliqué précédemment, le sujet de l’héritage touche à l’intime et sa taxation est très impopulaire. Et pourtant, il faut savoir qu’en France, très peu d’individus paient des impôts sur la succession. 85 % des citoyens du pays ne seront d’ailleurs jamais concernés. En effet, l’impôt ne s’applique qu’après un gain de 100 000 € par héritier.

La question se pose donc plutôt sur les très hauts patrimoines. On peut tous légitimement penser qu’une part de nos biens devrait revenir à nos enfants. Néanmoins, quel sens y a-t-il à ce qu’un individu devienne extrêmement riche dès sa naissance, avant même d’avoir fait quoi que ce soit de son existence ?

Récemment, le Nouveau Front Populaire proposait d’ailleurs dans son programme de taxer les héritages au-dessus de 12 millions d’euros. Une marge qui ne toucherait que 0,1 % de la population. Et pourtant, selon un sondage, 46 % des interrogés seraient opposés à cette mesure. Preuve, s’il en est, que ce sujet heurte la conscience et qu’il reste un sujet de débat démocratique à affronter.

– Simon Verdière


Photo d’entête : « Über Geld spricht man doch!“ / Marlene Engelhorn, Geraldine de Bastion, 5 juin 2023, @Jan Zappner / re:publica

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